Vendredi 24 mai 2013. C’est jour d’assemblée générale au siège de la SNI. Hassan Bouhemou, président du holding, n’est pas là. Il délègue la présidence de cette réunion des actionnaires à Abdelaziz Abarro, PDG de Managem et aussi administrateur du groupe. C’est qu’il n’y a pas d’enjeu particulier pour cette assemblée. Au menu, l’approbation des comptes à fin 2012. Des comptes qui renvoient l’image d’un conglomérat encore plus performant et rentable que jamais. Le business royal a en effet prospéré ces dernières années, dans une discrétion quasi absolue, loin des radars de la communauté financière d’où il a disparu depuis que les holdings ONA et SNI (avant leur fusion) se sont retirés de la Bourse.
Stars incontestables de la corbeille casablancaise, la paire a laissé un énorme vide sur la place. Les traders en parlent toujours sur un ton nostalgique. « Il y a un avant et un après ONA », lance l’un d’entre eux, faisant référence à la dissolution de l’Omnium – entré en Bourse en 1935 – après son absorption par ce qui est devenu sa maison mère. Ce mariage, attendu par la communauté boursière depuis juillet 1999, n’a été finalement annoncé qu’en mars 2010. Une annonce qui, à l’époque, avait pris tout le monde de court, y compris les actionnaires des deux holdings. Au-delà du rapprochement entre les deux entités, le groupe royal avait également dévoilé un plan de réorganisation qui prévoyait leur retrait de la cote, mais aussi la cession partielle de certaines participations. Trois ans après ce big bang boursier, l’heure est venue d’établir un bilan d’étape de ce processus, de récapituler les réalisations et de pointer les revirements stratégiques intervenus entre-temps.
La Bourse, ça peut attendre
Pour mieux faire passer la pilule du retrait de la Bourse de deux big caps (près de 50 milliards de capitalisation), les managers de la SNI promettaient de procéder à des cessions des filiales agro-alimentaires par Offres publiques de vente (OPV) pour dynamiser le marché boursier. « La cession au marché du contrôle d’entreprises majeures (…) et l’augmentation des flottants qui en découle donnera aux investisseurs institutionnels une plus grande influence sur les sociétés cotées, et renforcera par là même l’attractivité de la place boursière marocaine pour les investisseurs nationaux et surtout internationaux, qui sont d’autant plus sensibles à la profondeur des flottants en Bourse qu’ils souhaitent être en mesure de céder leurs titres à n’importe quel moment, sans que leur propre sortie ne pèse sur le cours et impacte négativement leur rendement », pouvait-on lire dans le dossier de presse distribué à l’époque.
Trois ans plus tard, la corbeille casablancaise n’a enregistrée aucune OPV signée SNI. Celles-ci n’ont pas été pour autant abandonnées, mais juste reportées à en croire le management du holding royal. « Les conditions de marché influent évidemment sur le planning, explique Aymane Taud, directeur à la SNI. Nous réaliserons toutes les OPV au moment opportun, lorsque le marché boursier nous semblera porteur ». Et d’ajouter : « Nous espérons que ces OPV relanceront le marché, qui vit actuellement une période de léthargie ».
Un discours qui ne convainc que très peu les opérateurs du marché. Plusieurs professionnels nous livrent, sous couvert d’anonymat, la même analyse : « Si la SNI veut vraiment dynamiser la Bourse, elle n’a qu’à procéder à ces opérations aujourd’hui. Vendre aux conditions actuelles du marché créerait de l’animation et contribuerait forcément à un retour de la confiance et des investisseurs sur la place. Mais, visiblement, le holding se soucie plus de ses plus-values potentielles que de l’état de la Bourse ». Comprenez, la SNI cherche légitimement à bien vendre. D’ailleurs, jusque-là, ça lui réussit bien !
Déjà 8 milliards de plus-values
Le désengagement de Bimo et la cession d’une partie de la participation dans Centrale Laitière ainsi que dans Cosumar ont permis au holding royal de réaliser des produits de cession de 9,7 milliards de dirhams en 2013, sans compter la vente de Lesieur réalisée l’année dernière pour 1,7 milliard de dirhams. Selon les managers du groupe royal, ces différentes opérations ont pu dégager des plus-values de l’ordre de 8 milliards de dirhams. Un jackpot « imposable à un taux d’IS de 30% », aime-t-on rappeler à la SNI. Ainsi, quelque 2,4 milliards de dirhams devraient tomber dans les caisses du fisc. A cela s’ajoute le différé d’impôt sur la plus-value (théorique) réalisée au moment de la fusion lors du transfert du portefeuillede l’ONA à la SNI. Car si le holding avait pu bénéficier en 2010 d’une disposition de la Loi de Finances favorisant les fusions, maintenant que des cessions ont été réalisées c’est l’heure de passer à la caisse.
La manne qui restera à la SNI est malgré tout stratosphérique. Et elle tombe à point. Le holding devrait rembourser pour quelque 6 milliards de dettes au cours de 2013, dont 4,8 milliards de dirhams de titres obligataires. « 80% du montant des cessions sera consacré au remboursement de la dette », affirme notre interlocuteur à la SNI. En fait, le holding royal est une structure depuis toujours très endettée. Et elle a dû aggraver son cas pour financer les deux OPR réalisées en 2010. Conséquence, les dettes financières ont culminé à plus de 24 milliards de dirhams avant de se stabiliser ces dernières années. Mais l’endettement devrait être ramené à 15 milliards de dirhams dès fin 2013. « Notre objectif est de le faire baisser au-dessous des 10 milliards de dirhams », avance Aymane Taud.
Pour cela, la société compte sur la poursuite du programme de désengagement dans l’agro-alimentaire. La cession du reliquat des actions encore détenues dans Cosumar, Centrale Laitière et Lesieur devrait rapporter au bas mot 7,5 milliards de dirhams. Une cession de 10 à 15% d’Attijariwafa devrait également augmenter la cagnotte d’environ 9 milliards. Et encore, ces montants sont calculés sur la base des cours actuels de ces sociétés cotées dans un marché agonisant.
Or, les professionnels du marché ne se font pas d’illusion. « Vous pouvez être certains que le marché connaîtra une envolée des cours bien avant la réalisation des futures OPV sur les filiales de la SNI », commente l’un des plus anciens traders de la place. « Il y a beaucoup de brokers qui guettent les premiers mouvements sur la Bourse des investisseurs institutionnels apparentés ou partenaires de la SNI. Pour eux, ce sera le signe avant-coureur que le processus préparatif des OPV a commencé », poursuit-il. En d’autres termes, quand le groupe royal décidera de passer à l’acte, le marché tremblera.
« La fortune ou le pouvoir ! »
Annoncé en 2010, le désengagement des filiales agro-alimentaires a pris une tournure différente. Alors que le groupe déclarait initialement son intention de rester un « sleeping partner » dans ces sociétés, avec un niveau de participation ne dépassant pas les 30%, il est aujourd’hui question de sortir complètement des métiers de l’agro-alimentaire.
Ce revirement stratégique est intervenu au lendemain de l’éclatement du Printemps arabe et du Mouvement du 20-Février. A cette époque, chaque semaine, les manifestants battaient le pavé dans les rues des principales villes du royaume pour appeler à plus de démocratie et de justice sociale. Un des slogans favoris des protestataires était le désengagement du roi des affaires. « La fortune ou le pouvoir ! », scandaient les manifestants qui défilaient le dimanche avec des banderoles grand format présentant le groupe royal comme une pieuvre tenant dans ses tentacules les pans stratégiques de l’économie.
Serait-ce cela qui a incité les managers de la fortune royale à se désengager complètement du secteur agro-alimentaire ? Pour les responsables du holding, il ne faut rien voir de politique dans cette nouvelle approche. « Dès l’annonce de la réorganisation et des cessions en mars 2010, nous avons constaté un fort appétit manifesté par plusieurs opérateurs industriels désireux de prendre une position capitalistique forte », rassure Karim Chbani, investment manager de la SNI.
Néanmoins, pour certains économistes, ce désengagement de l’agro-alimentaire était devenu incontournable, de par la nature de l’actionnariat de la SNI. « La présence du roi dans ce secteur fortement exposé est devenu un lourd fardeau à porter politiquement, nous explique Najib Akesbi. Au-delà des facteurs socio-économiques comme la cherté de la vie ou la Caisse de compensation, la position dominante voire monopolistique dans le sucre, l’huile ou encore les produits laitiers est devenue intenable. Par exemple, il a souvent fait l’objet de critiques lors de discussions pour l’accord agricole avec l’Union européenne ». Surtout que ces filiales ont fait leur temps dans le portefeuille du groupe. Elles n’ont plus les mêmes marges de progression d’antan et leurs réserves financières ont déjà été distribuées sous forme de dividendes exceptionnels. Comprenez, il valait mieux faire d’une pierre deux coups : réaliser des plus-values conséquentes et en tirer un avantage politique en « se dédouanant » de sociétés dont les produits pèsent dans le panier de la ménagère.
Le roi toujours businessman
Dès l’annonce de la première opération de cession, la presse économique s’emballe. « Le roi se retire des affaires ! », titre un quotidien spécialisé à fort tirage. Or, il n’en est rien. Car si le holding royal est en train de lâcher l’agro-alimentaire, il maintient sa présence dans des secteurs stratégiques. Entre la banque, les mines, les énergies renouvelables, l’immobilier, les télécoms ou encore la grande distribution, la SNI se positionne sur des métiers à fort potentiel. D’ailleurs, la sortie de Lesieur du périmètre du groupe à fin 2012 n’a quasiment pas entamé la performance financière du holding. Ses comptes consolidés laissent apparaître des chiffres pharaoniques : un total bilan de 117 milliards de dirhams, un chiffre d’affaires de 53 milliards et un résultat consolidé dépassant les 5 milliards. La SNI fait beaucoup mieux que les prévisions avancées lors de l’annonce de la fusion. En témoigne les dividendes distribués, qui s’établissent à 580 millions de dirhams (voir tableau). Et le meilleur reste à venir avec l’allègement futur de la dette et des charges financières afférentes.
Avec son poids économique significatif, la présence du roi dans le business reste une question qui se pose avec acuité. Certains y voient une manière de stimuler l’investissement dans l’économie du royaume. « S’il n’y avait pas le holding royal, pensez-vous qu’on aurait des entreprises marocaines capables de concurrencer des multinationales dans es secteurs capitalistiques comme les énergies renouvelables ? », nous lançait il y a quelques mois un proche du top management de la SNI. L’argument peut être recevable. Le rôle socio-économique du holding est certain : outre les dizaines de milliers d’emplois qu’offrent ses filiales, les opérations que le groupe réalise sont tellement importantes qu’elles pèsent sur les indicateurs macro-économiques.
A titre d’illustration, les trois cessions à des investisseurs étrangers réalisées en 2013 ont été salvatrices pour la balance de paiement et les réserves de change du royaume. Elles ont rapporté une manne en devises dépassant le milliard de dollars, soit plus que le montant que cherche à emprunter le ministère des Finances sur le marché international. Autre indicateur, « SNI et filiales ont payé en 2012 pour 4.2 MMDH d’impôt sur les sociétés, soit 10.2% des recettes globales de l’IS collectées alors que la valeur ajoutée produite par le groupe ne représente que 2.3% du PIB du royaume », soulignent les cadres de la holding.
Mais la thèse d’une SNI locomotive de l’économie, ou d’un groupe royal coach de champions nationaux, ne fait pas l’unanimité chez les observateurs. « Il faudrait se demander si la présence du groupe royal dans certains secteurs d’activités ne dissuade pas des entrepreneurs privés d’investir ces pans où ils risquent de concurrencer le roi », lance l’économiste Najib Akesbi. Pourtant, la présence de la SNI dans Centrale Laitière n’a pas empêché des coopératives comme Jaouda de poursuivre leur développement et d’augmenter leurs parts de marché. Idem dans le secteur des huiles où le groupe Belhassan a pendant de longues années concurrencer le groupe royal sans se plaindre. La même logique peut prévaloir dans la grande distribution où des sociétés comme Label’Vie continuent de faire leur bonhomme de chemin malgré l’agressivité concurrentielle de Marjane.
« En tout cas, le risque de conflit d’intérêt est énorme quand on cumule business et politique, surtout de la part d’un roi qui règne et gouverne, rétorque Akesbi. Il n’y qu’à voir toutes les interprétations que l’on fait de la défiscalisation de l’agriculture. Nombreux sont ceux qui croient que c’est parce que le roi est le plus grand exploitant agricole que ce secteur est privilégié fiscalement ». Ces interférences entre politique et affaires ont été évoquées publiquement il y a quelques années par Miloud Chaabi président d’Ynna Holding, qui avait ouvertement appelé au retrait du roi des affaires. L’homme a depuis vécu bien des mésaventures. Et le message semble avoir été reçu 5/5 par nos capitaines d’industrie. Aucun d’entre eux ne s’aventure à jouer aux têtes brûlées en mettant cette question au coeur des débats.
Avec Mehdi Michbal
Je comprend maintenant pourquoi on parle de predation quand la presse internationale parle de l’economie de mon pays