Vendredi 11 juillet, au cœur de l’Atlas oriental. La route tertiaire P7319 qui relie Midelt à Imilchil est déserte. En plus du ralentissement de l’activité due au ramadan, des tronçons complets de la route ont été grignotés par les crues de l’oued suite à la fonte des neiges, rendant la conduite difficile même en 4×4. En ce début d’été, la température ne dépasse pas les 25 degrés et les pluies sporadiques embellissent le paysage. Dans les lopins de terre qui longent l’oued, les paysans s’affairent à moissonner le blé ou à cultiver les légumes. La beauté époustouflante de cette région accidentée, située à 2500 mètres d’altitude, contraste avec sa réputation de zone enclavée où l’ennemi de l’homme est le froid. Depuis l’hiver 2007, quand Anfgou a vu mourir plusieurs de ses enfants faute de soins, les projecteurs se braquent sur ce coin de l’Atlas au moment de la chute des neiges. Nous sommes partis à la découverte de cette région en dehors de la saison de tapage médiatique.
Un air de paradis
Nous entamons notre visite dans le village d’Agoudim. Un hameau paisible où la terre arable est plus abondante. Nous y rencontrons Driss Ouabbes, un natif du village issu d’une famille de bergers, qui gère une auberge où il accueille des touristes passionnés de trekking. Du haut de ses 37 ans, Driss a vu son environnement changer depuis deux décennies. « Autrefois, la neige était plus abondante et certains villageois possédaient des cheptels allant jusqu’à 400 têtes. Depuis 15 ans, les hivers sont plus froids qu’enneigés. Résultat, il y a moins de pâturage dans ces montagnes et il faut investir de l’argent pour nourrir les bêtes », raconte-t-il. Avec l’aide de son père, il abandonne l’élevage pour se concentrer sur l’agriculture vivrière et son projet d’auberge. « J’ai passé un accord avec une agence de tourisme à Marrakech qui m’envoie des groupes de touristes que je récupère à Imilchil. Grâce à ma connaissance du terrain, je les guide d’Imilchil à Jbel Ayachi près de Midelt, qui culmine à 3700 mètres, avec une escale dans mon auberge », précise Driss. Outre les caprices de la nature, les profondes mutations culturelles subies par le royaume ont précipité le déclin du mode de vie pastoral, typique de ces montagnes au sol très pauvre. « Le jeunes ne veulent plus travailler comme bergers. Quand ils ne s’engagent pas dans l’armée, ils désertent le village pour les grandes villes où ils travaillent dans le bâtiment. Même les filles ne veulent plus épouser des bergers », constate Driss, qui profite de la période d’accalmie du ramadan pour effectuer quelques travaux dans son auberge. « Je ne quitterai ces montagnes à aucun prix. Je ne suis pas fait pour la vie en ville », nous lance-t-il.
Flash et caméras
Nous reprenons notre route en direction d’Anfgou. Nous avons rendez-vous avec Bassou Obbouz, 28 ans, au village de Tamalout. Il est le seul titulaire d’une licence dans la région. Diplômé en 2011 de l’université de Meknès, il enchaîne, depuis, les petits boulots. Quand on évoque avec lui la situation de la région, son discours est sans concessions : « Il ne faut pas résumer les problèmes de la région au froid. Cette situation est le résultat de la gestion du conseil communal local qui a dilapidé les revenus du bois de la forêt de cèdres. La région croule sous les dettes et n’investit plus rien dans les infrastructures ». Quand on arrive à Anfgou, l’ambiance contraste avec la chape de neige qui couvre la bourgade en hiver. Nous sommes accueillis par un groupe de gamins qui nous demandent de l’argent et des stylos dans un français rudimentaire. « C’est normal, quand on habitue les gens à quémander au lieu de lancer de vrais projets de développement humain », commente Bassou, agacé. L’histoire remonte à 2007 quand la chaîne qatarie Al Jazeera diffuse un documentaire sur Anfgou après la mort de 23 enfants durant la vague de froid intense. Mohamed Alla, 28 ans, a vécu ces évènements. « Al Jazeera a filmé une femme avec ses enfants se nourrissant de navets et de châtaignes. Cette mise en scène a déclenché un engouement médiatique pour la région », se rappelle-t-il. Quand le Palais s’intéresse à la région, c’est la conseillère royale Zoulikha Nasri qui est dépêchée sur les lieux pour déblayer le terrain et identifier les besoins. En 2008, le roi séjourne trois jours sous une tente au cœur du village et passe le plus clair de son temps à rencontrer la population.
King’s speech
Quand on pose la question à la population sur ce qui a changé depuis la visite royale, la réponse ne se fait pas attendre : Mohammed VI a donné des instructions que les responsables ne semblent pas appliquer. Pour la plupart, l’unique réalisation est la construction, en 2013, d’une école primaire qui accueille 150 élèves, dotée d’un internat pour ceux qui viennent des villages voisins. Dès le collège, les parents sont dans l’obligation d’envoyer leurs enfants au village de Tounfit, situé à deux heures de route vers le nord et difficilement accessible en hiver et au printemps. En conséquence, le décrochage scolaire est fréquent et touche particulièrement les filles. « Quelques individus ont profité de la visite royale pour demander une grima », nous explique Brahim, un habitant du village. Paradoxalement, les heureux bénéficiaires de ces grimate les ont louées dans les grandes villes contre une rente mensuelle de 2000 dirhams. Ce qui n’est pas le cas de Brahim, qui attend sa grima depuis 2008 : « Je suis resté neuf jours devant les portes du ministère de l’Intérieur pour demander qu’on s’occupe de mon cas. ». Par ailleurs, si le village est relié aux réseaux d’électricité et de téléphonie, le dispensaire local ne dispose pas de médecin permanent et les médicaments se font très rares. Côté agriculture, malgré l’abondance d’eau, les paysans n’ont pas les moyens de construire des réseaux d’irrigation pour arroser leurs parcelles de terre. Pourtant, la récente visite d’un représentant du ministère de l’Agriculture avait suscité de l’espoir. « On nous a promis que la région allait bénéficier du programme Maroc vert et on attend toujours des actions concrètes », affirme Bassou.
L’arbre qui cache la forêt
Nous interpellons un groupe de jeunes qui tuent le temps à proximité de la mosquée du village. Quand nous évoquons le rôle de la société civile dans le cas d’Anfgou, ils sont unanimes. « On ne veut plus des associations qui nous ramènent des couvertures. Certains en ont fait un business pour amasser de l’argent sur notre dos. Nous voulons des projets qui s’inscrivent dans la durée », lâche Mohamed Alla, un habitant, avant d’ajouter : « D’autres villages sont dans des situations plus difficiles que la nôtre ». Pour nous prouver ses dires, il nous guide au village de Tighadouine, situé à 8 km d’Anfgou. Pour y accéder, il faut emprunter une route sinueuse au cœur d’une splendide forêt de cèdres. En hiver, Tighadouine est complètement isolé du reste du monde et les habitants doivent faire le plein de bois et de vivres à l’avance afin d’affronter la période des neiges. Pour ne rien arranger, l’unique richesse de la région, la forêt de cèdres, fait l’objet d’un pillage à grande échelle, souvent orchestré par les habitants de la région eux-mêmes. Abattus clandestinement ou avec la complicité des garde-forestiers qui ferment les yeux, les arbres sont découpés et acheminés à dos de mulets vers les sept menuiseries que compte Anfgou. Selon plusieurs sources locales, chaque chargement de ce bois est vendu à 300 dirhams en plus de 75 dirhams pour acheter le silence des garde-forestiers. Néanmoins, consciente que les revenus du bois n’ont aucune retombée sur la région, la population a décidé de s’opposer aux sociétés qui achètent des concessions des Eaux et Forêts pour découper les arbres. Prise en tenailles entre des conditions climatiques difficiles et l’absence de projets de développement durable, la région d’Anfgou est condamnée à mourir à petit feu et ce n’est pas l’engouement médiatique qu’elle suscite qui risque de la sauver. Neige ou pas neige.
c’est le village d’Aghddou ce n’est pas Tighadouine