Zakaria Boualem, vautré dans son fauteuil, clique mollement sur son écran fatigué. Il est allongé sur le dos, conformément à la tradition nationale qui refuse avec dignité le concept de chaise. Alors qu’il hésite entre un documentaire animalier sur la vie des reptiles et une compilation des plus beaux buts de Dennis Bergkamp, il voit ses errements cybernétiques interrompus par une notification Facebook qui lui annonce avec un certain enthousiasme que son petit cousin “est en direct”. Un petit mot sur le petit cousin en question, Marwane Boualem de son nom, qui a la particularité de collectionner les échecs scolaires et sentimentaux avec une remarquable abnégation.
Ce jeune homme sympathique dispose d’un circuit neuronal d’une extraordinaire négativité : la moindre initiative lui semble vouée à l’échec, qu’il anticipe ensuite en le précipitant par des actions catastrophiques, se donnant ainsi l’illusion de maîtriser son destin. C’est une sorte de Zakaria Boualem en pire. Notre héros clique donc sur le lien et découvre, ahuri, une retransmission en direct effectuée par Marwane. On y voit les rues de Guercif et il s’y passe à peu près ce qu’on imagine, à savoir rien du tout. Happé par le spectacle du néant, le Boualem reste un instant scotché à son écran, avant de se déconnecter dans un élan de lucidité. Il se demande aussitôt par quelle succession d’errements son cousin en est arrivé à la conclusion qu’une retransmission en direct d’une rue banale pouvait intéresser quelqu’un. Il se reconnecte donc et découvre qu’ils sont plusieurs dizaines à regarder ce programme, et que les “like” pleuvent comme des sauterelles en 1958. Zakaria Boualem, aussitôt, s’est senti vieux. Il ne comprend pas ce qui se passe. Lui qui a grandi dans le culte d’une pudeur maladive, lui qui a longtemps considéré que sa liberté était fonction de la discrétion, il se trouve confronté à une génération qui met en scène ses moindres faits et gestes, même quand ils sont fantomatiques. Il découvre qu’aujourd’hui, tout ce qui n’est pas photographié, documenté, partagé et liké n’existe pas. Il faut désormais regarder la réalité à travers l’écran d’un téléphone, avant de l’exhiber aux autres via les tout puissants réseaux sociaux, qui la regarderont à leur tour à travers le même écran. C’est un monde qui lui est étranger.
Autour de lui, ses amis sont devenus des institutions, qui travaillent l’amélioration de leur image, qui mettent en scène leur quotidien au point qu’on se demande s’il n’est pas vécu que pour être montré. Regardez comme je mange bien, regardez comme je m’éclate avec mes potes, et bien entendu je n’oublie pas un peu de Coran le vendredi et une petite blagounette le dimanche matin. Au final, une production colossale de mots et d’images qui, si elle avait été en papier, aurait détruit l’Amazonie en deux semaines. Il existe sur la Toile plus de photos de Marwane Boualem que de Diego Maradona. Quelque chose ne tourne pas rond les amis. Le tout exerçant une fascination morbide sur l’internaute, qui a parfois l’impression de regarder quelqu’un évoluer dans sa salle de bain. C’est ainsi que Zakaria Boualem a compris le concept de génération. Avant, il se demandait à quoi correspondait cette affaire, puisque les gens font des bébés en continu, et non pas tous les vingt ans pour qu’on puisse les regrouper sous ce concept de génération. Mais à la lecture de la production virtuelle du petit Boualem, tout est clair : le grand Boualem est en décalage avec ce qui se passe autour de lui, il a affaire à une autre génération. Oui, mes bons amis, nous avons passé suffisamment de temps ensemble, sur ces mêmes colonnes, pour voir l’émergence d’une génération de mutants. En d’autres termes, Zakaria Boualem est devenu un vieux con. Et croyez-moi, ce n’est pas une bonne nouvelle, et merci.