Comment les entreprises marocaines lorgnent le Big data

Le Big data, ces énormes volumes de données considérés comme «l'or noir» du XXIe siècle, intéressent de plus en plus les entreprises marocaines qui commencent à y investir.

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Crédit: Ajuntament Barcelona

Le Haut commissariat au plan (HCP), l’institution officielle chargée des statistiques,  planche sur une étude sur le Big data pour adapter les statistiques nationales aux «mutations technologiques». Le ministre de l’Enseignement supérieur, Lahcen Daoudi a, lui, accordé une longue interview à l’Economiste dans laquelle il annonce le partenariat des universités marocaines avec cinq multinationales, toujours autour du Big data, mais cette fois-ci pour former les experts marocains de demain. Banques, assurances, entreprises télécoms  et toutes les grandes entreprises nationales, dont l’OCP, lorgnent ce nouveau secteur stratégique.

Signe de l’intérêt croissant pour la thématique, le 11 avril, au siège de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), ils étaient là : des dizaines d’industriels, de chercheurs et d’entrepreneurs à suivre pendant quatre heures, vissés sur leur siège pour prendre part au séminaire «Big data, business et industrie». L’assistance a bu les paroles  d’Emmanuel Bacry, chercheur au CNRS (Centre national de recherche scientifique en France) et professeur à l’école polytechnique de Paris, qui a présenté une conférence sur «les enjeux scientifiques et sociétaux du Big data», suivie d’un débat avec des industriels qui proposent des solutions aux entreprises. L’occasion de faire le point sur le pouvoir grandissant du Big data et de sonder les opportunités économiques qu’il fournit.

Pourquoi ce domaine relativement récent suscite-t-il autant d’intérêt ? Et tout d’abord, qu’est-ce que le Big data ?  Le terme, que l’on peut grossièrement traduire par «données massives» ou «méga données», est une réponse à l’explosion du volume d’informations et à la nécessité de les traiter rapidement et d’en tirer de la valeur.

« On jette le filet… »

«Les données sont le nouvel or noir (…) il est crucial pour les entreprises marocaines de s’atteler à cette thématique d’avenir qui représentera en 2016 un chiffre d’affaires mondial de 24 milliards de dollars » fait remarquer Salwa Kerkri-Belkziz, présidente de l’Apebi (Fédération marocaine des technologies de l’information, des télécommunications et de l’offshoring).

«On jette un filet, et on ramasse les données» : C’est un peu cela l’esprit du Big data, comme le résume Saïd Rkaibi, directeur général du groupe marocain Medtech. Pour schématiser, un maximum de données est cumulé dans un premier temps, puis un algorithme, un modèle mathématique, lui donne du sens.

Les premières applications de la Big data ont été les moteurs de recherche sur le Net. « Cela a commencé par un besoin,  avec Google, qui a crée une nouvelle branche de l’informatique en cherchant à indexer tous les contenus du Web», nous explique Mokhtar Tazi, directeur général de Maroc Numeric Cluster, structure publique/privée regroupant, notamment, une soixantaine d’entreprises marocaines des nouvelles technologies.

Concrètement, cela peut être un moteur de recherche mais aussi l’utilisation d’une base de données clients d’une entreprise de télécoms qui chercherait, par exemple, à déterminer le moment propice pour envoyer des promotions à ses clients. En somme, un système prédictif et l’émergence d’une discipline à laquelle les spécialistes donnent un nom : l’analyse prédictive.

(vidéo réalisée par le groupe France Télévision)

Repérer les «signaux faibles»

Barack Obama n’a-t-il pas été grandement aidé par le Big data pour remporter les élections en 2012 ?  Grâce au travail du data scientist Rayid Ghani et une armée de spécialistes, il a pu cibler avec précision les électeurs à convaincre, optimisant ainsi les investissements de campagne. Cette expérience en a inspiré d’autres, même à plus petite échelle, notamment le président français François Hollande qui a eu recours au même procédé.

Rayid Ghani. Crédit: Neil Duncan&Deutsche Messe/Flickr
Rayid Ghani. Crédit: Neil Duncan&Deutsche Messe/Flickr

Les applications possibles couvrent un champ extrêmement large, voire infini. Elles vont des utilisations à des fins commerciales, au sécuritaire avec le profiling et la prédiction des crimes, jusqu’au domaine sportif avec les paris sportifs, mais aussi le secteur médical.

A la CGEM, Emmanuel Bacry a exposé le projet faramineux sur lequel le CNRS travaille, et qui porte sur la base de données du «SNIIRAM», le Système national d’information inter-régimes de l’Assurance-maladie. Cet organisme public français dispose de la plus grande base de données en la matière au niveau mondial, soit près de 500 TO (Un demi million de Gigaoctets) qui répertorient dans le détail le remboursement des soins médicaux ainsi que tous les historiques des consultations hospitalières de millions d’individus. Une quantité extraordinaire de données, qui a son intérêt dans tout un tas de domaines, comme la pharmacovigilance. Le système est ainsi capable de détecter les signaux faibles, et d’automatiquement aider à identifier, par exemple, des médicaments qui devraient être retirés du marché bien avant qu’ils ne fassent de dégâts. Et ce n’est qu’un petit exemple du potentiel et de l’importance d’une telle base de données.

Chercher la perle rare

Plus proche de nous, l’initiative «Annuaire IT», mise en place par Maroc Numeric Cluster. Il s’agit d’un annuaire répertoriant les entreprises du secteur des nouvelles technologies : leurs contacts, leurs secteurs d’activité, leurs  actionnaires, etc. L’apport du Big data, c’est qu’au lieu de faire du porte-à-porte chez chacune de ces entreprises, ou de remplir les formulaires de l’annuaire, le système est allé chercher lui-même l’info disponible sur le Net et en a généré une base de données, nous explique Anass Bensrhir, fondateur de Bold Data, cabinet marocain de conseil spécialisé dans le Big data.

Emmanuel Bacry, préfère le terme «data science», plutôt que l’appellation, certes à la mode, de Big data. Selon lui, il s’agit au final d’extraire de l’information à partir d’une donnée. Et cela peut être extrêmement difficile. «Il y a le volume, qu’il faut acquérir, stocker et visualiser ; la variété des données très hétérogènes et la rapidité, comme par exemple pour répondre aux besoins des marchés financiers». Le «black box trading», soit la prédiction des meilleurs placements en bourse avec un algorithme, est en effet déjà une réalité, et aussi un défi éthique pour les traders du monde entier.

Pour répondre à ces nouveaux besoins, il faut des profils pointus, dans l’idéal une synthèse entre le «statisticien et l’informaticien. La perle rare», estime Bacry. C’est ce qui explique que le «marché est sec» ajoute Bacry, qui voit les talents de la France, connue pour former de bons mathématiciens «aspirés» par les Etats-Unis, marché leader en matière de Big data.

Un Maroc «big» dans le Big data

Si même l’Hexagone peine à suivre, quid d’un marché émergeant tel que celui marocain ? En réalité, c’est encore embryonnaire, mais la prise de conscience est là, analysent plusieurs spécialistes. «Les entreprises marocaines sont au stade de la découverte, mais il existe des start-up au cœur du Big data en termes de conseil, et des grandes entreprises, comme les assureurs, les banques et les administrations qui s’y mettent avec des équipes en interne», remarque Mokhtar Tazi. «La difficulté réside dans le fait que les entreprises peuvent entrevoir l’intérêt, y mettre de l’argent, puis abandonner», renchérit Mehdi Kettani, président de Maroc Numeric Cluster. Ce qu’il faut savoir concernant un marché aussi dynamique et récent que la Big data, c’est qu’il s’agit de tendance de fonds mondiale : Au Maroc ou ailleurs, c’est celui qui investira le plus intelligemment dans la data science qui tirera son épingle du jeu.

Bold Data est une de ces start-up marocaines pionnières. Après des projets aux Etats-Unis et au Canada, son patron, Anass Bensrhir, a mis en place un système Big data pour un géant du pétrole, puis a fondé sa boîte au Maroc en 2013. Aujourd’hui, l’activité de l’entreprise est destinée à «90% à l’export» et a eu recours à des talents du monde entier, notamment des freelance en Russie, en Inde, aux Etats-Unis et en France pour répondre aux besoins de ses clients. Au Maroc, ce sont les entreprises télécoms, les assurances et les banques qui s’intéressent au business de la société, et plutôt des start-up  à l’international. Le marché national est encore en mise en branle.

Le Maroc ne dispose pas encore de suffisamment de profils de data scientists expérimentés –une dizaine à peine selon Bensrhir-, mais cela peut très vite changer et il y a une opportunité à saisir. Anass Bensrhir explique qu’il y a besoin d’une grande flexibilité dans un domaine très variable, valorisant ainsi l’expertise d’une start-up avec des experts capables de concevoir une solution pour une grande banque, et le lendemain un système pour la grande distribution par exemple.

Selon ce diplômé de l’Ecole centrale Paris, le rêve du Maroc de devenir un hub africain en matière de data science est tout à fait atteignable. Mais un détail est à ne pas omettre : le timing est serré. «Il y a des start-up en Afrique du Sud et au Kenya qui sont vraiment passées à la vitesse supérieure», remarque-t-il. Le royaume a encore une chance de tirer son épingle de l’amas de données mondiales, qui atteindra en 2020 40 ZO (zettaoctets, soit 40 000 milliards de gigas).

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