«Nous avons dû attendre 20 ans pour que l’on parle enfin de génocide de Srebrenica », se lamente Nihad Berberović, Bosniaque installé au Maroc depuis 22 ans. Cette année marque le vingtième anniversaire du massacre de plus de 8000 civils, hommes et adolescents musulmans, par les forces serbes en 1995, lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Depuis, Russes et Serbes se sont toujours insurgés contre l’utilisation du terme « génocide ». Dans son discours du 1er juillet 2015 à New York, Ban Ki-Moon, le secrétaire général des Nations Unies, « se souvient des milliers de personnes qui ont péri lors du génocide », clôturant ainsi le débat.
Nihad, né en 1974 à Sarajevo, et ses parents quittent la Bosnie trois ans avant le génocide – qui verra la disparition de son ami d’enfance – pour la Croatie voisine. Sa mère, Mensura Berberović, n’a qu’une obsession, éloigner son fils de la zone de guerre où sévissent leurs « agresseurs » et écume les ONG internationales susceptibles de lui délivrer une bourse d’études à l’étranger. « Moi, je ne pensais qu’à retourner en Bosnie », se souvient Nihad. Se réfugier dans un pays européen n’est pas une option pour celui qui estime que l’Europe a « participé au génocide en y restant sourde ». Pour occuper sa mère, le jeune homme exige qu’elle lui trouve une bourse dans deux pays qu’il a choisis au hasard : « J’ai promis à ma mère de partir si elle me trouvait une bourse au Maroc ou en Tunisie, car je n’y croyais pas ! » (Rires). C’était sans compter sur la volonté de fer de cette frêle femme blonde et sur une ONG islamique qui obtient une vingtaine de bourses royales à destination des réfugiés bosniaques.
Marhaba
L’avion de Nihad, 19 ans, se pose à l’aéroport Mohammed V de Casablanca le 29 octobre 1993. Une chaleur pesante et inhabituelle tombe sur douze autres boursiers bosniaques et lui. « Nous arrivions heureux. Après ce que nous avions vécu, tout était bon à prendre, tout était mieux », se souvient-il. Même la première vieille pompe à essence Shell déglinguée sur laquelle il tombe, et les bakchichs de 20 DH que Mohamed Balić, leur contact bosniaque sur place, distribue aux douaniers de l’aéroport. « Le Maroc avait au moins 50 ans de retard sur la Bosnie ! Mais c’est probablement l’inverse aujourd’hui », admet-il en souriant. À la Cité Universitaire Internationale de Rabat, Nihad goûte à une hospitalité inédite. « En Croatie, nous étions des réfugiés mal aimés et méprisés. Ici, nous étions les frères musulmans de Bosnie, arrivés sur la terre promise. Les Marocains étaient compatissants et bons avec nous », raconte-t-il. Il se souvient de policiers qui l’avaient arrêté – il avait grillé un feu rouge – le laisser filer après un coup d’œil à sa carte de séjour. La différence le frappe en plein cœur. Même quand l’accueil prend des airs politiques : « Des hommes de l’actuel PJD et proches de Benkirane nous ont approchés ». Le quadra se souvient des meetings pour la cause bosniaque, où ses compatriotes et lui étaient conviés. Des chants bosniaques devant une foule en liesse et mdammas en or offertes par des femmes dans le public. « Mais nous ne nous intéressions pas à la politique et la seule chose dont je me souviens c’est qu’ils nous apportaient de la nourriture. Ils se sont occupés de nous », analyse Berberović.
Le temps de la revanche
Nihad débute des études d’architecture à 21 ans à l’École nationale d’architecture de Rabat. Il se lie d’amitié avec un Marocain, Mehdi Guerraoui. « Je rentrais chez lui sans frapper à la porte et sa famille me considérait comme un fils », s’émerveille Berberović. Le père de Mehdi est architecte et prête son cabinet aux deux étudiants les veilles d’examen. « Avec les Guerraoui, je me sentais à l’intérieur du Maroc et je me suis ouvert à lui », raconte-t-il. Nihad part à la découverte du pays à bord des grands taxis, avant le coup de foudre pour Yasmine, étudiante en architecture. Ils se marient en 2005, avant d’être rattrapés par les différences culturelles : « La question de l’endroit où nous devions vivre s’est posée. Elle est casablancaise et je suis rbati ! » (Rires). Sur la table, cette année, des parts de kadaif et des pitas, préparées par Mensura, en visite au Maroc avec son mari Nijaz, côtoient la chebbakia et les bols de harira. « Les enfants ont toutefois une préférence pour la cuisine marocaine », confesse le père de Suleiman, 7 ans, et Selim, 4 ans. Dans son regard bleu acier, successivement confiant, dur et rieur, Nihad Berberović fait défiler le chemin parcouru mais conserve une idée en tête : « Nous avons été expulsés de chez nous. J’ai une revanche à prendre sur mes agresseurs ». La revanche est sociale. La revanche est économique. Dans les murs de la chic villa de Maârif, à Casablanca, qui abrite le cabinet d’architecture où il travaille. Dans le sourire éclatant de ses garçons. Sa terre natale lui manque-t-elle ? Silence. « Je ne sais pas, car mon chez moi là-bas n’existe plus », glisse-t-il. La mère de l’architecte est plus concise : « Le Maroc est sa maison maintenant, et les gens ici sa famille, quand nous ne pouvions être là pour lui. » Entre déconstruction et reconstruction.
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