Le 31 juillet 2014, la grande place du Méchouar à Rabat est noire de monde. Garde royale, service de sécurité, ministres et dignitaires s’agitent en ce jour de cérémonie de la bey’a, moment fort de la célébration de la Fête du trône. Des centaines de responsables et d’élus, en habit traditionnel, attendent l’arrivée du roi pour lui renouveler leur allégeance. Tout est réglé à la minute près et le cérémonial est bien rodé. Les portes du palais s’ouvrent et le roi fait son apparition. Contrairement à ses habitudes, et pour la première fois de son règne, Mohammed VI choisit de laisser au repos son pur-sang noir, et recevoir l’allégeance à bord d’une voiture, une Mercedes 280 SE héritée de Hassan II.
Nous sommes loin du cliché historique, que la cérémonie de la bey’a consacre et reproduit, celui des sultans conquérants et dominants qui sillonnaient le pays à dos de cheval pour s’enquérir des problèmes de leurs sujets ou ramener dans le giron du Makhzen une tribu rebelle. « La voiture perpétue autrement cette tradition du roi qui va à la rencontre de son peuple, et cela sert l’image de la monarchie », commente un connaisseur des traditions makhzéniennes. La voiture devient ainsi un signe de modernité dans un univers symbolique qui baigne dans le folklore et les coutumes.
Et dans la communication royale, l’usage de la voiture a une place particulière. C’est ainsi que l’on peut comprendre et saisir l’image cool et populaire du monarque qui se fait son propre chauffeur dans les rues du royaume, s’arrête aux feux rouges et n’hésite pas à saluer les passants. On ne compte plus les photos et clichés où on le voit derrière le volant d’un bolide rutilant, accompagné de membres de sa famille ou de proches conseillers. La voiture humanise davantage la personne du roi et donne de lui une impression d’accessibilité.
Mais entre Mohammed VI et les voitures, il ne s’agit pas seulement d’une question de com’ et d’image, mais plutôt d’une vieille histoire d’amour. Une histoire qui commence à l’âge de 10 ans, lorsqu’il reçoit en cadeau d’anniversaire une mini-Jeep Renegade qu’il conduisait dans les allées du Méchouar. Une photo de lui, à bord de ce joujou, fait actuellement le tour des réseaux sociaux. Une source affirme que le prince héritier Moulay Hassan a eu droit lui aussi à une voiturette, dès l’âge de 5 ans, donnant alors du fil à retordre aux chauffeurs du palais, car le prince pouvait surgir avec son petit engin à n’importe quel moment !
Sportif, mais pas trop
Mohammed V, puis Hassan II, étaient de grands collectionneurs de voitures et leurs préférences allaient aux Rolls et aux Cadillac. D’ailleurs, selon nos sources, le garage royal comprend plusieurs dizaines de voitures de collection que Mohammed VI aurait essayé de céder au début de son règne avant de se raviser. Des équipes spéciales se chargent de leur entretien dans le parking situé Route des Zaërs, à Rabat, même si le roi ne les conduit presque jamais. Contrairement à ses prédécesseurs, Mohammed VI préfère les sportives, mais pas les « vraies ».
« La raison est simple. Le souverain est porté sur les sportives, mais qui sont confortables. C’est pour cela qu’on ne le voit presque jamais à bord d’une Porsche, une Ferrari ou une Maserati », explique un spécialiste du secteur automobile. En avril 2000, le roi se rend à Maranello en Italie, siège de Ferrari. Il y teste la 550 Maranello, avant de prendre place dans le siège passager d’une 360 Modena pour un tour de piste à 250 km/heure en compagnie de l’un des drivers du constructeur italien. Mais il décide ne pas acquérir ce bijou de vitesse et de puissance. Prince héritier puis roi, Mohammed VI est resté attaché à Mercedes. Il a été le premier à conduire un CL, puis un SLK coupé en 1996. « A l’époque, ce modèle ne coûtait pas moins de 850 000 dirhams », se souvient un ancien cadre de la maison Mercedes.
Fidèle client de la marque à l’étoile, le roi tient à être servi le premier. Quand il a commandé une SLR McLaren en 2003, fabriquée à Portsmouth en Angleterre à 1 800 exemplaires seulement, il a été prié de patienter. Mais il a vu rouge quand son entourage l’a informé qu’un fils de notables de la région de Casablanca s’est fait livrer avant lui. Alors qu’il était sur le point d’annuler sa commande, le concessionnaire local s’est confondu en excuses et le constructeur a été prié d’accélérer le processus de livraison. D’ailleurs, selon d’anciens cadres de Mercedes, la tradition voulait toujours que le Palais se voie offrir le dernier modèle. « Haj Mohamed Hakam, puis son fils Zakaria, avaient l’habitude de livrer eux-mêmes le dernier modèle Mercedes au palais. Et c’est une tradition que perpétue aujourd’hui Abdellatif Hakam », témoigne un ancien collaborateur de la marque au Maroc.
Un roi prescripteur de voitures
En 2009, le goût de Mohammed VI pour les voitures est évoqué par la presse britannique. En septembre de la même année, il envoie son Aston Martin DB7 à bord d’un Hercules de l’armée de l’air pour être réparée à Newport en Angleterre. Les tabloïds britanniques, reprenant les griefs des écologistes locaux, ont axé leurs attaques sur la pollution générée par les Hercules sur un trajet dépassant 2 000 kms, alors qu’il était possible de faire les réparations à Marbella, à un jet de pierre des côtes marocaines.
Le roi aime la marque anglaise, devenue mythique avec le personnage de James Bond, et a acquis en 2013 une Aston Martin Vanquish Volante. Un bolide rugissant qui coûte la bagatelle de 3 millions de dirhams. Mais quand on aime, on ne compte pas. L’une des toutes dernières acquisitions de Mohammed VI est une Lexus SC430, soit l’un des rares achats faits chez la marque japonaise Toyota.
Dans ce domaine, d’ailleurs, le roi est imité par ceux qui peuvent en avoir les moyens et la possibilité d’acquérir des voitures de luxe et haut de gamme. Un mimétisme qui fait le bonheur de certains concessionnaires et constructeurs, comme Land Rover. En 2002, après le séisme qui a frappé Al Hoceïma et ses environs, Mohammed VI est apparu à bord d’un Range Rover Sport Supercharged. Du coup, de riches Marocains se sont précipités pour acquérir cette sportive britannique, dont le prix démarre à 850 000 dirhams. « Le constructeur ne comprenait rien en voyant ses ventes au Maroc exploser de 200 % en l’espace d’une année. Il a même demandé des explications à son concessionnaire marocain, Smeia », affirme un spécialiste du secteur.
Les valeurs sûres
« Mohammed VI aurait pu liquider les legs de son grand-père et de son père, mais il ne pourra jamais se séparer des vaisseaux amiraux de son garage comme les Mercedes SL 600 », explique un ancien cadre de la marque allemande. C’est dans ces fameuses Mercedes SL 600 LWB Pullman (limousine à six portes et vitre séparant les passagers du chauffeur) que le souverain embarque ses invités de prestige et qu’il utilise aussi lors de ses déplacements officiels dans le royaume. « La maison Mercedes a produit uniquement 124 unités de ce modèle entre les années 1960 et 1980. Hassan II en commandait une presque tous les cinq ans, mais le service était assuré de manière permanente par le constructeur », se souvient un ancien commercial chez la marque allemande.
Les berlines acquises par Hassan II (pour la somme de 2,5 millions de dirhams l’unité) étaient dotées d’un moteur V12 et de vitres blindées. Quant à leur consommation en essence, il y avait de quoi ruiner un nabab, surtout avec les premiers modèles qui engloutissaient 35 litres/100 km. Dans les années 1990, le défunt roi avait offert un de ces monstres (4 tonnes au total) à un notable. Mais ce dernier a préféré céder en catimini cet encombrant cadeau, avec le concours d’un ancien cadre de Mercedes qui a réussi, après d’âpres tractations, à écouler la limousine royale pour la modique somme de 140 000 dirhams.
Hassan II n’en a rien su, heureusement. Le monarque recevait souvent, en guise de cadeau, des voitures de luxe. Un ancien diplomate se rappelle comment des dignitaires marocains avaient décidé, dans les années 1980, d’offrir une Jaguar à Hassan II à l’occasion de son anniversaire. Une fois l’opération d’achat effectuée, le véhicule est confié à l’un des contributeurs pour le faire acheminer de Londres à Rabat. Sauf que ce dernier, au lieu de l’envoyer par fret aérien, a préféré la voie terrestre. L’ambassadeur marocain à Londres a vu rouge et interpellé l’indélicat en vociférant : « Voulez-vous que Hassan II nous accuse de lui offrir une voiture d’occasion quand il jettera un coup d’œil au compteur ? ». On décide alors de commander une nouvelle Jaguar, acheminée cette fois par voie aérienne, tandis que la seconde est déposée dans un garage de la capitale.
Petit business entre princes
La relation de Mohammed VI, et des princes en général, avec les voitures ne manque pas d’anecdotes. Dans Journal d’un prince banni, Moulay Hicham raconte comment son cousin (le roi) et lui arrivaient à mettre de l’argent de côté en se livrant à un petit trafic. Hassan II, selon Moulay Hicham, avait l’habitude d’offrir chaque année deux bons de franchise douanière à chaque prince pour l’importation de véhicules Mercedes. Or, au lieu de changer leurs anciennes voitures, les princes vendaient celles qu’ils avaient importées et faisaient repeindre les anciennes avec la complicité de Marciano, célèbre garagiste de Rabat et partenaire des parties de golf de Hassan II.
Et les princes n’étaient pas les seuls à se livrer à un tel jeu lucratif. Un ancien cadre de Mercedes se rappelle comment les parlementaires se faisaient des fortunes grâce aux dérogations du défunt roi. « Pour chaque mandat, un parlementaire bénéficiait de la possibilité d’importer deux Mercedes classe E ou C. Il avait alors une réduction de 15 % sur le prix de mise sur le marché et à une totale détaxe. Une fois au Maroc, les véhicules étaient revendus, laissant une bonne marge de 150 à 200 000 dirhams », se souvient notre interlocuteur. « C’est tout à fait vrai, confirme un vieux routier de la presse automobile, et je connais même un ancien député qui s’est converti au commerce de voitures grâce à cette dérogation ».
Au début de son règne, Mohammed VI a mis fin à cette pratique, tout en préservant une tradition initiée par son père : payer ses commandes rubis sur ongle et distribuer des enveloppes généreuses aux personnes chargées de l’entretien de son « écurie ». « De très mauvais payeurs, nous en avons connu beaucoup », se souvient un ancien cadre chez un constructeur automobile. Entre autres clients qu’il fallait supplier de longs mois avant de les voir passer à la caisse, figurent le général Moulay Hafid Alaoui, l’ancien ministre Moulay Ahmed Alaoui et une bonne partie de la « clique à Driss Basri ».
Un secret bien gardé
Le garage royal compte « près de 500 véhicules », explique notre source. On y retrouve aussi bien une Ford des années 1920 ayant appartenu à Mohammed V que la première Uno montée au Maroc et offerte à Hassan II ! Le garage royal relève des services de sécurité et mobilise une centaine de personnes à plein temps. Cette petite armée veille sur les travaux quotidiens d’entretien, qui se font loin des yeux. C’est que le Palais et ses collaborateurs gardent le secret sur cette autre fortune royale. Même les concessionnaires automobiles et les rares professionnels auxquels s’adresse le Palais pour les besoins de son garage refusent de dire quoi que ce soit sur les voitures du roi. En Jordanie, monarchie dirigée aussi par un passionné de voitures, le roi Abdallah a choisi de mieux valoriser une bonne partie de ses acquisitions. Depuis plusieurs années en effet, il a créé le « Royal Auto Museum », où sont exposées toutes les voitures ayant appartenu à son père, le roi Hussein. Un modèle à méditer ?
Hakam, Marciano et Guzzo
Le parc royal a fait la bonne fortune de professionnels de la carrosserie, mais aussi de nombreux concessionnaires. Ceux à avoir tiré le maximum de profit de leurs transactions avec Hassan II, puis Mohammed VI, sont sans conteste les frères Hakam, concessionnaires de la marque Mercedes à Rabat. « En plus du Palais, ministères et corps de sécurité s’adressaient aux frères Hakam pour d’importantes commandes annuelles », explique un ancien collaborateur du concessionnaire. Mais les frères Hakam n’étaient pas les seuls à être dans les bonnes grâces du Palais.
Georges Marciano, célèbre garagiste du quartier Hassan à Rabat, avait la confiance de Hassan II pour retaper certaines de ses voitures. Et, naturellement, tout le gotha de la capitale a fait de même, venant gonfler le portefeuille clients du célèbre garagiste corse. A Casablanca, Gilbert Guzzo a vu son entreprise (un garage adossé à une station-service à Aïn Sebaâ) décoller après avoir été approché par Hassan II pour entretenir des véhicules et surtout des vans qui l’accompagnaient dans ses déplacements. En 1993, Gilbert Guzzo, suivant les conseils de Hassan II, assure le défi de fabriquer la première voiture 100% marocaine. Cela donnera la « Ménara », réalisée à quelques exemplaires seulement. L’entreprise de Gilbert Guzzo fonctionne toujours sous l’appellation Ménara et se paie même le luxe d’organiser ou sponsoriser des courses automobiles.
« Un garage qui compte 500 véhicules », on ne précise s’ils sont tous à la famille royale, de service ou du ministère des palais.