« Ici il n’y a rien, à part le bitume, la précarité et l’ennui », annonce d’emblée Adil, un vendeur de cigarettes au détail. Voici pour la description, plutôt expéditive, de Bani Makada. Un arrondissement de Tanger qui renferme plusieurs quartiers populaires dont Bir Chifae, Hawmat Nsara, Mabrouka ou encore Parada. A lui seul, il représente un tiers de la superficie de la ville et concentre 60% de la population tangéroise, soit bien plus que les 250 000 habitants recensés par l’Etat en 2004. Souvent décrit comme une « zone de non-droit », Bani Makada fait régulièrement la Une des médias lorsqu’éclatent des affrontements entre la police et les habitants. Eloigné des fastes du centre-ville, confronté à la surpopulation, au chômage et à la précarité, Bani Makada ressemble à tous les quartiers populaires du Maroc : une fourmilière où s’agglutinent badauds, marchands ambulants et constructions majoritairement anarchiques. Sauf qu’ici, il n’y a ni espaces verts, ni terrains de foot, ni même de passage piéton. Le sentiment global de la population : l’abandon, l’impression d’être totalement livrée à elle-même. Selon Fouad Bellamine, président de l’association Jiwar pour les initiatives de développement, les habitants de Bani Makada sont « engagés mais pas partisans » : ils se sont toujours sentis très concernés par l’actualité du monde arabe et n’ont jamais eu peur de manifester leur mécontentement.
Une sorte de tradition sur ce territoire où certains secteurs, notamment Hawmat Saddam (en hommage à Saddam Hussein) ont vu le jour lorsque des manifestants contre la guerre du Golfe, en 1990, ont décidé d’y installer leurs baraques. « C’est également à Bani Makada, sur la place du changement, que les citoyens se sont réunis avec le Mouvement du 20 février et que nous avions les plus grandes manifestations du pays », affirme Aboubakr Khamlichi, militant au sein de l’AMDH depuis plus de trente ans. Accoudé au comptoir de sa petite épicerie, Mohamed, qui est né dans le quartier en 1963, se souvient quant à lui d’une autre atmosphère, à l’époque « où les habitants avaient des idéaux et que le quartier était l’un des bastions de l’Istiqlal et du Parti Socialiste (USFP). Aujourd’hui, plus personne ne croit en rien, et surtout pas en les responsables politiques. Cela ne profite qu’aux salafistes et aux ferracha, qui imposent leurs lois ».
Pirates du bitume
Au cœur de Bani Makada, ce sont les salafistes qui règnent en maîtres sur le bitume, à travers un souk informel. Leurs étals de fortune, proposant mille et un produits de consommation « made in China », ont envahi les trottoirs et une partie des artères principales du quartier. « Ils bloquent la circulation, et s’en fichent complètement. De toute façon, si quelqu’un, un passant ou un policier, a le malheur de dire quoi que ce soit, ils brandissent leurs sabres », s’insurge Mohamed El Fethouni, un jeune du quartier, membre de l’association Nahda pour l’action sociale. Installés dans les rues depuis des décennies, ces ferracha ont bénéficié, au milieu des années 2000, d’un souk flambant neuf où les emplacements se sont vendus à quelques milliers de dirhams. Pourtant, quelques mois plus tard, la plupart d’entre eux ont revendu leurs échoppes et ont à nouveau investi les trottoirs du quartier, qui sont devenus, depuis, une propriété privée quasiment. « La place est louée à 3000 dirhams par mois. Tout le monde s’en plaint, mais devenir ferrach est l’une des rares solutions pour gagner son pain. C’est déjà pas si mal puisque la moitié des gens sont au chômage ici », ironise Abdelkader, un vendeur de culottes et de leggings bariolés. Entre abandon scolaire (un tiers des 5-12 ans ne vont plus à l’école) et absence de perspectives d’avenir, devenir vendeur ambulant est parfois l’unique débouché professionnel pour les jeunes. « C’est comme ça que les salafistes les attirent dans leur mouvance, en leur donnant un job et un salaire à la petite semaine, affirme Mourad Essabri, membre du 20-Février et de l’AMDH. Evidemment, la plupart sont assez modérés et tous ne sont pas des terroristes en puissance. Contrairement à ce que voudraient faire croire les médias, les salafistes ne sont pas surpuissants. Parfois, ils sont seulement considérés comme des pirates du bitume rodés au business et au trafic de drogue. »
Le vide idéologique
Pour Aziz, un jeune de dix-neuf ans sans emploi, le salafisme lui a permis « de donner un cadre à sa vie et d’appartenir à une communauté très soudée », explique-t-il, assis à une terrasse de café. Mais incapable de refuser un joint ou une virée dans les cabarets du centre-ville, il a très vite changé de bord pour rejoindre les rangs de l’extrême gauche. « Les jeunes n’ont plus vraiment de repères ici. Tout le monde le sait, des centaines de gamins sont partis et partent encore faire le jihad au Moyen-Orient », admet Mourad Essabri. Même si ces cas sont isolés, Bani Makada demeure le premier fournisseur du royaume de chair à canon pour la Syrie, et désormais l’Irak. Dans le quartier, tout le monde ou presque connaît quelqu’un qui a pris un billet sans retour pour la Turquie, point de passage obligé pour les candidats jihadistes. « On bourre le crâne aux plus ignorants ou aux plus fragiles psychologiquement, puis on leur donne 5000 dirhams pour acheter un billet d’avion. Généralement, l’argent est envoyé depuis la Syrie », précise Mourad Essabri. A Bani Makada, des familles entières (père, mère, enfants) sont partis faire la guerre. Il y a quelque temps, un enfant âgé de neuf ans, qui avait rejoint la Syrie avec son père, a miraculeusement réussi à revenir seul à Tanger. « C’est une histoire incroyable. Les rumeurs disent que les renseignements généraux l’ont interrogé, puis relâché. Depuis, il joue au foot dans une petite équipe, comme si tout était parfaitement normal », s’étonne encore Mohamed El Fethouni.
Promesses et lassitude
Ici, à chaque fois que la police effectue quelques descentes, notamment pour réguler le fameux marché informel des ferracha, cela tourne systématiquement à l’affrontement. « Les vendeurs sont solidaires entre eux et n’ont plus l’habitude d’être contrôlés. Jusqu’au début des années 2000, Bani Makada était une zone de non-droit. Depuis, les autorités tentent de reprendre les choses en main, mais nous sommes encore un peu dépassés », confesse Fouad El Omari, maire de Tanger depuis 2010 et également dirigeant du PAM. Après la visite inopinée de Mohammed VI en mars dernier, avec un service de sécurité ultra-light, une enveloppe de 7,6 milliards de dirhams, dont 3 milliards directement financés par la collectivité de Tanger, a été débloquée afin de lancer de nouveaux projets. Et les promesses vont bon train. Parmi elles, la construction et l’agrandissement de deux routes longeant Bani Makada pour désengorger le quartier, la construction d’un super-souk avec parking souterrain censé réunir l’ensemble des souks informels de l’arrondissement, ou encore la construction de dix jardins d’enfants avant la fin de l’année. « L’une des plus grandes erreurs a été d’installer le marché de gros à Bani Makada. Depuis, plus de 400 camions sillonnent les routes du quartier chaque jour, c’est insupportable pour les habitants. Nous allons donc le déplacer », annonce le maire. Pas sûr néanmoins que cela suffise à atténuer la lassitude, voire la colère des habitants. « A l’approche des élections communales, je crois surtout que les politiques, notamment le PAM, tentent de reprendre la main sur un territoire qui renferme plusieurs dizaines de milliers de voix potentielles », estime Mustafa, ouvrier et syndicaliste quadragénaire. En attendant, les initiatives sociales ne manquent pas. A défaut d’avoir des passages pour piétons, plusieurs chômeurs du quartier se sont improvisés « traverseurs pour enfants » lors des sorties d’école, tandis qu’une poignée de jeunes ont décidé d’améliorer leur quartier en plantant des arbres. Mais depuis la reprise du conflit Israël-Palestine, les habitants sont bien trop occupés à manifester leur soutien à Gaza. « Finalement, on s’intéresse peut-être plus à la Palestine qu’à chez nous, mais je suis sûr qu’un jour Bani Makada connaîtra une deuxième vague de contestation. Un tsunami », prédit Mourad Essabri.
La surpopulation est un fléau et les remèdes doivent impérativement mis en œuvre : aménagement du territoire et Planification Familiale…