Si pour beaucoup, la polygamie semble être une réalité oubliée, au Maroc, le combat des femmes contre la pratique polygamique est loin d’être terminée. La nouvelle Moudawana a en effet adopté une solution pour le moins ambiguë en la matière. Sans couper les ponts avec le droit musulman, elle a essayé d’assortir la polygamie de certaines conditions pour limiter sa pratique. Pour autant, l’adoption de la Moudawana en 2004 n’a pas été suivie par une harmonisation du système juridique. Une source de violence et de souffrance pour de nombreuses femmes.
Pour aider les femmes victimes de violence, l’Association démocratique des Femmes du Maroc a créé le centre d’écoute Nejma, situé dans un quartier résidentiel de Rabat. Parmi elles, Najda, Halima et Kenza. Trois prénoms d’emprunt pour trois femmes qui ont accepté de témoigner et ainsi briser la loi de l’omerta sur la polygamie.
Une problématique sociale sous silence
Najda, 32 ans, est originaire de El Hoceima. La jeune femme, qui s’est mariée à l’âge de 17 ans a depuis subi les multiples mariages et divorces de son mari. Elle se dit aujourd’hui prête à se battre pour ses droits. « L’association m’a aidée, elle m’a donnée le courage et la force pour dire ce que je veux », confie-t-elle. Victime de violence conjugale, Najda garde précieusement dans son sac à main, les photographies qui attestent des coups portés par son mari. Elle raconte les menaces, les manipulations et le manque de tout dont elle a souffert. « Il m’a obligé à lui donner l’autorisation en me manipulant, parfois, il me menaçait avec un couteau et il me disait qu’il allait m’égorger », témoigne Najda.
Pour avoir agresser la fille de sa deuxième femme, le mari de Najda est aujourd’hui en prison. « Il a agressé sa propre fille, il lui a fait des choses terribles », confie-t-elle avec beaucoup de pudeur. Mais aujourd’hui c’est pour son propre fils que Najda se bat de toutes ses forces. « Il tente de manipuler mon fils contre moi, il ne le laisse pas venir vers moi et lui remplit la tête de mauvaises idées. Ça fait plus de quinze ans que je supporte tout cela, j’ai tout supporté pour mon fils mais maintenant ça suffit, j’ai fait une dépression nerveuse, (mon mari) m’a beaucoup frappé, mon bras s’est cassé, je ne peux plus marcher correctement non plus. Personne ne va m’emmener voir le médecin, ni lui ni personne. Il ne me donne plus rien du tout », explique Najda.
Une situation de précarité que l’on retrouve chez de nombreuses femmes dans l’incapacité de s’assumer financièrement. « La polygamie est une réelle problématique sur le plan social, et juridique. Dans la Moudawana on parle des engagements des conjoints, on parle de gestion de la vie maritale, des effets du mariage, on parle également de la séparation des biens dans l’article 49. Or, quand un homme a quatre femmes, comment peut-on procéder à cette séparation équitablement ? », soulève pour sa part Maître Mohammed Almou, avocat au barreau de Rabat et fervent défenseur de l’interdiction de la polygamie.
Un cadre juridique à double tranchant
Halima est mère de quatre enfants. Cette ancienne tisseuse de tapis, mariée à l’âge de 18 ans à un conservateur, porte aujourd’hui le niqab. « Il n’a qu’un seul loisir, celui de se marier et divorcer » affirme Halima. C’est à son retour d’un pèlerinage à la Mecque que son mari a évoqué son désir d’accomplir la sunna et de se remarier. « En 2008, le juge lui a refusé (son autorisation de se remarier), alors il a fui avec une femme en suivant les conseils de ses frères qui lui disaient qu’il devait attendre jusqu’à ce que cette femme accouche pour ensuite revenir, à ce moment là ils approuveront légalement son mariage », raconte-t-elle. Depuis, Halima qui souffre d’un problème à la thyroïde et du diabète, se retrouve seule à élever ses enfants. « L’eau et l’électricité on été coupés, il ne m’envoie que 1 500 DH par la poste et quand je lui demande plus, il me dit que ça me suffit largement », ajoute-t-elle.
L’histoire de Halima illustre parfaitement l’un des subterfuges couramment utilisé par les hommes pour dépasser les limites de la polygamie. « Ils s’engagent dans une relation hors mariage, attendent que la femme tombe enceinte pour ensuite se présenter devant le Tribunal pour mener une action en reconnaissance du mariage. Dans ce cas, le juge est devant une réalité sociale et applique l’article 16 autorisant ainsi le mariage », décrypte Maître Mohammed Almou. La première femme est alors devant le fait accompli, et cette dernière n’a qu’à accepter cette situation, ou la refuser et demander le divorce.
Suivant cette stratégie, c’est en 2014 que le mari de Halima a finalement refait surface pour lui demander son autorisation. « Je lui ai donné l’autorisation parce que ses enfants l’aiment et m’ont dit qu’il allait revenir pour nous rendre visite », confie-t-elle. Et d’ajouter, « « Je demande mes droits, s’il ne veut plus de moi qu’il me donne une pension qui me suffira pour mes enfants et moi et que Dieu l’aide. Moi je ne veux pas divorcer mais si lui a prononcé ces vœux de divorce devant Allah comme il le dit, qu’il le fasse courageusement devant la Loi marocaine. Je ne peux pas engager moi-même la démarche du divorce, j’en serai victime alors que je le suis déjà, ça ne sert à rien de rajouter des malheurs », soupire Halima.
Une situation pour le moins paradoxal qui témoigne des pressions dont sont victimes les femmes. Celles qui n’ont pas les moyens de s’assumer financièrement se retrouvent dos au mur et ne peuvent se permettre de divorcer, elles se voient ici contraintes d’accepter la seconde épouse. « L’article 45, dernier paragraphe, représente un type d’extorsion et de menace pour la femme puisqu’il agite le spectre du divorce pour raison de discorde dans le cas où elle refuse de donner son autorisation », souligne Maître Almou. « Il y a des femmes qui maintiennent leur refus jusqu’au dernier moment puis quand elles savent que cet article va être appliqué, elles préfèrent abandonner en choisissant ce qu’elles pensent leur être le moins dommageable », ajoute-t-il. Peu après avoir accordé son autorisation, loin de retrouver son mari, Halima a quant à elle perdu 500 dirhams de sa pension mensuelle.
L’inégalité consacrée
Kenza témoigne très affectée de ses 17 années de mariage. « On vivait très bien. On sortait, on rigolait, on voyageait », confie-t-elle. Pourtant en 2012, le comportement de son mari change radicalement, insultes et reproches fusent. « Il me répétait qu’il y avait des femmes très jolies dans la rue et qu’il avait envie de se marier », se rappelle-t-elle. Loin de le prendre au sérieux, Kenza se retrouve pourtant rapidement délaissée et sans aucun moyen financier. « J’ai eu recours au Tribunal pour réclamer ma pension et c’est à ce moment là qu’il a fait sa demande de mariage. Il a dit aux juges que je ne pouvais plus avoir d’enfants, que j’étais handicapée et que je ne travaillais pas contrairement à la femme qu’il voulait épouser », raconte-t-elle. Un peu plus tard, elle précisera que son mari est à l’origine de son handicap visuel après l’avoir violenté un soir « pour rien du tout ». Après plusieurs tentatives de manipulation, il finit par convaincre Kenza qui l’autorisera à se marier une deuxième fois. « On a fait un contrat lui et moi, il s’engageait à s’occuper de ma santé, de ma pension et qu’il soit juste entre ses deux femmes. Mais il n’a rien respecté de tout ça » assure-t-elle.
« Qu’est-ce qu’elle peut faire ? Il faut qu’elle militent toutes pour que l’Etat révise cette Loi sur la polygamie, c’est la seule solution », souligne-t-il.
S’affirmant contre le principe de polygamie, Kenza se veut pourtant pragmatique et insiste sur la notion de contrôle. « Tant que les juges autoriseront la polygamie, l’Etat doit assurer des contrôles et visiter la première femme, la seconde etc », explique-t-elle. Et de conclure, « dans la polygamie, il y a certainement une femme qui vit dans l’enfer ».
Reportage réalisé avec la contribution de Adeline Bailleul
La photo « violence conjugale » en milieu de page pour illustrer un article sur la polygamie… Bravo!