Abdelwahab Meddeb, intellectuel engagé contre la "maladie de l'islam"

L’écrivain et poète tunisien est décédé  jeudi 6 novembre à l’âge de 68 ans. En hommage à cet intellectuel, nous republions un entretien accordé à TelQuel en décembre 2009. Ses propos sont toujours d'actualité.

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Abdelwahab Meddeb s’est éteint le jeudi 6 novembre après avoir lutté de long mois contre un cancer. Auteur d’une œuvre prolifique sur la littérature arabe et le soufisme, cet homme de lettres tunisien était également un intellectuel engagé dans la lutte contre l’intégrisme et le fanatisme. Infatigable traducteur, il a contribué à faire connaître des auteurs arabes ( Tayeb Saleh) auprès des lecteurs francophones. On peut citer parmi ses livres La maladie de l’Islam, L’exil occidental et Pari de civilisation. En hommage à cet intellectuel, voici un entretien accordé à TelQuel en décembre 2009. Il n’a pas perdu de son actualité.

TelQuel: Vous évoquez souvent dans vos livres la “maladie de l’islam”. Qu’entendez-vous par là ? 

Abdelwahab Meddeb: L’expression m’est venue en voyant des choses terribles commises au nom de l’islam. Un dossier noir s’est constitué au fil du temps depuis la prise de pouvoir par Khomeiny en Iran en 1979. L’intégrisme islamiste se présente ainsi comme “la maladie de l’islam”. Chaque entité est hantée par ses démons, et ceux de l’islam réapparaissent de nos jours sous la forme du terrorisme. Cette approche intolérante qui agit en politique au nom de la religion appauvrit et la religion et la politique, en les réduisant à une idéologie de ralliement. Au fanatisme traditionnel qui s’est manifesté par exemple du temps des Almoravides et des Almohades, s’ajoutent avec l’islamisme contemporain tous les attributs de la pensée et de la pratique totalitaires.

Mais l’islamisme ne représente-t-il pas également une réponse au sentiment d’humiliation, qui habite les musulmans depuis des décennies ?

Ça ne se justifie pas, car pourquoi y répondre en se laissant prendre au piège de ses propres démons ? Le nazisme était aussi une réponse à une humiliation, celle des conditions du traité de Versailles ; mais est-ce une raison pour le justifier ? Le nazisme puisait dans les démons de l’Allemagne, mais depuis 1945 les Allemands ont réalisé un travail en profondeur sur eux-mêmes. Certes ce travail d’introspection a été entrepris après que l’Allemagne a subi une défaite retentissante, que le monde musulman n’a connue que de manière diluée, non pas dans un événement concentré et circonscrit dans le temps. Que chacun donc traite ses propres démons au-delà des causes qui les alimentent et qui les ravivent.

Certains intellectuels estiment que la violence est inhérente à l’islam. Comment répondre à cela?

Ceux qui sont phobiques à l’islam considèrent que la violence lui est consubstantielle. J’ai toujours démontré dans mon livre que cela est faux. La violence touche toutes les religions quand elles se déploient dans l’Histoire, se confrontent au pouvoir politique. C’est également le cas quand l’identité d’un groupe est construite sur le rejet de l’autre, accusé de menacer la pureté de la communauté. Même les religions qui ont la réputation d’être pacifiques, comme l’hindouisme, sécrètent des formes de fascisme lorsqu’elles prétendent au pur. La dimension guerrière présente dans le Coran sous la forme du “Jihad” n’est pas une invention musulmane, mais biblique. Mohammed reproduit le geste de Moïse : il est le chef d’un peuple, d’une nation en constitution, et l’un des attributs de ce chef est de défendre cette révélation par l’épée.

Le christianisme a-t-il également sa part de violence, comme en témoignent les Croisades et l’Inquisition ?

Le christianisme, dont le texte fondateur est pourtant le moins marqué par l’appel à la guerre, est paradoxalement la religion qui a produit le plus de violences dans l’Histoire. Mais cette violence n’est pas originelle. Il a fallu attendre mille ans pour observer les premières Croisades, dont le concept est équivalent à celui du “Jihad”.

On présente de plus en plus le soufisme comme recours pour dépasser cette violence au sein du monde musulman. Qu’en pensez-vous ?

Il faut se méfier aussi du soufisme, car à l’intérieur même des confréries il y a une hiérarchie qui conduit à la servitude, à l’asservissement et à l’aliénation même, comme l’anthropologue marocain Abdellah Hamoudi le démontre dans ses écrits. Les principes d’obéissance et de violence politique dans l’exercice de l’autorité peuvent émaner du modèle qui régit les rapports entre maître et disciple au sein des confréries. Cela dit, il est vrai que le soufisme détient un gigantesque potentiel de modernité, notamment lorsqu’il encourage l’expression de la singularité et de la subjectivité, et c’est en cela qu’il devient subversif.

Dans vos écrits, la question de la modernisation de l’interprétation du Coran est essentielle. Comment y procéder ?

Dans ce genre de travail, il faut s’affranchir de tout le corpus exégétique et avoir un contact à nu avec le texte. Il faut être un homme de son temps et faire usage des multiples instruments de lecture contemporains.

Pour vous, le salut du monde musulman passe par une assimilation de la civilisation occidentale et de ses valeurs, et en cela vous rejoignez les intellectuels arabes de la première moitié du 20ème siècle tels que Taha Hussein et Salama Moussa…

L’occidentalisation de l’islam est logique, car les deux civilisations évoluent dans le même espace intellectuel et sont nourries par les mêmes sources grecques. Les réformateurs du 19ème siècle comme Mohammed Abduh pressentaient cela. A l’époque, certains le disent explicitement, d’autres rusent avec cette idée, mais ils savent très bien qu’il n’y a qu’un pas à faire pour rejoindre le train de la civilisation, désormais occidental. L’idée se répand chez les intellectuels égyptiens au début du 20ème siècle et dans l’entre-deux-guerres. Taha Hussein disait exactement la même chose : derrière les civilisations, il y a La Civilisation, et celle-ci fut pendant un temps arabe et islamique, pour ensuite devenir occidentale. S’opposer à l’occidentalisation en tant que musulman et arabe relève d’une distorsion historique, fondée sur une construction imaginaire de l’identité mettant l’accent sur les différences et reniant les similitudes.

Vous identifiez aussi dans la pensée musulmane classique des germes de la laïcité et de la pensée des Lumières.

Les Lumières sont nées, qu’on le veuille ou non, dans la critique de la religion. Si l’on accepte ce postulat, il est aisé de faire le lien avec les penseurs antiques de l’islam. Le médecin et philosophe Abû Bakr Râzi a écrit un livre qui réfute la prophétie, où l’on retrouve tout ce que diront beaucoup plus tard Erasme puis Voltaire, et cela dès le 10ème siècle et en langue arabe.

Pourquoi ces concepts ont marché en Occident et échoué dans le monde musulman ? 

Ce n’est pas en raison de l’essence de l’islam lui-même mais à cause de certains phénomènes politiques et culturels. Il y a d’abord la méfiance envers la pensée libre, dont la mécréance est considérée comme la finalité, qui permet de facto de justifier et d’imposer une censure théologique. Ce dogmatisme, qui considère que “trop penser est dangereux”, que cela met en péril la religion, a obtenu l’adhésion de l’autorité politique. C’est ainsi qu’il a triomphé. J’avance aussi une autre thèse : les musulmans ont commis l’erreur fatale de croire à “la fin de l’Histoire”, tout comme Hegel ou Fukuyama. Ils ont estimé que durant les quatre siècles d’effervescence intellectuelle qu’ils avaient connue (du VIIIème au XIIème siècle), tout avait été dit et qu’il fallait juste consigner le savoir acquis, d’où la prolifération des encyclopédies. Les lettrés musulmans ont puisé pendant un demi-millénaire dans ces archives. L’expédition de Bonaparte en Egypte a ouvert les yeux de leurs descendants qui se sont retrouvés démunis face aux avancées matérielles et techniques qu’ils ne maîtrisaient pas.

Pour vous, le destin de la langue arabe illustre cette déroute culturelle et intellectuelle ?

Ce qui est arrivé à la langue arabe est édifiant et confirme la thèse des linguistes, qui estiment que la performance et la compétence d’une langue sont étroitement liées à l’état historique de ses locuteurs. L’évolution de la langue arabe illustre cette thèse. Lorsque les musulmans ont cessé d’être performants, leur langue s’est vermoulue.

Le monde arabe et musulman ne serait-il pas capable d’inventer une autre modernité différente du modèle occidental ?

C’est à mon avis un travail vain et inutile. Je voudrais ici rappeler la position d’Averroès qui appelait à ce qu’on accepte et qu’on utilise l’outil de pensée inventé par les Grecs sans perdre son temps à le réinventer. Cependant, face à ce phénomène d’occidentalisation, j’avance un autre concept qui me paraît majeur, celui du post-occidental. Je désigne ainsi celui qui vient de la non-Europe, du non-Occident, et qui s’adapte à l’esprit du savoir occidental et finit par le personnaliser, confirmant ainsi l’universalité des valeurs occidentales. En réalité, quels problèmes avons-nous avec l’Occident ? Nous reprochons aux acteurs historiques occidentaux d’avoir renié leurs propres valeurs. Les principes des Lumières ont été bafoués par l’impérialisme et le colonialisme. Cet argument a eu beaucoup d’échos chez nos nationalistes maghrébins qui l’ont utilisé pour stipendier l’Occident. C’est à ce titre que seul le post-Occidental est en mesure de restaurer les principes occidentaux et d’appeler à leur application.

 

 

 

 

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