Engagé. Réalisateur et producteur à succès, il s’est imposé comme un incontournable du cinéma marocain. Aujourd’hui il investit la toile avec un web-documentaire, et le champ social avec un centre culturel à Sidi Moumen.
Nabil Ayouch nous accueille dans les bureaux de sa maison de production, sourire aux lèvres. S’il n’a plus rien à prouver, le quadragénaire a encore des choses à dire, des points de vue à partager et des projets à médiatiser. Son discours mêle engagements, création et projets économiques. Malgré ses nombreuses expériences, Ayouch entretient la flamme : lorsqu’on l’interroge sur les limites de l’action sociale, il se penche en avant et hausse le ton, parle avec les mains pour appuyer son propos. Chez lui, la passion accompagne la réussite.
Vous venez de sortir votre premier web-documentaire, To My Land. Faire le choix de le diffuser sur Internet, c’est parce que c’est plus difficile ailleurs ?
Il y a peu de place pour le documentaire en salles, mais on trouve des choses de qualité à la télévision, bien que la plupart soient des commandes. Mais la question n’était pas vraiment là. J’avais en ma possession de nombreuses images de mes voyages en Palestine, du temps où je travaillais sur le documentaire My Land. J’ai estimé qu’elles s’adaptaient bien au format Web, alors je me suis lancé.
Ça ne doit pas rapporter gros…
En effet, tout est en accès libre sur le site et il n’y a pas de moyen de rentabiliser ce travail. Mais c’est la première fois qu’un web-documentaire est créé au Maroc. Je me suis dis que l’expérience, à savoir défricher le terrain, valait le coup. Et, surtout, j’avais très envie de partager la matière qui me restait.
Que pensez-vous du boycott culturel d’Israël ?
Je suis en faveur du boycott économique de l’Etat israélien, mais je suis contre le boycott culturel. Dans To My Land, je présente par exemple Ilan Pappé, célèbre historien israélien qui déconstruit l’histoire de son pays et s’attaque aux mythes fondateurs du sionisme. Une telle personne mérite d’être connue. Au même titre, je pense qu’il serait dommage de se priver de tous les films israéliens critiques envers la colonisation.
Vous lancez un projet de centre culturel à Sidi Moumen. Pensez-vous réellement que l’action sociale peut changer les choses ?
C’est un rêve que je nourris avec Mahi Binebine (peintre et auteur des Étoiles de Sidi Moumen, ndlr) depuis longtemps. Nous venons d’obtenir un lieu, qui abrite déjà quelques activités. Il ouvrira officiellement en janvier prochain. L’idée n’est pas simplement de doter Sidi Moumen d’un centre culturel, on veut aussi le relier à un réseau de lieux culturels dans le reste de la ville. Il s’agit de désenclaver le quartier. Et on fera tout pour éviter l’écueil d’un projet caritatif qui n’implique personne. Il faut s’assurer que les gens du quartier et les autres s’approprient le lieu.
Quels sont à vos yeux les manques dont souffre le cinéma marocain ?
Nous manquons cruellement de deux métiers, ceux de producteur et de scénariste. Pourtant, ce sont ces professions-là qui ont inventé le cinéma. L’époque où le réalisateur pouvait être scénariste arrive à ses limites, et nous devons combler ce manque si nous voulons franchir une nouvelle étape. Nous devons susciter des vocations, montrer que le cinéma, ce ne sont pas juste des acteurs et des réalisateurs. Et que l’on peut exercer son talent et s’amuser en dehors de ces deux métiers. Moi, j’ai pris mon pied en m’effaçant pour produire C’est eux les chiens de Hicham Lasri.
Les séries prennent une place sans cesse grandissante dans le monde. Ne trouvez-vous pas que les séries marocaines – vous en produisez vous-même – n’en sont encore qu’à leurs balbutiements ?
Je ne suis pas d’accord. Il y a de belles séries marocaines, puissantes et très présentes dans l’inconscient collectif. Reste que nous avons une télévision peu segmentée, pour laquelle nous sommes obligés d’être populaires, dans le sens où nous devons plaire à tout le monde. Il y a moins de prise de risque qu’ailleurs. Il reste donc difficile de réaliser une série comme Borgen, par exemple.
Certains pensent qu’un vent de conservatisme souffle sur la création audiovisuelle depuis 2011. Le ressentez-vous aussi ?
Lorsque des expressions comme « art propre » ont été prononcées, j’ai fait partie des gens qui se sont inquiétés, à juste titre. Mais aujourd’hui, il n’y a ni censure ni autocensure, du moins à ma connaissance. Donc non, je ne ressens pas de vent de conservatisme. On a bien fait d’être vigilants, et on doit continuer à l’être, car il y aura toujours des moments où des personnes seront tentées de domestiquer la culture.
Dans vos films, nombre de vos personnages vivent en marge de la société. Cela vous fascine ?
Là où j’ai grandi, j’ai pu apprendre ce que ça voulait dire, de regarder passer le progrès sans en profiter, de subir une société à deux vitesses, dépourvue d’ascenseur social. Je crois que les gens qui restent en marge ont des choses à dire, et j’ai envie de leur donner la parole. Et puis, en montrant certaines franges de la société, on crée un effet miroir, on montre aussi les autres, la majorité, ceux qui s’en sortent mieux. On comprend mieux nos erreurs quand on manque à ses devoirs. Car être citoyen aujourd’hui, c’est avoir des droits, mais aussi des devoirs.
Vos héros sont très souvent guidés par la providence, mise à mal par des réalités qu’ils subissent ou bousculent. Pensez-vous qu’il soit possible de prendre son destin en main ou adhérez-vous à un certain fatalisme ?
Je ne crois pas à une forme de déterminisme. Dans Les Chevaux de Dieu, les jeunes terroristes, issus des classes populaires, prennent leur destin en main, choisissent leur fin. Et à la dernière minute, l’un d’eux décide de ne pas activer sa bombe. Lui aussi choisit son destin. Mais c’est surtout en tant que société que nous avons le choix. Dans le cas de ces jeunes, leur dire simplement que « la violence, c’est mal », ça ne sert à rien. Il faut leur proposer autre chose, d’autres manières de s’exprimer. Nous avons les clés pour changer les choses. Encore une fois, il est question de devoirs.
Quels sont vos projets actuels ?
J’ai deux projets de films. J’aimerais tourner le premier d’ici la fin de l’année. Et en tant que producteur, je suis sur le prochain long-métrage de Faouzi Bensaïdi.
Votre premier court-métrage remonte à 1992. Lorsque vous regardez votre parcours, estimez-vous avoir changé ?
Je me suis battu pour préserver mes idéaux, tout en ayant une conscience plus aiguë et plus accrue de beaucoup de réalités. J’ai aussi perdu un peu de ma naïveté, mais il faut savoir faire son deuil.
PROFIL 1969. Naissance à Paris . 1997. Sortie de son premier long-métrage, Mektoub. 2012. Les Chevaux de Dieu est présenté au Festival de Cannes. 2014. Mise en ligne du web-documentaire To My Land. |
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