Si l’islam est un corps, le soufisme en est le cœur”, écrit cheikh Khaled Bentounès dans Le soufisme, cœur de l’islam. Communément appelé mystique musulmane, le soufisme est un chemin spirituel balisé par des maîtres, qui permet par la purification de l’âme et l’expérience de l’amour, de l’humilité et de la fraternité, d’accéder à un état de grâce divine. Ce parcours initiatique s’achève inexorablement par un retour à soi-même, à travers la découverte que Dieu, les hommes et l’univers ne font qu’un. Aujourd’hui, alors que la spiritualité suscite un regain d’intérêt, la littérature du soufisme fascine et séduit. Preuve en est par exemple le succès commercial de Soufi, mon amour, l’histoire d’une bourgeoise américaine blasée qui découvre l’amour soufi à travers une biographie consacrée à Rumi, grand poète perse du XIIIe siècle, puis dans la relation cyber-épistolaire qu’elle entretient avec l’auteur de l’ouvrage. à mi-chemin entre le conte philosophique type L’Alchimiste, et la spiritualité facile d’un Eat, Pray, Love, le best-seller d’Elif Shafak est prenant, excitant, même un peu “dangereux”. Dangereux dans le sens où il peut réduire le soufisme à une sorte de thérapie spirituelle à la mode, plus exotique que mystique.
1. L’amour du divin
Le message d’amour au centre du soufisme est souvent source d’incompréhensions. En réalité, il est exclusivement amour de Dieu. Pour le mystique perse Al Hallaj, l’amour est un renoncement à soi, un “effacement du sujet en Dieu”. Il s’agit d’aimer Dieu puisque seul Dieu est. Pour ce faire, il est nécessaire de se connaître soi-même, de se délester de la jalousie, de l’intérêt, de l’intolérance et de la haine. Dans l’imaginaire soufi, le cœur est un miroir. Il faut le polir, le nettoyer, l’entretenir, pour espérer y voir le reflet du divin. à travers cet enseignement, le soufisme nous apprend ainsi à mieux aimer.
2. L’amour de l’autre
On retrouve la métaphore du miroir dans l’amour de l’autre. Pour le philosophe andalou Ibn Ârabi, l’amour se rapproche d’une idée de survivance en Dieu. En d’autres termes, Dieu se manifeste dans chacune de ses créatures, et l’amour tel qu’il existe entre les hommes n’est autre que celui de la présence de Dieu. Par conséquent, la beauté dans le soufisme est un reflet du divin, un indice qui oriente l’homme dans sa quête de la Vérité absolue, celle de l’Unité transcendantale entre les hommes et l’univers, et a fortiori le divin.
3. L’amélioration de soi
La finalité du soufisme est la purification de l’âme et la réalisation de soi en tant qu’homme universel, c’est-à-dire le dépassement d’un ego primaire, illusoire, en proie au vice et au mal, au profit d’un ego pacifié qui renoue avec son origine divine “primordiale”. Le soufisme prêche ainsi un équilibre entre l’expérience de la vie humaine et la quête de Dieu. L’accomplissement de l’homme universel nécessitant d’éprouver et de comprendre le positif et le négatif chez l’humain afin de quitter cette opposition et accéder au divin. Loin de prêcher un ascétisme primaire, le soufisme invite plutôt à prendre part dans la vie sociale, sans se laisser aliéner par les choses matérielles. “Manipuler la vie matérielle avec les mains sans jamais la laisser rentrer dans les cœurs. Les mains se lavent, mais pas les cœurs”, résume cheikh Khaled Bentounès, le guide spirituel algérien très respecté de la confrérie soufie Alawiya.
4. Soufisme et islam
Contrairement aux idées reçues, le soufisme n’est pas une voie dissidente de l’islam ni un syncrétisme né d’un métissage religieux mais le sens ésotérique (caché) d’une révélation exotérique (apparente) qu’est le Coran. Pour Icônes, Faouzi Skali, docteur en sciences des religions et président du Festival de Fès de la culture soufie, précise : “Le soufisme est une voie d’approfondissement spirituel liée à la tradition de l’islam. Elle n’est donc pas une voie (encore moins une secte) à côté, mais dans le prolongement intérieur de cette tradition”.
5. Dans la pratique
Il n’existe pas de soufisme sans une pratique des préceptes de l’islam. Le soufi est celui qui, en plus d’observer les règles de la Charia, en comprend le sens caché et y entrevoit un chemin qui le mènera vers la grâce. Organisés en confréries (tariqa), les soufis suivent des rituels initiatiques qui peuvent différer selon les régions du monde, mais qui comportent tous le “dhikr”. Pratiquée de façon individuelle ou collective, cette forme de litanie consiste à réciter de façon rythmique et répétée les noms de Dieu qui, d’après les soufis, contiennent toute la Vérité de l’homme, de Dieu et de l’univers.
6. Un message universel
Si dans certains pays comme le Maroc, le soufisme est très lié à l’islam, son intérêt spirituel ne se limite pas à une forme d’obédience. Ibn ârabi, dans un célèbre poème extrait de La Religion de l’Amour dit de son cœur qu’ “il est un temple pour idoles […] Il est les tables de la Torah / Et aussi les feuillets du Coran !”. Pour Icônes, l’écrivain et philosophe Driss Jaydane explique : “Le soufisme accueille bon nombre d’individus qui ne se reconnaissent pas dans le dogmatisme, ce qui ne veut pas dire que le soufisme n’est pas rigoureux. Le soufisme est une éthique de l’acceptation. Le soufi est trop préoccupé à se parfaire, à déjouer les pièges de l’ego, il prend tellement conscience de ses faiblesses, de ses imperfections, qu’il ne peut s’autoriser de juger son prochain.”
7. Soufisme “new age”
Si un proverbe soufi veut que le monde soit une institution médicale, et que nous soyons tous sur Terre pour soigner nos névroses et nos pathologies, le soufisme ne se résume pas pour autant à un simple mantra ou à une forme de thérapie personnelle. Néanmoins, il existe des rapprochements entre le soufisme et certaines disciplines thérapeutiques qui contribuent à populariser l’universalité de son message et de ses préceptes. La pratique du yoga par exemple est très liée à celle du dhikr dans ses exercices de respiration, de concentration et de recherche d’un noyau énergétique.
8. Art, soufisme et sensorialité
A travers la pratique de la musique, des chants et de la danse, il existe dans le soufisme une véritable passion, un débordement spirituel, une extase, qui participent à l’effort de communion avec le divin. Rumi, fondateur de l’ordre des derviches tourneurs en Turquie, en décrivant cette expérience, dit : “J’étais cru, j’ai été cuit, je suis consumé.” En effet, cette proximité avec Dieu, menée par l’ivresse et l’émotion de la musique et la danse, transforme le corps et l’âme dans une sorte de combustion, une union liturgique avec Dieu. Faouzi Skali explique que “comme la Turquie et les derviches tourneurs, le Maroc a aussi développé une tradition de danses, qui sont en réalité des mouvements du corps liés à des états spirituels, des chants et aussi une tradition de musique instrumentale. Historiquement, c’est précisément par le soufisme qu’il y a eu dans l’islam cette conjonction entre religion et culture, produisant ainsi une civilisation à la fois singulière et universelle avec un patrimoine littéraire, poétique, artistique, intellectuel et social très riche”.
9. Soufisme et créativité contemporaine
“L’imagination créatrice est très puissante dans le soufisme, dès lors que c’est une initiation, où tout est devant nous, et où la notion de transformation intérieure, de trajet vers une connaissance intérieure est imminente”, explique Driss Jaydane. Cette approche de la création artistique est d’ailleurs au cœur du travail de l’artiste franco-marocaine Najia Mehadji, dont les toiles reproduisent le mouvement des derviches et la révolution de l’ego telle qu’elle est enseignée dans le soufisme. Une relation entre art et spiritualité où il est davantage question de “révélation que de représentation, car la spiritualité est impalpable, invisible, abstraite, et demande donc une transposition qui se traduit pour moi à travers des formes lumineuses, épurées, essentielles, sublimées, qui se situent au-delà des significations et des limites imposées par les dogmes.”
10. Soufisme et modernité
Le message universel du soufisme apporte des réponses à la question de l’équilibre entre tradition et modernité, en prenant à la fois le contre-pied d’une tradition historiquement figée et d’une modernité éthiquement contestable. L’écologie, qui a priori n’a rien à voir avec la spiritualité, se retrouve spontanément dans l’idée de l’amour soufi qui s’applique à la création en général, au monde et à la nature en particulier. La problématique très moderne du dialogue inter-religieux est également une conséquence directe de l’éthique de l’acceptation de l’autre. Et dans le cadre particulier de la conception de l’islam, le soufisme constitue un paravent contre le fanatisme et la vitrine d’un islam paisible et fraternel. Pour Driss Jaydane, “le salafisme est l’ennemi juré du soufisme en réalité. Le salafiste ne parle de Dieu qu’au passé, alors que le soufi a compris que Dieu est présent”.
Par Houssine Benboubker.
Pourquoi ne pas illustrer votre article avec une photo du Maroc ? Notre pays ne manque pas de saints qui ont été les pôles de leur temps, ni de turuq, ni de lieux de dévotion … Le détour par la Turquie est une coquetterie orientaliste inutile quand on adopte un point de vue maghrébin.