La version électronique anglophone du quotidien israélien Yedioth Aharonoth a publié le 23 mars un dossier qui révèle l’implication du Mossad, le service de renseignement israélien, dans l’enlèvement de l’opposant marocain Mehdi Ben Barka. Ce dossier, qui ne cite que des sources israéliennes, met en lumière la mise en place de contacts entre le Mossad et le général Oufkir, ministre de l’Intérieur et de la Défense sous Hassan II, ainsi que les conditions dans lesquelles se serait déroulées l’assassinat de l’opposant d’Hassan II.
Les deux auteurs de l’article, Ronen Bergman et Shlomo Nakdmon, ont expliqué s’être notamment appuyés sur des documents officiels israéliens secrets. En particulier, les journalistes ont pu consulter les minutes « rédigées par l’un des plus proches conseillers du Premier ministre » des rencontres entre le chef du Mossad, Meir Amit, et le Premier ministre israélien Levi Eshkol.
250 dollars pour un Juif
Au début des années 1960, le Mossad se fixe comme objectif de rentrer en contact avec les services marocains. Car le Maroc est un pays arabe en contact rapproché avec les principaux ennemis d’Israël. De plus, Hassan II est perçu comme un chef d’État « relativement pro-occidental », selon Ronen Bergman et Shlomo Nakdimon.
La relation entre le royaume et l’État hébreu a débuté en 1960, lorsque Hassan II était encore prince héritier. Un an plus tard, suite à son couronnement, Israël demande au roi Hassan II de permettre aux Juifs marocains d’émigrer en Israël. Mohammed Oufkir, responsable des services secrets à l’époque, aurait servi d’intermédiaire et c’est lui qui aurait conclu l’accord avec les agents du Mossad, instituant le versement de jusqu’à 250 dollars pour chaque citoyen juif marocain, avancent les deux journalistes. La rétribution financière concernant le transfert de 80 000 citoyens juifs marocains (deux millions de dollars) aurait été placée, selon le Yedioth Aharonoth, sur un compte secret en Europe.
Garde rapprochée et équipement
Suite à la mise en place de ces contacts, Hassan II aurait demandé une protection rapprochée de la part des agents du Mossad. « Le roi avait peur d’être assassiné […], il avait beaucoup d’ennemis », a confié l’un de ses anciens gardes du corps, David Shmoron, au quotidien israélien. La vie du roi n’était pas le seul objet d’inquiétude pour les responsables du renseignement marocain, qui étaient également soucieux de la stabilité du régime. En effet, l’Algérie et l’Égypte avaient soutenu, selon le Yedioth Ahronoth, plusieurs éléments de l’opposition monarchique tandis que les ambassades marocaines dans ces pays avaient été cambriolées à plusieurs reprises.
Avec la guerre des Sables, en 1963, le Maroc et Israël se rapprochent. Au déclenchement du conflit, le chef du Mossad, Meir Amit, embarque dans un avion en direction de Marrakech, avec un faux passeport, et rencontre le roi Hassan II, lui déclarant : « Nous pouvons aider et nous voulons aider ». Une proposition qui aurait été acceptée par Hassan II, et qui aurait permis au Maroc de bénéficier des renseignements provenant d’Israël, mais aussi de pilotes aguerris ainsi que d’armement israélien. En échange, les services de l’État hébreu avaient accès aux prisonniers égyptiens venus combattre aux côtés des Algériens. Durant le même temps, le Mossad a également installé une station permanente à Rabat.
Objectif « Baba Batra »
Mais la collaboration entre les deux pays aurait atteint son sommet avec la révélation par les services marocains de la faiblesse militaire des pays arabes, exposée lors de la conférence de la Ligue arabe de 1965 à Casablanca. Une information que le Yedioth Ahronoth a obtenue d’un agent du Mossad, Rafi Eitan, assurant s’être déplacé à Rabat, juste avant la fameuse réunion de la Ligue arabe. Et une faiblesse qui aurait contribué à la décision de l’État hébreu de lancer la guerre des Six Jours deux ans plus tard. Ces informations avaient toutefois un prix.
Les services de renseignement israéliens se seraient rapidement vus sollicités par leurs homologues marocains pour les aider à localiser l’opposant Mehdi Ben Barka, en exil depuis juin 1963. Le Yedioth Ahronoth explique que dans les documents des services israéliens, son nom de code est généralement « BB » et qu’en conséquence, le Premier ministre israélien Levi Eshkol, qui aimait faire des citations religieuses, l’avait surnommé « Baba Batra », une référence au traité talmudique sur les responsabilités légales.
Il faut néanmoins noter que selon le Yedioth Ahronoth, qui cite l’historien Yigal Ben-Nun, l’opposant socialiste serait lui aussi entré en contact avec les services israéliens et aurait demandé de « l’argent et des armes afin de se saisir du pouvoir au Maroc ».
Jusqu’à quel point le Mossad a aidé les meurtriers de Ben Barka ?
Quoi qu’il en soit, les services israéliens ont localisé Ben Barka à Genève, selon les deux journalistes, qui citent un entretien avec Meir Amit.
Mais ce n’était pas suffisant, selon les minutes des rencontres entre Meir Amit et le Premier ministre israélien. Le 1er octobre 1965, les services de renseignement marocains auraient demandé au Mossad de louer un appartement, et de leur procurer du maquillage, des faux passeports ainsi que des conseils afin de tuer l’opposant. Onze jours plus tard, Ahmed Dlimi aurait demandé à Israël des fausses plaques d’immatriculation ainsi que du poison. Des demandes rejetées par le Mossad, qui aurait proposé cependant de prendre en charge la location de voitures pour laquelle il fournirait de faux documents. Le Mossad a également fourni cinq faux passeports et a offert son assistance dans le cas où les choses tourneraient mal. Les minutes des conversations entre Meir Amit et Levi Eshkol montrent la réticence de ce dernier, et les tentatives des services israéliens de ralentir l’opération dans l’espoir que les Marocains se lasseraient.
Enterré dans les bois de Saint-Germain-en-Laye
Et le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka débarque à Paris « équipé d’un passeport diplomatique algérien » selon le Yedioth Ahronoth. Ce jour-là, il part à la rencontre d’un journaliste à la brasserie Lipp. Une rencontre qui n’aurait été qu’un leurre censé attirer Ben Barka, selon l’historien Yigal Ben-Nun. A quelques encablures du restaurant, l’opposant est embarqué par deux policiers, qui n’auraient été en fait que des mercenaires français payées par le second de Oufkir, Ahmed Dlimi. Il aurait ensuite été emmené vers un appartement où il aurait été torturé pendant au moins 3 jours : battu, et brûlé avec des cigarettes.
L’opposant a, ensuite selon le Yedioth Ahronoth, été électrocuté. Sa tête a été plongée dans une baignoire. Elizer Sharon, un agent du Mossad qui s’est confié aux deux journalistes avant son décès, leur a assuré que la mort de Ben Barka n’avait pas été planifiée, « du moins, pas à cette étape » : « Ils (les Marocains, ndlr) ont rempli une baignoire d’eau. Dlimi a plongé sa tête et voulait qu’il (Ben Barka, ndlr) révèle des informations […], ils ont mis sa tête sous l’eau un peu trop longtemps jusqu’à ce qu’il devienne complètement bleu ». Une version confirmée par le chef de station du Mossad au Maroc. On signalera qu’aucun des deux intervenants n’était présent sur les lieux et qu’ils appuient leurs déclarations sur les récits des agents marocains dans l’appartement.
Suite à la mort de Ben Barka, le Mossad a pris le relais. Les agents de l’État hébreu se sont emparés de son corps et ont décidé de s’en « débarrasser » en l’enterrant dans le bois de Saint-Germain-en-Laye et en le saupoudrant de produits chimiques qui devaient consumer le corps. Une substance particulièrement active au contact de l’eau. Et selon les agents du Mossad, il pleuvait sur Paris ce jour-là.
L’affaire est ensuite révélée par les services de renseignement français au président Charles de Gaulle qui, furieux, aurait renvoyé une grande partie des dirigeants de ses services d’espionnage et aurait demandé au roi Hassan II de lui remettre Oufkir, Dlimi ainsi que le journaliste qui avait attiré Ben Barka à la brasserie Lipp. Une demande refusée par le souverain et qui a conduit à une rupture des relations entre le Maroc et la France. A ce jour, l’affaire Ben Barka n’a toujours pas été élucidée par les justices françaises et marocaines.
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