Entre virage diplomatique, reprise des relations avec Israël et une politique étrangère placée sous le sceau de l’ambiguïté, la Turquie peine à retrouver son leadership régional.
Jana Jabbour est enseignante à Sciences Po et à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth), elle est aussi docteur associée au Centre de recherches internationales (CERI, France), où elle a réalisé une thèse portant sur la construction de la diplomatie émergente turque sous le Parti de la justice et du développement en Turquie (AKP).
Telquel.ma : Quels sont les enjeux de l’accord de normalisation conclu entre le président truc Erdoğan et Benyamin Netanyahou ?
Jana Jabbour : Les enjeux du nouvel accord turco-israélien sont multiples. Sur le plan politique, cet accord permet une normalisation des relations entre Ankara et Tel Aviv après six ans de rupture. En effet, depuis l’attaque israélienne contre la flottille Mavi Marmara en 2010, les relations diplomatiques entre les deux pays sont suspendues. Avec la signature de l’accord, un échange d’ambassadeurs est désormais possible. Sur le plan économique, cet accord permet une coopération énergétique entre les deux pays. Israël envisage d’exporter son gaz récemment découvert en Méditerranée vers les marchés européens à travers la Turquie. Un nouveau pipeline est en cours de construction entre les deux pays pour faciliter le transit du gaz. Sur le plan sécuritaire, cet accord permet une coopération entre les deux pays dans le domaine du renseignement. Ceci permet à la Turquie d’obtenir des informations qui lui sont utiles dans sa double lutte contre Daech et contre le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, opposition armée, NDLR].
Ajoutons que l’accord constitue une victoire diplomatique pour Ankara. En effet, celle-ci a obtenu tout ce sur quoi elle négociait. En contrepartie, Tel Aviv a obtenu d’Ankara une fin du recours en justice (concernant l’affaire Mavi Marmara) et un retrait des plaintes déposées contre les soldats israéliens devant les tribunaux internationaux, ainsi qu’une promesse de la part du gouvernement turc de négocier avec le Hamas la libération des soldats israéliens détenus par le mouvement.
Cet accord a été rendu possible par la conjoncture régionale. Suite aux révolutions arabes et à la crise syrienne qui ont mis fin à sa politique de « zéro problème avec les voisins », la Turquie se sent isolée dans la région et encerclée par des ennemis. Elle fait face à de réelles menaces sécuritaires, comme le séparatisme du PKK – mouvement soutenu par les États-Unis – , et le terrorisme de Daesh qui se traduit par de multiples attentats sur le sol turc. Dans ce contexte, Ankara est à la recherche de partenaires; elle renoue des relations avec ses anciens alliés, comme Israël ou aussi la Russie.
Ce rapprochement avec Israël ne va t-il pas à l’encontre de la politique d’Erdoğan qui se positionne en porte-parole de la cause palestinienne et de son parti l’AKP, pro-islamiste ?
Cet accord offre un nouvel exemple de la maîtrise par Ankara de la diplomatie du grand écart. Étant une puissance moyenne émergente, la Turquie a cette capacité inédite à jouer en permanence au jonglage diplomatique entre le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, et à tisser des relations avec des acteurs antagoniques du système international. L’intelligence politique d’Ankara est d’avoir réussi à signer cet accord avec Tel Aviv sans mettre à mal ses relations avec le peuple palestinien. Ankara a, en effet, présenté cet accord comme favorable à la cause palestinienne pour trois raisons : d’une part, il allège le blocus de Gaza en permettant l’arrivée de l’aide humanitaire; d’autre part, il permet à la Turquie de développer les infrastructures et le secteur électrique à Gaza; enfin, grâce à la normalisation des relations avec Tel Aviv, la Turquie peut jouer le rôle de médiateur entre Israël et les Palestiniens. Mahmoud Abbas, ainsi que les dirigeants du Hamas, ont « remercié » la Turquie pour ses « efforts » et salué cet accord.
Quelles positions adopte Ankara par rapport à la crise syrienne ?
Tout au long des années 2000, Ankara et Damas ont connu une véritable lune de miel. Or, le déclenchement de la révolution syrienne a pris Ankara au dépourvu et menacé tous ses acquis dans la région. La réponse turque fut, dans un premier temps, pragmatique : de mars à septembre 2011, Davutoğlu et Erdoğan ont pratiqué la « diplomatie de la navette », faisant des allers-retours réguliers entre Ankara et Damas pour convaincre Assad d’offrir des concessions aux révolutionnaires afin d’assurer la longévité de son régime. Toutefois, à partir d’août 2011, l’intensification de la répression contre les révolutionnaires a rendu insoutenable la position turque de soutien au régime syrien. Ankara est alors passée d’une politique de réaction à une politique d’impulsion du changement, faisant du renversement d’Assad une priorité. Dans ce contexte, la Turquie a accordé un soutien logistique et matériel à l’opposition syrienne, sans se soucier de l’identité ou de la nature des groupes qui recevaient ce soutien.
L’enlisement de la Turquie dans l’engrenage syrien a eu des effets dévastateurs pour le pays. Sur le plan régional, son alignement sur un « camp » contre un autre ont nui à ses relations de bon voisinage et à son capital de sympathie dans la région ; sur le plan international, les difficultés à rendre totalement hermétique les 910 kilomètres de la frontière turco-syrienne ont poussé certains à dénoncer la Turquie comme une « autoroute jihadiste ». Enfin, sur le plan intérieur, la crise syrienne a eu des effets désastreux : d’une part, l’afflux massif de réfugiés syriens a pesé lourd sur l’économie du pays; d’autre part, les velléités des Kurdes syriens (PYD) ont encouragé le PKK à la reprise de la lutte armée. Aujourd’hui, prenant conscience de l’échec de sa politique syrienne, la Turquie semble revenir à une ligne de conduite plus pragmatique. Selon certains officiels turcs, Ankara serait prête à engager un dialogue avec Bachar el-Assad avec la médiation de l’Iran et, peut-être, de la Russie.
Le retour de l’Iran sur la scène internationale vient-il déstabiliser les objectifs de la Turquie pour le leadership régional ?
La Turquie réalise désormais que les dynamiques moyen-orientales lui échappent et qu’elle ne peut diriger la région seule. Aujourd’hui, Ankara s’oriente vers un leadership partagé du Moyen-Orient, en se rapprochant d’autres puissances régionales telles que l’Iran, l’Arabie saoudite, Israël et la Russie, encore hier considérées comme ses rivaux et des « peer competitors » (concurrents de même niveau). Par sa taille moyenne et son emplacement à la croisée de plusieurs régions, la Turquie entend mener une diplomatie tous azimuts et développer des relations avec toutes les parties afin de devenir un « État pivot » et un acteur incontournable du système international.
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