Par cette matinée brumeuse du 31 mars 1905, l’arrivée à Tanger de l’empereur d’Allemagne Guillaume II sonne comme un avertissement lancé à la face de la France, qui convoite le Maroc. Le pays de Victor Hugo campait déjà en Algérie depuis 1830 et avait instauré son protectorat en Tunisie depuis 1881… Mais le prétendu « programme de pacification civilisatrice », brandi par les idéologues parisiens, fait long feu. Loin d’être désintéressée, la visite de l’empereur le plus puissant au monde venait rebattre les cartes du jeu colonial et catapulter Tanger dans la modernité. Au long du XIXe siècle, l’excès de confiance de l’Occident en sa culture, son économie et son récent savoir-faire technologique lui donne des ailes et l’encourage à adopter une politique de conquête agressive. L’impérialisme lorgne la rive sud de la Méditerranée et bien sûr Tanger, maintes fois attaquée par le passé. En ce temps-là, les choses vont mal au Maroc. La cour de Fès – capitale du royaume à l’époque – est en effervescence. Les tribus se soulèvent partout dans le pays. Le tertib, l’impôt, n’est payé nulle part. La France en profite donc pour proposer de nouveaux emprunts, vendre des armes et proposer ses services. Voyant cela, l’Allemagne s’inquiète… Le sultan Moulay Abdelaziz est alors heureux quand il apprend la décision soudaine de Guillaume II de venir à Tanger, pour réaffirmer la présence allemande après les accords franco-hispano-anglais sur le Maroc.
Inquiétude sur le débarcadère
A Tanger, la joie est palpable. Guirlandes, drapeaux des nations, arcs de triomphe, branches de palmiers, rues réparées… La ville s’embellit. Des journalistes de tous les pays et une foule dense se déversent sur Tanger par bateaux, pour assister à la visite impériale. C’est dans ce contexte que le Kaiser allemand arrive à Tanger, le 31 mars 1905 vers 9 heures du matin. Étrangement, le sultan Moulay Abdelaziz ne fait pas le déplacement, arguant qu’il manquait de temps pour ses propres préparatifs. Sens de la realpolitik ? Volonté de ne pas froisser les Français et les Anglais ? Faute d’archives, le mystère demeure. C’est son grand oncle, Moulay Abdelmalek, qui le représente, et s’acquitte de la tâche avec maestria. Mais quand le Hamburg, yacht impérial, mouille dans la rade de Tanger, l’inquiétude gagne les officiels marocains. Où est Guillaume II ? Son adjudant, le général Von Scholl, et plusieurs officiers de la suite impériale sont descendus, mais pas lui… On murmure qu’il hésite, qu’il pourrait ne pas descendre à terre à cause du mauvais temps. La déception est générale. Les officiers allemands essaient les chevaux offerts par le sultan à l’empereur. Ils examinent les rues par lesquelles doit passer le cortège. Puis, brusquement, Guillaume II apparaît, vers 11 heures. Il porte l’uniforme d’un régiment d’infanterie et paraît en bonne santé. L’accueil se fait en grande pompe. Moulay Abdelmalek et les principaux délégués de la colonie allemande accourent au débarcadère pour le saluer. Aux côtés de Moulay Abdelmalek, Sir Harry Mac Lean, l’instructeur en chef anglais des troupes chérifiennes, marchant à la tête d’une garnison de quelques 1200 soldats (accompagné du capitaine instructeur français Fournié). Quel meilleur hommage qu’une telle escorte pour un dirigeant ivre de puissance ! Les canons Armstrong de Dar Baroud donnent 33 coups en l’honneur du Kaiser. Aux délégués de la colonie allemande, il dit : « Je suis heureux de saluer en vous les pionniers dévoués du commerce et de l’industrie allemande, qui m’aident dans la tâche de maintenir toujours hauts, sur cette terre libre, les intérêts de la mère-patrie. » La rue Siaghine, pavoisée et bondée, salue le dirigeant occidental dans sa lente montée vers la légation allemande située au Grand Socco. Les gens lancent de nombreux vivats et youyous. Des petits bulletins rouges sont jetés des fenêtres par des prêtres espagnols : « Vive l’empereur Guillaume ! Vive l’Espagne ! Vive l’indépendance marocaine ! »
Sauvegarder les intérêts de l’Allemagne
Cerise sur le gâteau : une fantasia vient clore le cérémonial dédié à l’empereur qui, en retour, déclare devant une foule remuante : « C’est au sultan en sa qualité de souverain indépendant que je fais aujourd’hui ma visite et j’espère que sous sa souveraineté, un Maroc libre restera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans concessions de monopoles ni annexions, sur des bases d’une égalité absolue (…) Je suis décidé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour sauvegarder les intérêts de l’Allemagne au Maroc. Puisque je considère le sultan comme souverain absolument libre, c’est avec lui que je veux m’entendre sur les moyens propres à sauvegarder ces intérêts ». Un discours bref mais fort, qui fait trembler la France (voir encadré). L’empereur reçoit ensuite quelques personnalités. Vers 13h30, le yacht impérial remet les voiles en direction de Gibraltar.
Guillaume II se présente à vrai dire en faux libérateur du royaume chérifien. Les formules de « souverain indépendant », « souverain absolument libre » ne changent rien à la réalité impérialiste du discours. Les Allemands sont soucieux de leurs intérêts au Maroc. Les pérégrinations de l’explorateur allemand Friedrich Gerhard Rohlf en Afrique du Nord, entre 1861 et 1865, la présence de la maison Krupp qui se précipite pour offrir ses services en matière d’artillerie au sultan, la fondation de la Marokkanische Gesellschaft à Berlin en 1903, une association pangermanique, dont le but est de créer un mouvement d’opinion favorable aux investissements au Maroc, sont éloquents à ce sujet. Clairement, Guillaume II est venu à Tanger en adversaire de la France, de la Grande-Bretagne et de leur politique coloniale. Opportuniste, le Kaiser pousse et teste auprès des autres puissances son rêve d’une Allemagne forte et conquérante, traduction de sa Weltpolitik. La visite n’aura duré que cinq heures, mais elle est importante pour Tanger. Elle débouche en 1906 sur la conférence internationale d’Algésiras, où les participants s’engagèrent à reconnaître la souveraineté du sultan et l’égalité des droits entre les puissances étrangères. Cette réunion fut le prélude au Statut international de Tanger, signé en 1923 et qui fut appliqué jusqu’en 1956.
Diplomatie : la France outragéeA Paris, lorsqu’on apprend la venue de Guillaume II, on fulmine. Le petit saut à Tanger de l’empereur prend des proportions énormes. L’ambassadeur d’Allemagne est convoqué, doit donner des explications sur la décision du Kaiser à l’égard du Maroc, tandis que, d’un autre côté, le ministre français des Affaires étrangères, Delcassé, est destitué pour n’avoir pas su réagir et empêcher cette visite. Il est remplacé par Rouvier. Quinze années de patients rapprochements avec le sultan venaient de tomber à l’eau. Le discours de Guillaume II était clair : Paris n’avait plus les coudées franches. D’ailleurs, le même jour, l’empereur envoya à Fès un ambassadeur pour pousser le sultan à délaisser le programme de la France et à convoquer une conférence internationale, pour étudier les moyens d’une réorganisation au Maroc. Voilà comment est née la conférence d’Algésiras, qui sera à l’origine de l’internationalisation de la cité.[/encadre]
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Vous m’excuserez, mais le roi d’Angleterre était à l’époque l’empereur des Indes, donc dire que c’était le plus fort des empereurs de l’époque relève de l’hérésie historique