La Tunisie se dirige vers un horizon politique plus stable. L’Algérie est figée dans le formol des pétrodollars. Le Maroc navigue entre semi-autoritarisme traditionnel, populisme électoral et vitalité de la société civile. Les trois pays du Maghreb central sont-ils mûrs pour l’unité ? L’opinion dominante dit, en substance, la chose suivante : l’unité maghrébine est naturelle, historiquement enracinée. Les obstacles sont purement conjoncturels, dus aux calculs des uns, à la perversité des autres. L’obstacle principal tient à la rivalité entre Rabat et Alger. De l’argumentaire qui précède, seul le dernier terme est vrai. Le reste fait partie d’une mythologie moderne.
Il n’y a jamais eu d’unité maghrébine. Quelques tentatives impériales existèrent, mais elles ne font pas une vérité historique, tout juste un espoir caressé par tous, jamais réalisé dans la durée. Les Fatimides de Tunisie ont tenté une unification maghrébine, mais jamais ils n’arrivèrent à intégrer ce qui deviendra le Maroc, qui resta fidèle aux derniers Idrissides et joua souvent les Omeyyades d’Espagne contre la Tunisie fatimide. L’empire almohade a réussi, de 1150 environ à 1212, à unifier l’Afrique du Nord autour de Marrakech. Cela s’est fait par la contrainte et les incessantes expéditions militaires, qui ont épuisé démographiquement le Haut-Atlas, sans lier durablement des territoires trop étirés. Quant aux Almoravides, ils s’arrêtèrent à Alger et aux contreforts de la Kabylie, et les Mérinides se bornèrent à des campagnes brusques, rapides et fragiles. Cela ne fait pas une réalité historique.
La frontière entre le Maroc et l’Algérie n’est pas artificielle. C’est même l’une des plus anciennes limites politiques du monde. La Maurétanie et la Numidie, sous les Carthaginois, les provinces de Maurétanie tingitane et de Maurétanie césarienne sous les Romains, l’indépendance précoce du Maroc des Idrissides, de l’Algérie des Rustumides… dans le temps long, le seul qui compte à ce niveau-là, une frontière a toujours existé, quelque part entre la Moulouya et le méridien d’Alger. Même sous les grands empires, Rome ou Damas devaient départager les deux territoires, sous des gouvernorats différents. Avec les Ottomans qui arrivent jusqu’à Tlemcen, la frontière n’a quasiment plus bougé. Qu’elle soit dommageable aux peuples maghrébins, voilà un avis qui se défend. Mais il est mensonger de dire qu’elle est factice, née du partage impérialiste, fruit de la domination coloniale. C’est même l’inverse : cette frontière a failli disparaître sous la colonisation, lorsqu’on tenta d’algérianiser le Maroc, d’en faire une pure continuité territoriale de l’exploitation algérienne, et qu’il fallut toute une série de conjonctures pour maintenir cette frontière entre un protectorat qui maintint, vaille que vaille, son identité et l’aliénation coloniale la plus violente qui ait existé.
Le projet maghrébin, né dans les années 1950, est louable. Mais n’oublions pas qu’il était idéologique : le Maghreb uni, c’était un projet tiers-mondiste dont le pivot géographique n’aurait pu être autre chose qu’Alger, et le pivot politique, un parti unique comme le monde arabe en a tant créé, splendide de brutalité et de démagogie.
Le projet maghrébin peut réussir, mais à cette seule condition : ne pas oublier que, historiquement, il est inédit, et que, politiquement, tout pour le moment concourt à son échec : les modèles politiques et les pesanteurs historiques sont, de part et d’autre de la frontière algéro-marocaine, opposés.