Amnistie des changes. Qui va réellement en profiter ?

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La participation des fraudeurs à l’amnistie sur le patrimoine détenu illégalement à l’étranger est loin d’être garantie. Les réformes en cours de l’administration et les promesses de contrôles renforcés seront-ils suffisants pour les convaincre ?

Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat permet aux résidents marocains de régulariser leur patrimoine détenu illégalement à l’étranger.

La mesure a soulevé de nombreuses interrogations quant au timing et aux objectifs du gouvernement : elle n’était pas incluse dans le projet de Loi de Finances 2014 présenté mi-octobre par le nouveau ministre des Finances, Mohamed Boussaïd, ni dans celui voté en première lecture par la Chambre des représentants fin novembre. « Les conditions de préparation de la Loi de Finances pour l’année 2014 ont été particulières. Certains textes et dispositions n’ont pas pu être intégrés dans le projet initial », explique l’Office des changes, à l’origine de cette mesure, en référence à la nomination tardive du gouvernement Benkirane II en octobre dernier. « Le timing peut aussi s’expliquer par les «révélations» médiatiques sur le patrimoine à l’étranger de personnalités, qui ont pris de l’ampleur l’année dernière et dont l’éventuelle instrumentalisation inquiète certains milieux », avance un observateur de la vie politique.

L’Office des changes aux manettes

Officiellement, la détention de biens immobiliers à l’étranger est interdite sauf autorisation exceptionnelle de l’Office des changes, qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. Son patron, Jaouad Hamri, dans ses déclarations à la presse, affirme que moins d’une dizaine d’autorisations ont été délivrées cette dernière décennie en ce qui concerne l’achat de résidences à l’étranger. « Les Marocains qui possèdent des biens à l’étranger ne sont pas tous des fraudeurs ou des corrompus. Mais la réglementation très stricte des changes – qui date du protectorat français ! – les place dans une situation délicate même s’ils sont en règle avec le fisc », explique un juriste.

Selon l’Office, l’amnistie en cours doit justement permettre de « dédramatiser » le rapport des Marocains à la devise et s’inscrit dans le cadre d’une refonte globale de la réglementation des changes. En parallèle à l’augmentation des dotations annuelles et la possibilité d’ouvrir des comptes en devises au Maroc, deux textes ont été déposés auprès du secrétariat général du gouvernement (SGG). Le premier vise à regrouper l’ensemble des dispositions législatives en un seul document et à mieux définir les infractions, les sanctions et les pénalités liées aux changes. Le deuxième texte porte sur la gouvernance de l’Office et prévoit notamment la mise en place d’un conseil d’administration.

Modalités avantageuses

L’amnistie proposée par le gouvernement semble particulièrement avantageuse : en échange du paiement d’une contribution libératoire globale (taux entre 2 et 10%), les participants n’auront plus à payer ni amendes à l’Office des changes ni impôt principal, intérêts et pénalités de retard à la direction des impôts si les biens à l’étranger ont produit des revenus. Ils bénéficient en outre d’un anonymat garanti vis-à-vis de l’administration en effectuant leurs déclarations auprès des banques marocaines.

Peu de pays dans le monde offrent aujourd’hui de tels avantages. Il s’agit principalement de gouvernements conservateurs du pourtour méditerranéen, en proie à une crise des finances publiques (l’Italie en 2009, l’Espagne en 2012, la Turquie en 2013).

Quels résultats le gouvernement Benkirane peut-il espérer ? Selon le rapport du ministère de tutelle sur la Loi de Finances 2014, la mesure doit permettre aux participants « de contribuer aux efforts entrepris pour la dynamisation des investissements ».  L’Office des changes attend de son côté une amélioration des réserves de change et de la position extérieure du royaume.

Les avantages accordés dans le cadre de l’amnistie ne sont toutefois pas suffisants pour garantir la participation des contribuables, à en juger par les résultats obtenus dans les pays voisins. En Italie, le gouvernement de Silvio Berlusconi – lui-même condamné définitivement en 2013 pour fraude fiscale – misait à l’époque sur le rapatriement des avoirs pour booster l’économie nationale. Mais si près de 80 milliards d’euros ont bien été déclarés (sur 500 milliards estimés), seule une partie a été rapatriée et l’impact à terme a été faible. « L’argent est effectivement revenu en Italie, mais les banques suisses, ou autres, dans lesquelles ces fonds étaient déposés, se sont empressées d’ouvrir des filiales en Italie afin de récupérer l’argent et de le renvoyer, ensuite, dans sa «patrie» d’origine », explique François d’Aubert, délégué général français à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs, devant une commission d’enquête du Sénat.

En Espagne, l’amnistie du gouvernement Rajoy n’a rapporté que 1,2 milliard d’euros de recettes, soit deux fois moins que le montant prévu par le ministère espagnol des Finances. Idem en Turquie où seulement 20 milliards de dollars, essentiellement des avoirs liquides, ont été déclarés en 2013, soit moins de 20% du montant total estimé des avoirs turcs dissimulés à l’étranger. 

Coopération internationale 

Depuis 2009, la lutte contre l’évasion fiscale est devenue une priorité pour les pays occidentaux, en butte à une dégradation des finances publiques elle-même liée à la crise financière mondiale. Les Etats-Unis et l’Union Européenne ont fait pression sur des places financières comme la Suisse et le Luxembourg pour exiger leur coopération administrative et faire tomber le secret bancaire, en parallèle à la mise en place de commissions d’enquête parlementaires et de procédures judiciaires parfois retentissantes à l’encontre des banques. Un nouveau rapport de forces qui permet aujourd’hui aux pays européens d’être moins généreux envers leurs contribuables fraudeurs : dans le cadre de dispositifs spéciaux de régularisation, la France ou la Belgique exigent désormais le remboursement du principal en plus de pénalités.

Au Maroc, cependant, la situation est différente. Le parlement n’a pas encore lancé de missions d’information. L’administration marocaine n’a pas de moyen de pression sur les paradis fiscaux comme les Iles Vierges Britanniques, les Iles Cayman ou Monaco, qui abritent les sociétés-écrans servant aux montages financiers les plus complexes. Quant aux conventions fiscales qui lient le royaume à la Suisse et au Luxembourg depuis les années 1990, elles ne contiennent pas de clause permettant l’échange de renseignements. L’ambassade de Suisse à Rabat explique d’ailleurs qu’à ce jour il n’y a « pas eu de démarche côté marocain » pour demander la révision de la convention bilatérale.

Les accords passés par le Maroc avec d’autres pays comme la France ou l’Espagne prévoient bien la possibilité d’échanger des informations à la demande, mais la pratique révèle là aussi la faiblesse du dispositif. 80 à 92% des demandes annuelles reçues par la France et l’Espagne entre 2009 et 2011 proviennent de l’Union Européenne, selon les rapports-pays du Global Forum de l’OCDE sur la coopération fiscale. Moins d’une centaine sont formulées par l’ensemble des autres pays de la planète, y compris les Etats-Unis et la Russie.

Selon l’Office des changes, la signature en mai dernier de la nouvelle convention multilatérale OCDE permettra au Maroc de bénéficier du futur échange automatique d’informations entre pays signataires (dont, entre autres, la Suisse, le Luxembourg, Singapour ou les Iles Cayman).

Mais la Suisse a rappelé en décembre dernier que l’échange automatique prévu par la convention n’est pas obligatoire et nécessitera la conclusion d’accords bilatéraux séparés… qu’elle n’acceptera que lorsque les autres places (comme Hong-Kong et Dubaï) auront fait de même.

Efficacité de l’administration

Outre l’absence de coopération internationale, l’administration marocaine souffre toujours de plusieurs maux qui n’incitent pas les contribuables récalcitrants à revenir dans « le droit chemin ». La Cour des comptes a relevé dans ses rapports 2010 et 2011 (rendus publics en 2012 et 2013) de graves dysfonctionnements en termes de contrôle et de gouvernance au sein de l’Office des changes et de la Direction générale des impôts (DGI).

Après les Assises de la fiscalité tenues l’année dernière, la DGI a entrepris la révision du fonctionnement des commissions d’arbitrage et poursuit ses efforts de modernisation afin de réconcilier les contribuables avec l’administration fiscale. Son patron, Abdellatif Zaghnoun, a par ailleurs annoncé la création de 400 nouveaux postes de vérificateurs en 2014 afin de renforcer les effectifs de sa direction, qui restent aujourd’hui inférieurs à ceux de pays comme la Roumanie ou l’Afrique du Sud.

Du côté de l’Office des changes, le projet de loi déposé au SGG est très attendu par les professionnels. Jaouad Hamri a fait appel à un cabinet externe pour l’aider à élaborer la nouvelle réglementation des changes. « Nous croyons en la bonne volonté du directeur actuel et l’enveloppe allouée montre l’ampleur des travaux prévus par l’Office des changes », affirme un juriste dont le cabinet a participé à l’appel d’offres. « Néanmoins, nous attendons de voir ce qui va sortir. Il faut que la nouvelle réglementation soit compréhensible, adaptée et appliquée à tous pour ne plus être dans l’insécurité juridique », poursuit-il.

Quels gains pour l’Etat ?

Le gouvernement semble bien conscient de la difficulté à attirer les évadés fiscaux et les fraudeurs, malgré un discours rassurant sur la « réconciliation économique ». L’Office des changes indiquait d’ailleurs en décembre que la mesure s’adresse principalement aux particuliers ayant constitué des avoirs à l’étranger « dans une logique préventive » (éducation, santé) et qui sont « à jour de leurs obligations fiscales au Maroc ». 

L’impact de cette amnistie devrait donc se limiter aux avoirs qui produisent peu ou pas de revenus et aux biens immobiliers les plus visibles. Le ministre des Finances avait estimé début janvier qu’il se satisferait de 5 milliards de dirhams, sans toutefois préciser s’il s’agissait des recettes attendues par l’Etat ou de la valeur totale des actifs qui seraient déclarés cette année. L’Office des changes, de son côté, n’a pas souhaité donner d’estimations.

Blanchiment. Quels sont les risques ?

Selon le comité d’experts du Conseil de l’Europe (Moneyval), les opérations de régularisation fiscale volontaire intéressent les blanchisseurs de capitaux, toujours à l’affût d’opportunités pour réinjecter de l’argent sale (trafics, corruption) dans le circuit légal. Au Maroc, un dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme a été créé en 2007. Il est piloté par l’Unité de traitement du renseignement financier (UTRF), rattachée à la primature mais indépendante au niveau opérationnel.

Le président de l’UTRF, Hassan Alaoui Abdallaoui, assure à TelQuel que le dispositif ne sera pas levé pour l’amnistie et que les banques marocaines ont l’obligation de déclarer à son organisme tout mouvement suspect lors de la déclaration des avoirs. Toutefois, des doutes subsistent sur le terrain : seule une circulaire récente de Bank Al-Maghrib (2012) détaille la procédure.

En France, où s’applique depuis 2009 une réglementation européenne anti-blanchiment draconienne, la filiale d’une banque marocaine a été sanctionnée d’une amende record d’un million d’euros en décembre dernier après une visite de contrôle de l’autorité française de tutelle : la banque ne respectait pas les procédures de surveillance et d’alerte, notamment celles prévues pour les « personnes politiquement exposées ».

Contactée par TelQuel afin de savoir si, au Maroc, des missions d’inspection avaient déjà été dépêchées auprès des banques, Bank Al-Maghrib n’a pas donné suite. L’UTRF explique de son côté qu’elle est encore dans une phase de « sensibilisation » des acteurs et non de sanctions. Le Groupe international d’action financière (GAFI), dont le royaume 
est membre, doit évaluer l’efficacité du dispositif marocain d’ici fin 2016.

 

Patrimoine. Avoirs cachés à l’étranger : où et combien ?

340 milliards de dirhams

La fuite de capitaux hors du royaume s’élève à environ 340 milliards de dirhams entre 1980 et 2011, selon les estimations de l’ONG Global Finance Integrity (GFI) et de la Banque africaine de développement (BAD). Il s’agit principalement de la fraude des multinationales au Maroc et des sociétés marocaines ayant des activités avec l’étranger.

20 milliards de dirhams de dépôts

En 2012, le montant des avoirs non déclarés des résidents marocains (particuliers et sociétés) sur des comptes bancaires à l’étranger s’élevait à environ 20 milliards de dirhams, selon les chiffres de la Banque internationale des règlements (BRI), croisés avec ceux de l’Office des changes. Ce montant n’inclut pas les dépôts illégaux effectués par des résidents marocains à travers des sociétés-écrans ou des trusts basés dans des paradis fiscaux.

 

Où sont domiciliés les avoirs ?

•  Les biens immobiliers sont concentrés dans les pays européens et au Moyen-Orient.

•  Les actifs financiers se trouvent principalement en France, au Luxembourg et au Royaume-Uni.

•  Les « petits » comptes de particuliers en France, Espagne, Belgique.

•  La plupart des dépôts bancaires des riches particuliers sont effectués en Suisse et au Royaume-Uni, selon une étude du Boston Consulting Group (BCG) de 2012. D’importants mouvements de fonds vers Dubaï ont toutefois été constatés à partir de 2011. 

 

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