Il est un peu plus de quatre heures du matin quand la petite commune de Khmiss Aït Amira, située à une quarantaine de kilomètres au sud d’Agadir, s’anime. Dans le froid du matin, les routes de la région sont encombrées de pick-up et de camions-remorques remplis d’ombres drapées. Ces ombres, ce sont les ouvrières agricoles de la région, couvertes des pieds à la tête pour se protéger de l’air frais et des regards. Des quatre coins de la ville, une foule d’hommes, de femmes et d’enfants se dirige dès l’aube vers le Moukef, sorte de marché aux travailleurs, pour vendre à bas prix sa force de travail dans les grandes exploitations agricoles de la région. Une main-d’œuvre à majorité féminine, analphabète, issue de milieux très pauvres et qui fait l’objet de tous les abus.
Journées de labeur
Depuis 25 ans, la population de Khmiss Ait Amira a quadruplé avec l’arrivée de plus de 40 000 hommes et femmes à la recherche d’un travail, au gré des récoltes, dans les domaines agricoles. « Il n’y a pas de mots pour décrire ce que les gens vivent ici », confie péniblement Fatna, installée depuis plus de 10 ans au douar Laârab sur la commune voisine d’Aït Amira. « Rien que dans la région, il y a plus d’une vingtaine de Moukef où énormément de monde se rend. Chaque jour, la moitié d’entre eux part travailler, l’autre moitié rentre chez elle », explique-t-elle. Et le rituel du Moukef est toujours le même. Le « cabrane », sorte d’agent recruteur qui a pour mission de ramener les femmes vers les domaines agricoles, sélectionne une poignée d’ouvrières parmi la foule avant de les parquer dans des camions-remorques. Un trajet de tous les dangers pour ces femmes, régulièrement victimes d’accidents de la route parfois mortels. « On nous traite comme du bétail, s’indigne Fatna. Je me rappelle d’un accident qui a fait plusieurs morts et blessés, certaines personnes ont perdu la mémoire, d’autres ne peuvent plus travailler et se retrouvent à la rue ».
« 50 dirhams, le prix de la souffrance »
Douar Laârab ressemble à s’y méprendre à un bidonville: routes poussiéreuses, abris de fortune, terrains vagues jonchés de déchets… Des centaines de familles s’agglutinent dans des maisons dépourvues d’équipements sanitaires. Leur seul moyen pour gagner leur vie, au jour le jour, c’est le Moukef. « Tout le Maroc est présent ici, ils viennent de Tanger, de Lagouira pour travailler. Au lieu de mendier dans la rue, les femmes préfèrent accepter un prix dérisoire au lieu de rester dans la rue », poursuit Fatna. Des travailleuses qui ne bénéficient d’aucune réglementation, confinées dans un état de précarité extrême et exposées à une violation continue de leurs droits. Ces femmes sont payées en moyenne 50 dirhams la journée de travail, « le prix de la souffrance », confie Fatna.« Concernant les horaires, c’est inégal. Il y a ceux qui t’obligent à travailler jusqu’à 17 heures, d’autres 16 heures, d’autres 15 heures, avec 30 minutes de pause déjeuner », explique-t-elle. Dans la province de Chtouka Aït Baha, située dans la région de Souss-Massa-Draâ, les serres s’étendent à perte de vue. Des centaines de tunnels en plastique brûlant où se vit quotidiennement une forme d’esclavagisme moderne au service de l’agriculture industrielle d’exportation. La région de Souss-Massa-Draâ est le principal pourvoyeur de primeurs du royaume puisqu’elle assure près de 70% de la production nationale, dont 95% des exportations nationales de tomates, principalement écoulées sur les marchés européens. « Ici, on trouve tous les types de légumes, haricot, tomate, potiron, aubergine, salade… C’est nous qui les travaillons de leur plantation à leur récolte avant qu’ils ne soient exportés. Ce qui reste se vend ici, mais les travailleurs ne gagnent rien, si ce n’est la fatigue et la maladie », explique Fatna.
La peur au ventre
Samira, qui a commencé à travailler à l’âge de 10 ans en tant que petite bonne pour 200 dirhams par mois, raconte son quotidien: « Quand nous travaillons, on nous insulte constamment, si tu es fatiguée tu n’as pas le droit de protester, si tu parles on te met dehors et tu perds l’argent de ta journée ». Fatna confirme: « On nous prend pour des animaux, soit tu travailles soit tu prends la porte, quand tu dis que tu es fatiguée, on t’oblige à dégager sans discussions ». Toutes vivent la peur au ventre et leur précarité sociale fait d’elles une force de travail soumise et corvéable à merci. « Les hommes ne trouvent pas de travail dans cette région. Les employeurs prennent les femmes parce qu’elles sont capables de tout pour ramener un bout de pain à leurs enfants. Les hommes eux refuseront de faire plus que ce qu’ils veulent faire, c’est pour ça qu’on ne les prend pas ici », explique Fatna, qui a un enfant à charge. « On fait le travail de deux à trois jours en une seule journée », ajoute Samira. Pour les deux femmes, le calcul est simple: « Le cabrane attribue à cinq filles deux serres de tomates à récolter, elles en sortiront deux remorques pleines, voire plus. Tu fais le compte pour ces cinq femmes et tu compares ça avec la quantité qui sort de ces serres. Si ce n’est pas de l’injustice… ». Pour de nombreuses femmes, l’exploitation s’impose donc comme la règle dans un univers où la violence fait loi.
Contamination aux pesticides
Nombreuses sont celles qui s’inquiètent également des effets des pesticides sur leur santé. « Pendant qu’on travaille, ils aspergent les plantations avec des pesticides », explique Samira, qui souffre d’asthme et d’allergies, comme de nombreuses ouvrières de la région. Sur place, les témoignages sur l’utilisation abusive de pesticides et de produits chimiques dans les exploitations agricoles abondent. Des pesticides utilisés sous serre et contre lesquels les femmes n’ont aucun moyen de se protéger. « Une fois je me suis étouffée à cause de l’utilisation de pesticides, toutes les femmes autour de moi travaillaient en toussant. Il m’est aussi arrivé de voir une femme s’évanouir, ils l’ont sortie de la serre et jetée par terre », témoigne avec émotion la jeune femme. Un danger manifeste pour les ouvrières mais également pour les consommateurs marocains et qui pose la question même du contrôle des exploitations agricoles. « Quand tu achètes des gants pour te protéger, en rentrant à la ferme le cabrane t’oblige à les enlever parce que soi-disant ça abîme les tomates et les légumes que nous touchons. Mais quand une inspection ou une commission arrive, il nous donne des gants, des tabliers, des masques, du savon pour se laver, de l’eau et des serviettes, mais dès qu’ils partent tout ça disparaît et tout recommence comme avant », explique à son tour Fatna. En dépit de l’augmentation des maladies qui frappent les ouvrières agricoles, tout le monde préfère regarder ailleurs.
Exploitation sexuelle
Le quotidien des ouvrières agricoles de la région s‘apparente à un véritable calvaire, auquel s’ajouterait l’exploitation sexuelle. Selon de nombreuses femmes, ces dernières doivent faire face aux avances des cabranes, exploitants et autres gérants. Les techniques utilisées sont ici bien connues. « Quand une fille plaît au cabrane, il la choisit et lui dit de rester avec lui et que sa journée sera payée », raconte Fatna. Une ouvrière, membre de la famille de Samira, a vécu la même chose. « Elle a été victime d’un viol, elle travaillait dès l’âge de 10 ans. Elle est tombée enceinte d’une fille qui a deux ans aujourd’hui », raconte Samira. De nombreuses ouvrières de Khmiss Aït Amira n’osent pas porter plainte par peur de perdre leur seul moyen de subsistance, mais pas seulement. « La corruption, elle est partout ici. Si quelqu’un tue ton frère, il pourra s’en sortir en toute impunité s’il achète sa liberté », ajoute la mère de famille.
Bientôt, ces femmes seront confrontées à une autre réalité. Les grandes exploitations, trop gourmandes en eau, ont commencé à être abandonnées et relocalisées vers les provinces du sud. Mais les travailleuses sont loin de l’ignorer. « Ce travail à la ferme ne va pas durer, mais qu’est-ce que nous allons faire après? », s’interroge Fatna. Comme tant d’autres, Samira se sent prise au piège. « J’aimerais bien arrêter d’aller au Moukef, mais ce sont les circonstances qui m’y obligent. Ici, partir au travail, c’est un peu comme aller en prison », conclut la jeune femme, dépitée. Sur la route, des serres déchiquetées s’écroulent déjà sur des terrains récemment délaissés.
Dur, dur…! Ou es-tu égalité..?Ou es-tu frternité…? Et ls respect…?