Dans la vie, Aïcha Elbasri n’a pas peur de faire des choix. En 2000, lorsqu’elle a franchi les portes des Nations Unies, elle croyait en un idéal, « en une organisation capable de négocier la paix dans le monde». Douze ans plus tard, alors qu’elle est devenue porte-parole de la Mission de l’ONU au Darfour, sa fierté se transforme peu à peu en honte. Au beau milieu d’un des conflits les plus violents d’Afrique, elle découvre que les Nations Unies cachent les crimes commis contre les civils par le régime de Khartoum. Quelques mois après sa prise de fonction, Aïcha Elbasri présente sa démission et décide de faire éclater la vérité. Tout commence avec une enquête de Foreign Policy sur l’échec de la Mission de l’Union Africaine et des Nations Unies au Darfour (Minuad), publiée le 9 avril dernier, à laquelle elle collabore en livrant des milliers de documents internes aux Nations Unies. « La plus importante fuite de documents internes d’une mission active de l’ONU de toute l’histoire de cette institution », selon le magazine américain. Comme pour enfoncer le clou, le 22 avril, Aïcha Elbasri publie une tribune sur le site du quotidien français Le Monde où elle dénonce la désinformation, les mensonges et l’inaction de la Minuad. Un acte de bravoure pour pouvoir « se regarder dans une glace », explique-t-elle, avant d’ajouter : « Je n’ai jamais été une personne naïve. Certes, la diplomatie exige des compromis, mais je ne peux pas accepter la compromission».
« J’ai trop lu Jean Genet »
Au départ, rien ne prédestinait Aïcha Elbasri à faire carrière dans les rangs de la diplomatie. Née en 1965, elle a passé les vingt-quatre premières années de sa vie à Casablanca avant de s’envoler pour la France, plus précisément à Grenoble, afin de poursuivre des études de littérature française. Après sa thèse, elle part à New York en 1998, puis publie chez l’Harmattan, en janvier 2000, un essai sur L’imaginaire carcéral de Jean Genet. Un auteur dont Aïcha Elbasri a hérité des idées anticonformistes et anti-impérialistes, mais aussi de son aversion pour l’hypocrisie des puissants. « En fait, je crois que je l’ai trop lu. Il a fini par influencer ma propre vie », avoue-t-elle dans un rire. Aux Etats-Unis, la jeune femme a la possibilité d’enseigner à l’Université, mais elle n’est pas très intéressée. Célibataire et volontaire, elle aspire à vivre quelque chose de plus excitant. Sur les conseils d’un ami, elle passe l’examen d’entrée au service français de la traduction verbatim à l’ONU et y est admise en juillet 2000. « Trois ans plus tard, j’ai réussi un nouvel examen pour devenir attachée de presse au service de l’information et des médias », précise-t-elle. Un travail qui lui donne l’opportunité d’être au cœur des enjeux internationaux, mais Aïcha Elbasri ressent l’appel du terrain. Son choix se porte alors sur l’Irak, un pays qu’elle quitte au bout de cinq mois pour rejoindre le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), au Soudan, de 2005 à 2009.
Au-delà de la guerre et de la pauvreté, Aïcha Elbasri découvre un territoire riche d’une grande diversité ethnique et culturelle. Elle s’éprend du pays et noue des liens très forts avec « des femmes et des hommes ordinaires dont j’ai partagé les joies comme les peines ». Après un retour en Irak de deux ans, la Minuad lui propose un poste de porte-parole. « Mon premier réflexe a été de lire les derniers rapports émis sur la région. Ils disaient tous que la situation s’était améliorée et que le processus de paix était sur la bonne voie. J’ai donc accepté de revenir au Soudan », relate-t-elle.
L’envers du décor
Mais la réalité est tout autre. « Tout le monde passait sous silence l’échec de la protection des civils et l’intensification des frappes aériennes menées par les forces gouvernementales du pays », assure-t-elle. Neuf jours après la prise de ses fonctions, le 25 août 2012, Salah Shuaib, un journaliste soudanais basé à Washington, la contacte pour avoir des informations concernant des affrontements entre les autorités et les insurgés à Tawila, une région située au nord du Darfour. Aïcha Elbasri transfère sa requête aux responsables de la mission onusienne, qui se contentent d’une réponse sobre : « La situation est calme ». « Entre le 24 et le 27 août, la Minuad a déployé une mission de vérification à Tawila, qui a établi avec certitude que les forces gouvernementales et les milices arabes, surnommées Janjaweed, ont attaqué à bord de 150 véhicules militaires quatre villages de la province soupçonnés d’avoir soutenu les insurgés. Les femmes ont été violées, les hommes agressés, les maisons pillées et des milliers de civils ont dû fuir. La Minuad, pourtant alertée par les populations locales, n’est pas intervenue et a menti aux médias », raconte-t-elle.
Et lorsqu’elle ose demander des comptes à Kisamba Wynjones, le commandant adjoint des forces de la mission, celui-ci lui rétorque du tac au tac : « Parfois, nous devons nous comporter comme des diplomates. Nous ne pouvons pas dire tout ce que nous voyons au Darfour ». Aïcha Elbasri est bouleversée mais ne baisse pas les bras pour autant. Elle continue à poser des questions et commence même à mener des contre-enquêtes sur les rapports qu’elle reçoit. « Je n’avais aucune confiance dans les documents écrits par l’ONU, ils ne nommaient jamais les auteurs des exactions, puisque c’étaient souvent des proches du régime de Khartoum, et ne faisaient aucune mention des bombardements », affirme-t-elle. Une attitude qui agace au plus haut point, notamment de la part d’un porte-parole. Sans être clairement menacée, Aïcha Elbasri est victime d’intimidation, elle se fait des ennemis, n’est pas « très populaire mais respectée à la fois ». Un jour, un supérieur va jusqu’à lui dire : « Arrêtez de vous soucier des médias, les histoires meurent au bout de quelques jours et nous avons d’autres choses à faire que de répondre à la presse ».
Se résigner ou partir
Aïcha Elbasri n’est pas la seule à avoir des doutes quant aux vertus de cette mission. Même Aichatou Mindadou, alors chef par intérim de la Minuad, lui confie dans un mail : « La mission est prise en otage par deux ou trois personnes […] et les informations sont systématiquement manipulées ». Aïcha Elbasri ne parvient pas à en savoir plus mais peut compter sur le soutien de sa supérieure. Alors qu’elle s’engage dans un bras de fer sans merci avec la plupart des membres de la mission pour connaître la vérité, la « porte-parole rebelle » se sent vidée. « J’avais perdu du poids, j’étais épuisée, j’avais même des tics physiques liés au stress », confie-t-elle. A bout de nerfs, consciente qu’elle ne peut pas gagner cette lutte, Aïcha Elbasri remet sa démission en avril 2013. Dans son rapport de fin de mission, elle demande au Département du maintien de la paix d’enquêter sur les violations de la politique de l’information publique, puis dépose une demande officielle d’enquête auprès des services de contrôle interne. « Quand j’ai eu la certitude que l’ONU n’allait pas bouger le petit doigt, je n’avais plus qu’une option : parler », assène-t-elle.
Pour convaincre, Aïcha Elbasri sait qu’elle doit fournir des preuves. Par chance ou par prévision, elle a en sa possession des milliers de rapports, de documents confidentiels et de câbles diplomatiques qu’elle ne va pas hésiter à livrer. « Ce n’est pas de l’espionnage mais une transgression délibérée du code de conduite interne de l’ONU », souligne-t-elle. « J’ai contacté Colum Lynch, un journaliste de Foreign Policy pour lui proposer de réaliser cette enquête ». Une sorte de mea culpa auprès des médias, un joli pied de nez à Ban Ki-Moon, fervent lecteur de ce magazine, et un « soulagement » pour Aïcha Elbasri. Aujourd’hui, la conscience tranquille, l’ex porte-parole prévoit de terminer un livre dont elle a entamé l’écriture il y près de dix ans et attend toujours l’avènement de la paix au Darfour.
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer