Ils sont plus de 740 pensionnaires, dont 200 femmes et 520 cas psychiatriques au centre de bienfaisance de Tit Mellil. Pour la plupart, ils ont été abandonnés par leurs familles et survivent en attendant leur dernier jour. Si l’association fait de son mieux pour qu’ils ne manquent de rien, mettant à leur disposition médecins et aides-soignantes au quotidien, elle ne peut pas remplacer l’absence de leur proches et l’ennui qui les ronge, faute d’activités. Nous sommes partis à leur rencontre pour recueillir leurs témoignages, où ils partagent l’amertume de la précarité et le goût de l’abandon.
Ba Ahmed, 68 ans : « Il y a trois ans, j’ai arrêté de travailler, c’était à mes enfants de prendre le relai »
« Je suis arrivé à Casablanca d’un village près de Settat en 1967. En 1980, j’ai rencontré ma femme, elle était femme de ménage. Nous habitions dans un appartement qui était en son nom. J’étais peintre de bâtiment, un métier ingrat où tu n’as ni retraite ni sécurité sociale. J’ai eu trois enfants dont j’ai bien pris soin. Mais ils n’ont pas compris qu’en devenant vieux je ne pouvais plus être rentable, la peinture me rendait malade, j’avais des migraines et mal aux yeux. Il y a trois ans, j’ai arrêté de travailler, c’était à eux de prendre le relai. C’est là qu’ils ont commencé à devenir arrogants avec moi, on me parlait mal à la maison, ma femme prétendait que je ne m’étais jamais occupé d’elle. Pour l’Aïd, ils ne m’ont rien donné à manger, et pendant le ramadan j’avais droit à de l’eau et des dattes. J’en avais marre d’être traité comme un moins que rien. Il y a dix jours, j’ai pris deux couvertures et je suis sorti. J’étais prêt à vivre dans la rue. C’est là qu’un monsieur m’a proposé de raconter mon histoire au commissariat, ils m’ont ramené ici. Depuis, ma famille n’a pas demandé de mes nouvelles, je pense qu’ils s’en foutent que je sois mort ou vivant, mais j’ai ma fierté. J’essaie de ne pas trop y penser pour ne pas en devenir malade. »
Khadija, 56 ans : « Nous étions riches. Le champagne coulait à flot »
« J’étais belle quand j’étais jeune. Mon mari était commissaire divisionnaire proche du palais. Nous étions riches. Le champagne coulait à flot dans nos soirées et les généraux de l’armée étaient nos amis proches. Mais j’étais aussi très capricieuse. Un soir où mon mari ne voulait pas jouer au poker avec moi, j’ai pris ma voiture pour aller bouder chez mes parents, il m’avait pourtant dit que je regretterais mon geste. Il était très ferme. Trois jours après, j’ai appris que j’étais divorcée. J’ai eu une longue période de vide. Entre-temps, mon mari est devenu alcoolique et est mort suite à des problèmes cardiaques. Un des contacts de mon mari m’avait trouvé un travail à Tel-Aviv, en Israël. Du jour au lendemain, j’avais un billet d’avion, un contrat de travail et mon visa, j’étais très excitée pour cette nouvelle vie qui s’offrait à moi. Et je n’étais pas déçue, Israël est un pays magnifique ! J’ai travaillé comme assistante sociale spécialisée pendant plusieurs années, j’étais bien payée. J’envoyais 600 dollars par mois à mon frère pour épargner et prendre soin de ma mère. Quelques temps après, j’apprends que ma sœur est morte. Je rentre donc au Maroc pour prendre soin de ma mère pendant quelque temps avant de revenir en Israël. A mon retour, j’ai découvert que ma mère faisait la manche, j’étais catastrophée. Mon frère avait dépensé toutes mes économies. J’ai vécu du peu qui me restait pendant un moment, en attendant qu’elle meure. Suite à ça, je n’avais plus grand chose et pensais revenir, mais je ne me doutais pas que le retour allait être aussi difficile, tous les contacts de la belle époque n’étaient plus là. Ils m’avaient oubliée. Je suis partie en Turquie, puis en Jordanie pour voir si je pouvais passer la frontière et reprendre mon boulot, mais ça n’a pas marché. C’était la fin du monde pour moi. A mon retour d’Istanbul, je ne possédais plus que les vêtements que j’avais sur moi. J’ai appelé un proche dans la détresse qui m’a ramené ici, et depuis, mon quotidien se résume à lire le Coran, mon chapelet et mes cigarettes. Je reste très nostalgique quand je pense à ma vie passée. J’étais heureuse. »
Mi Tamou, la soixantaine : « Les femmes de mes fils n’ont pas voulu de moi »
« Cela fait bientôt cinq ans que je suis ici. Je suis à moitié paralysée, et j’en ai un peu marre d’être clouée au lit toute la journée. Comment j’ai atterri ici ? Les femmes de mes fils n’ont pas voulu de moi, le mari de ma fille non plus. Je ne voulais pas leur causer des problèmes de couple. Tu ne peux quand même pas forcer tes enfants à t’aimer ! Dire que j’ai souffert pour qu’ils ne manquent de rien et vivent comme tous les enfants de leur âge. Ma fille vient me rendre visite de temps en temps, je ne lui en veux pas beaucoup, elle n’est pas autonome. Sans son mari elle ne serait rien. Mes fils m’ignorent par contre. Mes petits-fils me réclament, mais ils ne comprennent sans doute pas où on m’a abandonnée. Je suis triste de ne pas pouvoir les voir autant que je veux, ils n’y sont pour rien. Pendant l’Aïd, mes fils ont voulu que je vienne chez eux, mais si c’est pour manger un bout de viande, je préfère encore le faire ici ! J’ai perdu espoir, qu’ils viennent me voir ou pas, ça m’est égal. Mais je relativise, j’ai au moins un toit qui me protège en attendant ma mort. C’est la volonté de Dieu. »
Laïdia, la soixantaine : « Mon frère m’a jetée dehors de chez moi et a vendu l’appartement »
« J’habitais près de la mosquée Hassan II, on nous avait donné des appartements sociaux. J’étais copropriétaire avec mon frère. En 1998, mon mari est mort. J’ai fait pas mal de tentatives de suicide, j’avais des problèmes psychologiques et les voisins se plaignaient de mon état. Ils se sentaient responsables de moi. Il m’est arrivé de dormir dehors sous la pluie parce qu’il n’y avait personne pour porter ma chaise roulante ! C’est là que mon frère m’a jetée dehors de chez moi et a vendu l’appartement. Si seulement j’avais des enfants pour me venir en aide. Je n’ai personne pour me soutenir. J’ai une sœur en France, mais elle ne vient jamais me rendre visite, elle doit être trop occupée avec ses enfants. Mon frère ne vient jamais me voir. Même pendant l’Aïd, il s’est contenté de m’appeler, disant que sa voiture était en panne et que le trajet lui coûtait trop cher pour me rendre visite ! »
Voir aussi : A Tit Mellil, la vie en maison de retraite
Farouk, 48 ans : « J’ai travaillé aux Forces auxiliaires pendant 18 ans »
« Cela fait trois ans que je suis ici. J’ai travaillé aux Forces auxiliaires pendant 18 ans. A un moment, je commençais à avoir des troubles psychologiques. Il m’arrivait de me dénuder dans la rue. Dans un état de folie passagère, j’ai demandé ma démission, je ne savais pas ce que je faisais. C’est là que je me suis retrouvé sans rien du tout. Ma femme a demandé le divorce, et mes deux filles sont parties vivre chez leur oncle. Je suis donc parti vivre chez mon père, après six mois, ma belle-mère ne voulait plus de moi. La rue était le seul refuge qui se proposait à moi. J’ai vécu dehors pendant trois ans et demi. C’était très dur. Je vivais dans la terreur. Il arrivait que des clochards m’agressent et me volent tout ce que j’avais récolté durant la journée en mendiant, on m’a beaucoup violenté aussi. Un soir d’hiver, les maraudes m’ont amené ici, au moins je ne vis plus dans l’angoisse, j’ai de quoi manger et je peux me doucher quand je veux ! Je vais rendre visite à mes deux filles une fois par an, et c’est compliqué d’économiser le budget du transport quand tu n’as pas de revenu. Mon ex-femme est partie travailler en Espagne, que Dieu lui vienne en aide. J’espère qu’elles seront heureuses un jour, elles n’y sont pour rien. Je n’ai pas été abandonné, elles sont juste très pauvres. »
hallucinant et très touchant