Le livre de John Waterbury, Le Commandeur des croyants – La monarchie marocaine et son élite, est un classique. Mieux, c’est une boîte à outils. En 2014, journalistes, universitaires, militants, au Maroc et ailleurs, continuent d’y puiser des références et des pistes de réflexion. Ses autres ouvrages et travaux restent moins connus des lecteurs marocains. Et pourtant, son North for the Trade, qui décrit l’ascension sociale d’un commerçant soussi, est des plus intéressants, et son regard sur l’Égypte contemporaine, où il a vécu, est riche d’enseignements. Waterbury vit aujourd’hui à Abu Dhabi. L’entretien a dû être mené à distance. Avec une modestie, une bonne humeur et un entrain inattendus, le très respecté chercheur s’est plié à l’exercice.
Comment vous est venue l’idée de travailler sur Le Commandeur des croyants ?
A l’époque, étudier les partis politiques du Tiers-Monde était en vogue aux Etats-Unis. Ma recherche devait s’axer sur les partis marocains et leur rôle au parlement. Sauf qu’il y a eu les émeutes de Casablanca en 1965, l’état d’exception et la suspension du parlement… J’ai donc commencé à travailler sur Le Commandeur des croyants à l’improviste. C’était mon plan B pour ma thèse de doctorat.
Comment s’est déroulée l’enquête ?
Il a d’abord fallu mener des centaines d’entretiens, et lire toute la presse marocaine depuis l’indépendance. Il y a aussi eu de nombreuses conversations avec des collègues, à l’instar de Paul Pascon, Abdelkébir Khatibi, Clifford Geertz, David Hart et beaucoup d’autres encore.
De tous vos livres, est-il celui qui a rencontré le plus de succès ?
Probablement, mais je n’ai pas les chiffres, car concernant la version arabe, c’est une édition pirate qui a longtemps circulé. Mon livre coécrit avec Alan Richards sur l’économie politique du Moyen-Orient s’est lui aussi bien vendu.
Pourquoi un tel engouement, à votre avis ?
Il n’y avait pas d’autre livre sur la vie politique contemporaine du Maroc. Leila Blacque Belaire l’a traduit en français en 1975, au moment où toute une nouvelle génération de jeunes Marocains poursuivaient leurs études en France. Ils l’ont acheté, et assez vite, des copies ont circulé au Maroc où il a longtemps été censuré. Un ou deux ans plus tard, c’était au tour de Rémy Leveau, avec son Le fellah marocain, défenseur du trône, qui a aussi connu un succès mérité.
A vous lire, la cohésion du régime semblait reposer sur la concurrence entre les élites. Cela exposait le pays à des risques ?
Chaque système politique présente des fragilités. Je ne croyais pas à la pérennité du système que j’essayais de décrire, mais mon objet était ailleurs : comprendre le comportement politique des Marocains dans les premières années de l’indépendance.
Le clivage entre conservateurs et progressistes est toujours d’actualité. Pensez-vous que cela se fasse au profit de la monarchie, validant ainsi votre travail de l’époque ?
Les clivages, en général, servent la monarchie qui est au-dessus d’eux.
Vous constatiez, à l’époque déjà, l’écroulement de la gauche marocaine. Pensez-vous qu’aujourd’hui les islamistes courent le même risque ?
J’hésite à le prédire, surtout que j’ai presque loupé l’essor de l’islamisme comme force politique. Je ne sais même plus si j’ai employé le terme « écroulement de la gauche ». Toujours est-il que cette dernière présentait un talon d’Achille : l’économie. Ayant vécu en Egypte en 1961 et 1962, j’étais familier des problèmes économiques du socialisme arabe nassérien. L’islamisme, lui, n’est pas fondé sur une vision économique du monde, mais répond plutôt aux besoins spirituels des peuples de la région. Ce qui ne l’empêche pas d’être désavoué, comme en Egypte. Je pense qu’il faut suivre l’évolution de l’Iran, pays qui nous montrera peut-être à quoi pourrait ressembler le premier système politique post-islamiste.
Pour vous, l’action de Abdelfattah Al Sissi s’inscrit-elle dans une sorte de continuité avec Nasser, Sadate et Moubarak ?
Oui. C’est extraordinaire de voir comment les anciens réflexes politiques ressurgissent. Quand on lit Al Ahram aujourd’hui, on a l’impression d’être en 1960. Cela dit, le tremblement de terre politique est bien réel. Al Sissi ou son successeur feront face à des défis très différents de ceux qu’ont connus Sadate ou Moubarak.
Vous avez travaillé avec le prince Moulay Hicham. Avez-vous lu son livre ?
Nous avons créé ensemble le Transregional Institute à Princeton et il a préparé sa thèse sous ma direction. Eh oui, j’ai bien lu le Journal d’un prince banni. C’est fascinant. Même si je l’étudiais, je suis moi-même resté aux marges du Makhzen. Lire le récit intime de Moulay Hicham, le Makhzen vu de l’intérieur, c’est extraordinaire. En tant que lecteur averti, tout ne m’a pas intéressé, mais il y a tout de même des analyses politiques assez fines. Je suis sûr que ce livre fera date, même s’il est déjà contesté. Je sais aussi qu’il a mis beaucoup de son âme dans ce travail.
Vous étiez récemment au Maroc. Dans quel cadre ?
Je prépare une étude comparative sur l’enseignement supérieur dans le monde arabe. Je privilégie les pays où j’ai passé du temps : l’Egypte, le Liban et le Maroc. Je suis donc ravi de revenir en 2013, pour mener des entretiens avec des responsables d’universités et le ministre de l’Enseignement supérieur.
Que pensez-vous de l’état des sciences sociales et humaines au Maroc ?
Il y a des Marocains très doués. J’ai été très impressionné, par exemple, par le livre de Hishaam Aidi, Redeploying the State, qui comparait l’Egypte et le Maroc. Mais j’ai l’impression qu’il est toujours assez dangereux d’écrire sur la vie politique au Maroc et de sauvegarder une carrière universitaire en même temps.
Le « Printemps arabe » a-t-il vraiment bousculé les élites ?
Bousculé, mais pas déplacé, ni transformé. Du moins pas encore. Il est banal de dire qu’une révolution demande beaucoup de temps pour s’achever, mais c’est le cas. La France avait son Etat profond comme l’Egypte, ou ce qu’on appelle Makhzen au Maroc. C’est autour de cet Etat profond que se jouent les révolutions arabes.
Profil
1929 : Naissance dans le New Jersey.
1961 : S’installe en Égypte et étudie l’arabe.
1965 : Arrive au Maroc et enquête sur la Commanderie des croyants.
1970 : Publication en anglais du Commandeur des Croyants – La monarchie marocaine et son élite.
1998 : Devient président de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) au Liban.
Vous êtes surs que le livre d’Aidi ne serait pas plutôt une comparaison entre le Mexique et l’Egypte?