“Jouk Attamtil Al Bidaoui”, les cheikhate des temps modernes

Une fois par mois, les comédiens de la jeune troupe casablancaise “Jouk Attamtil Al Bidaoui” se travestissent pour rendre hommage aux cheikhate. Un spectacle communicatif et joyeux.

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La joyeuse troupe danse et ambiance la soirée. Les spectateurs ne tarderont pas à les rejoindre sur la piste. Y. Toumi

Sous les faisceaux colorées du sous-sol du Vertigo, les dix comédiens de la jeune troupe casablancaise “Jouk Attamtil Al Bidaoui” répètent une dernière fois le spectacle du soir, leur cinquième Kabareh Cheikhate. Bien loin des ambiances sombres des bars populaires et cabarets de la ville blanche où l’on retrouve ces artistes mythiques du monde de la nuit, on découvre dans cette salle de spectacle une troupe particulière, car entièrement masculine. “Ce spectacle est un hommage à la chikha, et à l’art de la aïta. Il est dédié à Fatna Bent Lhouchine et El Hammounia, les grands noms de cet art”, explique Amine Nawny, comédien au sein de la troupe.

Chanteurs, danseurs et comédiens, la troupe aux multiples talents revisite ce soir le chaâbi algérien. Crédit: Y. Toumi
Chanteurs, danseurs et comédiens, la troupe aux multiples talents revisite ce soir le chaâbi algérien. Crédit: Y. Toumi

Un art populaire

La répétition n’a pas encore commencé. On se salue, on gratte un peu la guitare ou on s’interpelle joyeusement au rythme des darboukas. On s’essaye même au beatbox pour tester le micro. “Nous sommes avant tout des passionnés, qui cherchons à nous amuser, avance Ghassan El Hakim, metteur en scène et musicien. On a voulu construire ce spectacle comme léger et transportable, pour pouvoir le jouer partout, occuper et théâtraliser des espaces divers.” C’est à son initiative que la troupe s’est formée il y a deux ans, à travers un cours de théâtre qu’il enseigne à La Parallèle, un centre culturel de quartier à Casablanca.

Le “Jouk Attamtil” réunit différentes disciplines, à l’image des membres qui forment un groupe de talents divers entre musiciens, danseurs et chanteurs, bien que tous soient issus du monde du théâtre. Par ce spectacle, monté en cabaret, c’est tout un patrimoine marocain d’art de rue qu’ils cherchent à revitaliser. Parmi eux la halqa, ou les groupes de musique itinérants qui jouaient sur la place publique. La troupe, formée en association, s’est en effet donné pour mission de conserver, interpréter et offrir une seconde vie au patrimoine traditionnel et à son répertoire musical.

Petits réglages et teste de micro par Amine avant le show. Crédit: Y. Toumi
Petits réglages et teste de micro par Amine avant le show. Crédit: Y. Toumi

Redorer la darija

La répétition commence. On peaufine les derniers détails, sous les yeux des quelques amis venus assister au filage. La soirée est placée sous le signe du chaâbi algérien : “Ya rayah”, “Ya zina diri latay”, ou encore “L’bayda mon amour” de Cheb Hasni sont au programme, remaniés à la sauce marocaine. “Les chansons qu’on choisit sont soit rares et ne passent plus à la radio ou alors connues mais on les adapte à la marocaine”, explique Ghassan. Des morceaux qu’ils accompagnent au bendir, au oud, parfois à l’outar, et peut-être bientôt à la mandoline, que la troupe souhaite ajouter.

En traduisant et adaptant des chansons en darija, l’idée est également de redonner ses lettres de noblesse au dialecte. Tombé sous le charme du projet, c’est cet aspect qui a intéressé Nabil El Amraoui, comédien et musicien : “J’ai été attiré par le fait qu’ils jouaient du chaâbi, des chansons de notre patrimoine qui ont presque disparu. On écoute moins ce genre aujourd’hui, les gens le voient comme une musique de “campagnards”, de gens non éduqués. Ils ne font pas l’effort de comprendre les paroles, alors ce spectacle leur offre l’occasion de redécouvrir ces chansons et de comprendre leur sens”. Cette volonté se décline dans les divers projets du “Jouk”, entre les reprises de Brassens en darija par Cheikh Ghassen, ou encore leur adaptation libre d’un “Songe d’une nuit d’été” de Shakespeare.

Jouer la femme

Fin prêts, il est temps d’enfiler les costumes : caftans dorés, gandouras multicolores, foulards, robes, talons et bas nylon. De même que pour les chansons, patrimoine immatériel, le “Jouk Attamtil” veut honorer le patrimoine matériel marocain dans toute sa richesse, entre les costumes, accessoires ou motifs de vêtements. Les senteurs aussi, par l’encens qu’on allume avant le spectacle et dont les effluves emplissent la salle.

Séance de maquillage et concentration pour Mehdi. Crédit: Y. Toumi
Séance de maquillage et concentration pour Mehdi. Crédit: Y. Toumi

C’est aussi le moment de se maquiller et d’enfiler sa perruque. Un spectacle peu anodin. On sort poudre, crayons, rouge à lèvres et miroirs de poche. “Jouer le rôle d’une femme et danser est une passion pour moi, en tant que comédien, nous confie Amine. Mais ça reste difficile au Maroc, où le regard des gens est toujours un problème. On ne fait pas de distinction entre le personnel et le professionnel. On pense, ‘il joue un rôle de femme alors il est forcément homosexuel ou transgenre’”. Pour la troupe, ce spectacle est également l’occasion de réfléchir à la question de la féminité et au sens que chaque membre peut lui donner, en tant qu’homme.

Les comédiens portent aussi des costumes traditionnels, comme ici en djellaba et ngab. Crédit: Y. Toumi
Les comédiens portent aussi des costumes traditionnels, comme ici en djellaba et ngab. Crédit: Y. Toumi

Des hommes déguisés et dansant comme des femmes, il y en a pourtant dans la culture marocaine. “Dans mon quartier, il y a longtemps, il y avait des hommes qui s’habillaient en femmes, raconte Ghassan. Lorsque les femmes ne pouvaient jouer en tant que comédiennes, c’étaient les hommes qui prenaient leur rôle. On peut citer aussi le comédien Bouchaïb El Bidaoui, qui était tellement crédible lorsqu’il se déguisait que les gens le prenaient pour une femme !”. Il est encore possible de voir des hommes “danseuses” sur la place Jamaâ El Fna, bien que ces pratiques artistiques soient aujourd’hui peu tolérées.

Un dernier regard dans le mirroir, pour se glisser dans la peau de chikha d'un soir. Crédit: Y. Toumi
Un dernier regard dans le mirroir, pour se glisser dans la peau de chikha d’un soir. Crédit: Y. Toumi
Crédit: Yassine Toumi
Crédit: Yassine Toumi

“Ahlan, ahlan, ahlan !”. Sur ces mots, le spectacle commence dans le brouhaha de la salle enfumée qui rassemble une foule variée. Le Vertigo n’est pas un lieu anodin pour cette représentation. L’idée était aussi de ramener une clientèle différente dans ce bar branché, qui était au début des années 2000 un lieu phare du mouvement qu’on a appelé la Nayda, en y jouant des chansons chaâbi. Si les habitués sont nombreux dans le public, on y trouve aussi quelques nouveaux venus, attirés par la découverte de ce show original. “C’est un spectacle comme on a peu l’habitude d’en voir”, s’enthousiasme une spectatrice. L’ambiance est festive et les spectateurs ne tardent pas à danser, chanter et rejoindre les comédiens sur scène, glissant même un billet à une “danseuse”. Le groupe rajoute une chanson après la fin du spectacle, puis une autre, emporté par la ferveur du public. La soirée se termine mais les représentations du cabaret, qui porte des projets variés, restent à venir : un cinéma-théâtre, un bus itinérant pour faire voyager leur art et même un documentaire prochainement sur 2M, réalisé par la journaliste et écrivaine Sonia Terrab. Les idées ne manquent pas.

Crédit: Y. Toumi
Crédit: Y. Toumi

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