Christine Daure-Serfaty. Une vie de résistance

Christine Daure-Serfaty a accompagné et soutenu, plus que quiconque, les prisonniers politiques marocains. Décédée le 28 mai, elle part avec le respect indéfectible de tous ceux qui l’ont connue.

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Photo : DR

La veuve d’Abraham Serfaty s’en est allée. Pour beaucoup, elle fut avant tout l’épouse d’un militant. Mais elle n’était pas que cela. Modeste, elle minimisait presque, en 2010, son rôle dans la genèse du livre Notre ami le roi, signé Gilles Perrault et qui, en 1990, ébranlait en le mettant à nu le régime de Hassan II. Edwy Plenel, cofondateur du site d’informations français Médiapart, travaillait à l’époque pour la maison d’édition Gallimard, éditrice du livre. Dans un hommage publié sur Médiapart après le décès de Christine Daure-Serfaty, il lui rend justice en évoquant « la complice secrète du coup de tonnerre éditorial de Gilles Perrault ». « Notes, informations, documentation, vérifications, témoignages, Christine lui fournissait la matière première », pousuit-il. Et d’expliquer pourquoi il avait choisi Christine Daure-Serfaty pour jouer ce rôle : « Nulle n’était mieux armée pour l’écrire que Christine qui, dans son combat pour les disparus et les prisonniers, les morts-vivants de Tazmamart et les torturés de Kénitra, avait arpenté sans relâche le dédale des compromissions et des corruptions, s’informant et se renseignant, cherchant des failles, ouvrant des brèches, se glissant dans les interstices, fussent-ils les plus infimes ».

En 1962, à 36 ans, Christine Daure s’installe au Maroc, à Tanger puis à Casablanca pour y enseigner. Les lycées sont agités à cette époque et elle, qui soutient ses élèves proches des organisations gauchistes, ne tarde pas à rencontrer des activistes. En 1972, un ami lui demande de cacher chez elle Abraham Serfaty, figure de l’organisation révolutionnaire Ilal Amam. Elle accepte sans hésiter. Abdellah El Harif, aujourd’hui au secrétariat du parti d’extrême gauche Annahj Addimoqrati, se souvient : « J’avais intégré Ilal Amam depuis peu. Un camarade m’avait prévenu que Abraham voulait me parler et j’ai été emmené dans l’appartement d’une coopérante française, Christine, à qui je n’ai pas parlé ce jour-là et que je ne reverrais que plus tard, lorsque je serai fait prisonnier.»

Ce n’est pas la première fois que Christine Daure cache un militant politique. Son fils, Christophe Aguiton, se souvient : «J’avais moins de dix ans quand, dans les années 1950, un cadre algérien du Front de libération nationale (FLN) est resté caché plusieurs mois dans notre maison de Rouen ». D’autres militants marocains profitent du courage de l’enseignante française. Elle ne tarde pas à être inquiétée par les autorités, qui l’arrêtent, l’interrogent et l’expulsent du Maroc en 1976. Qu’à cela ne tienne ! Daure a déjà choisi son camp.

En France et au parloir

De retour en France, elle se rapproche d’associations de solidarité, anime un bulletin, rencontre des hommes politiques et interpelle les médias pour plaider la cause des prisonniers politiques marocains.  

Elle remue ciel et terre, autour, entre autres, du cas d’Abraham Serfaty. Elle sait qu’il est malade, et elle le dit à qui veut bien l’entendre. Suite à l’intervention de Danielle Mitterrand, épouse du président français, on l’autorise enfin, en 1986, après dix ans d’exil, à lui rendre visite à la prison de Kénitra, à condition qu’elle se marie avec le prisonnier. Lors d’une cérémonie à l’ombre des murs du centre de détention, elle épouse le prisonnier et sa cause. Jaouad Mdidech, ancien militant d’Ilal Amam, était aussi emprisonné à Kénitra à cette époque. Il se souvient avec émotion : « Nous nous permettions de la saluer lors de ses visites au parloir, tous les deux ou trois mois. Nous arrivions à échanger quelques mots avec elle. En contact avec notre réseau de solidarité, elle nous tenait au courant des évolutions à l’extérieur ».

Daure-Serfaty ne s’en tient pas pour autant à la défense de son mari et ne circonscrit pas sa lutte aux détenus d’extrême gauche. Les proches d’un prisonnier l’ont alertée au sujet du bagne de Tazmamart, où des militaires vivent le martyre. Sans attendre, elle se solidarise avec eux. « L’engagement de Christine semblait avoir deux faces : une très politique, très à gauche, et l’autre très humaine, universelle », explique son fils. Il raconte qu’au moment du débarquement des Alliés en France en 1945, sa mère, qui n’a que 17 ans, aide des militaires allemands à déserter en leur fournissant des habits civils. « Ce qui allait contre les ordres de la Résistance. Mais ça lui ressemblait : vouloir affaiblir l’armée allemande tout en restant très humaine, en sauvant des vies ». Un engagement qui éclaire les causes qu’elle défendra au Maroc, parfois à contre-courant. « Les détenus de Tazmamart n’ont pas tout de suite été soutenus pleinement par les militants de gauche, méfiants envers des militaires, des factieux. Elle, en revanche, n’a pas hésité dès qu’elle a découvert leur sort », explique encore Aguiton. « Son nom résonne à mes oreilles comme celui de ma libération », nous dit Ahmed Marzouki, passé par le bagne et qui, un mois après sa libération, contactait cette femme qu’il ne connaissait pas. Il se remémore : « Elle ne nous a pas oubliés, même après notre sortie du bagne. Elle continuait à glaner un peu d’argent pour les anciens prisonniers ». Ses luttes marocaines, sous pseudonyme ou sous son vrai nom, Daure-Serfaty les relate sous forme d’écrits politiques, en plus de participer à la publication de Notre ami le roi, qu’elle arrive à faire entrer clandestinement dans la prison de Kénitra. Peu de temps après la sortie du livre, Abraham Serfaty est libéré, ainsi que de nombreux autres détenus. Par précaution, le régime préfère malgré tout expulser le couple. Les deux militants ne reviendront au Maroc qu’à la mort de Hassan II, en 1999.

Le respect, à jamais

Les gens qui ont rencontré Christine Daure-Serfaty durant les années de plomb sont restés proches d’elle, et surtout très admiratifs. Marzouki évoque son esprit de combativité: « En 2005, elle n’était plus toute jeune, mais elle voulait toujours comprendre, notamment ce que vivaient les islamistes sous le nouveau règne. Elle m’a demandé de l’accompagner chez Nadia Yassine, la fille du cheikh de Al Adl Wal Ihsane. J’ai assisté à un incroyable dialogue de plusieurs heures entre ces deux femmes que tout, a priori, opposait». Lorsqu’il rend visite, au cours des années 2000, à Mohammedia puis Marrakech, à Abraham Serfaty, déjà atteint de la maladie d’Alzheimer, Abdellah El Harif croise de nouveau Christine. « Elle me paraissait encore très vive et soutenait son mari », nous dit-il, avant de préciser : « Je ne veux plus parler des désaccords que nous avons pu avoir à l’avènement du nouveau règne, que Abraham et Christine considéraient comme une véritable rupture avec le passé, alors que nous en avions une lecture moins optimiste. Je veux rendre hommage à une femme qui n’était pas marocaine et qui a malgré tout fait preuve d’un courage rare. Une femme qui n’a jamais flanché et pour qui j’ai un respect indéfectible ». A l’époque, en effet, à l’instar d’El Harif, de nombreux militants vivent mal ce qu’ils perçoivent comme une proximité entre Daure-Serfaty et certains cercles politiques, jugés trop peu critiques à l’encontre du nouveau règne. Jaouad Mdidech relativise : « Des militants ont pu mal prendre par exemple que Christine accepte une invitation émise par le PAM, au moment où naissait le parti. Mais sa vie d’engagements l’avait liée de manière très forte à des personnes comme Salah El Ouadie, qui a connu les affres de l’enfermement en tant que militant de l’organisation du 23-Mars. Et elle devait avoir une forme de respect pour le conseiller du roi Fouad Ali El Himma, qui avait joué le rôle d’interface entre le régime et d’anciens opposants, entre autres pour permettre le retour d’Abraham ».

Après le décès d’Abraham Serfaty, en novembre 2010, sa veuve se rend plus régulièrement en France et s’y réinstalle définitivement en 2012. La dame n’est plus toute jeune. « Elle avait déjà moins d’activités publiques », rappelle son fils, pour lequel « elle est partie plus vite qu’on ne s’y attendait ». Frappée par une embolie pulmonaire qui l’a emportée le 28 mai, Christine Daure-Serfaty repose dans le cimetière de la ville de Juvanzé, où elle avait vécu avec Abraham.

Parution. Le roman de l’exil

La Femme d’Ijoukak est l’unique fiction signée Christine Daure-Serfaty. A l’époque, elle explique à TelQuel  que le livre, rédigé dans les années 1990, était pour elle une sorte de remède «pour me consoler de mon exil forcé, retrouver mon attachement au Maroc par les mots, atténuer l’idée de ne pas pouvoir y remettre les pieds». Le livre est dans un premier temps censuré au Maroc et édité en France. Puis, en 2008, il est édité au Maroc sous couverture Tarik Éditions. Le roman narre la quête de Mathilde qui, pour retrouver son passé, reprend le chemin du village d’Ijoukak peu de temps après l’indépendance. Si le livre n’est pas à proprement parler politique, son atmosphère reste celle d’un Makhzen qui bâtit un panoptique autour de la suspicion et la surveillance.

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