Immersion. Dans l’enfer des Subsahariens

Coincés à la frontière de l’Europe, les migrants africains survivent dans un Maroc qui déclare vouloir les intégrer mais qui continue de les maltraiter. Plongée au cœur d’un drame humanitaire que les autorités veulent taire.

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Il se joue dans la capitale un drame que personne ne veut voir. Chaque jour, des dizaines de corps meurtris, des âmes en rupture de ban, échouent à Rabat. Des migrants subsahariens, aux jambes et bras brisés, aux visages ankylosés, sont transportés du nord du pays à la gare routière de Kamra. « Les gendarmes marocains nous ont ligoté les mains et mis dans un bus vers 19 heures à Nador. Ils nous ont donné du pain, une boîte de sardines et nous ont jetés à la gare de Rabat très tard le soir, sans chaussures et sans soins », témoigne Mohamed Diabate, un Ivoirien de 30 ans. Il avait tenté d’escalader le grillage de 7 mètres qui longe Melilia, le vendredi 28 mars, avec 800 autres migrants, selon les estimations de la préfecture de l’enclave espagnole. Arrivés dans la capitale par centaines, beaucoup de ces migrants n’ont aucun repère, ni recours.  Le principal centre qui les aidait a dû fermer ses portes le 21 mars face à l’afflux de populations « déplacées » par les autorités. En décembre 2013, le centre Caritas a reçu 120% de personnes supplémentaires par rapport au mois précédent, et entre janvier et la date de fermeture de la structure, près de 1150 migrants y ont été accueillis. « En publiant nos chiffres, ça a donné l’impression qu’il n’y avait un problème qu’au niveau de notre centre. Mais ce n’est que la traduction d’un phénomène plus large qui est en train de se mettre en place », explique Chloé Faouzi, coordinatrice à Caritas. Les bus chargés de migrants, certains dans un état de santé précaire, continuent d’affluer vers la capitale.

Des déplacements illégaux

Dans le quartier populaire rbati Takaddoum, il suffit de se rendre près du château d’eau, tendre l’oreille et les récits de migrants s’enchaînent. Tous miment les coups reçus, relèvent leurs vêtements et exhibent leurs blessures. Les plus chanceux ont un lit dans un foyer, qu’ils payent 100 dirhams le mois, les autres dorment dans la rue, enveloppés dans des bâches. Pourquoi les autorités déplacent-elles ces migrants vers la capitale ? Le ministre chargé des affaires de migration, Anis Birou, élude la question. « La politique migratoire de l’Etat est basée sur la dignité et la chaleur humaine » est la seule (non) explication qu’il donne à TelQuel. Les autorités marocaines semblent débordées par un phénomène qu’elles n’arrivent pas à gérer. Les déplacements de migrants ne se basent sur aucun cadre légal.  La loi 02-03  relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc et à l’immigration irrégulière n’en fait pas mention. « Je suis passé de l’autre côté de la frontière, j’étais en Espagne vendredi matin. Un agent de la Guardia Civil a appelé les garde-frontières marocains et ils sont passés nous récupérer », témoigne Mohamed Diabate. Une pratique qui a été dénoncée par des ONG humanitaires en Espagne. Le préfet de Melilia, Abdelmalek El Berkani, cité par le quotidien espagnol El Pais, estime que cette pratique s’inscrit dans les accords de réadmission des migrants signés entre les deux pays.

« Le pire endroit du Maroc »

Les migrants croisés dans les foyers de Takaddoum à Rabat vivaient quasiment tous en forêt autour de Nador. Il faut remonter dans le Rif, gravir les raidillons boisés pour comprendre ce trop-plein de souffrance. Dans la région de Nador, entre 1000 et 1500 migrants vivent dans les forêts avoisinantes, selon les ONG locales. « La forêt de Gourougou est ce qu’il y a de plus dur au Maroc », éructe Mama Sadisalabi, un Malien de 19 ans, qui nous conduit vers un campement de migrants au cœur de la pinède désormais tristement célèbre. Après une descente de plusieurs minutes sur des talus herbeux, un attroupement d’une trentaine d’hommes apparaît. Ils ont entre 15 et 40 ans, affichent des mines fermées et l’inquiétude les étreint. « Il ne faut pas rester longtemps. Après les visites de journalistes, les militaires (ndlr : Forces auxiliaires) marocains viennent démolir notre camp, brûler tout ce qu’on a », prévient le chef. Il demande 400 dirhams, au cas où leurs abris de fortune, faits de bâches et de pierres, viendraient à être détruits. Sur le sol des traces de plastiques brûlés, restes d’un saccage policier. «  Quand les Ali (ndlr : surnom donné aux Forces auxiliaires par les migrants) viennent, ils nous dépouillent. Ils volent nos téléphones et tout notre argent », s’insurge Mama. Il est arrivé au Maroc en janvier, en passant par l’Algérie. Au Mali, il a laissé derrière lui une mère commerçante et un père policier. Instruit, il ne rêve que d’une chose, passer à Melilia, la ville que la forêt de Gourougou surplombe. « Je n’ai encore jamais essayé de franchir la barrière mais je n’ai pas peur », assure-t-il fièrement.  Ils mesurent tous les risques qu’ils prennent, et ont vent des blessés et parfois des morts à la frontière. Mais l’appel du boza, ce chant victorieux que les migrants entonnent une fois en Europe, est trop fort. « On attend que l’attention des garde-frontières se relâche pour tenter », confie Mama, qui a rejoint ses compagnons de fortune autour d’une bouillie de farine et de riz. Certains n’ont pas mangé depuis trois jours, le moment est sacré, le chef du camp exige un peu de silence et d’ordre. Les autres répondent à ses oukases et ne pipent pas mot.

L’espoir de ceux qui restent

A un peu plus d’une centaine de kilomètres de Gourougou, d’autres migrants rêvent aussi d’Europe. Ils sont installés dans la capitale de l’Oriental depuis de nombreuses années et sont divisés en deux communautés : les anglophones (surtout nigérians) et les francophones. Si à Nador, seulement trois migrants, selon Walid Othmane, responsable au sein de l’association Asticude (Association Thissaghnasse pour la culture et le développement), ont entamé une démarche de régularisation auprès des autorités marocaines, dans les camps de migrants à Oujda, quelques personnes ont leurs papiers en règle. Mais elles vivent toujours sous des tentes, faute de moyens.  « J’ai vécu plusieurs années à Gourougou, mais maintenant je veux rester au Maroc et y travailler. Je crois que ce pays m’a pris », s’amuse Ousmane, trentenaire gambien. Il occupe une tente pour 50 euros sur le campus de l’université Mohammed Ier. Autour des terrains de sport, une quarantaine d’habitations aux toits bâchés bleus et aux flancs ajourés ont investi les lieux. « Ici la police ne vient pas nous chercher, car les étudiants ne leur autorisent pas l’accès. La population locale nous aide beaucoup », poursuit Ousmane. Autour de lui, quelques Guinéens sont eux aussi épuisés par les tentatives avortées de passer en Europe. « Je vais ramasser de l’argent et repartir en Libye puis Lampedusa », confie l’un des Guinéens, Souleymane, qui a perdu son meilleur ami dans l’un des assauts de migrants à Melilia.

Leurs conditions de vie sur le campus universitaire sont meilleures qu’en forêt. A Oujda, contrairement à Gourougou, femmes et enfants vivent dans les camps. Et tous assurent que les autorités les laissent vivre en paix « grâce au roi ». Pour les Nigérians, la vie est moins douce. Après le meurtre d’un Ghanéen, la communauté nigériane a été pointée du doigt et rejetée par le reste des migrants. Ils vivent loin du campus, dans la forêt de Moussakine. Le camp nigérian abrite 43 hommes et 57 femmes, en plus de quelques enfants. Ils vivent tous de « fissabillah » (mendicité). Les femmes du camp doivent leur survie à leur prestesse à échapper au danger, et se sentent protégées par leurs « frères ». Mais Helen, 18 ans, nous confie que, par peur d’être violée, « je ne ferme qu’un seul œil la nuit ». En fin de journée, les hommes se retrouvent autour d’une bière, l’un d’eux fait briller ses chaussures vernies et rêve de gagner beaucoup d’argent pour avoir un visa et partir. « Malgré tout ce que le Maroc peut nous offrir, l’Europe reste l’Europe et elle sera toujours mieux que notre continent ».

Témoignages. Violence policière

Les migrants déplacés à Rabat racontent les sévices 
qu’ils ont subis. Des récits à la limite du supportable.

C’est à la frontière que les accrocs entre migrants et Forces auxiliaires sont les plus violents. Tout autour de l’enclave espagnole, une double barrière de barbelés protège l’Europe. Côté marocain, les Forces auxiliaires sont mobilisées jour et nuit au pied du grillage. Impossible de faire dix mètres sans tomber sur une case d’officier. « Nos forces de l’ordre travaillent dans des conditions inhumaines, sans répit et sont submergées », reconnaît Walid Othmani, de l’association Asticude, qui vient en aide aux migrants dans la région. L’exaspération des forces marocaines est aussi rapportée par les victimes de violence. L’un des migrants, maltraité par un officier, raconte : « Quand le Ali m’a pris, il m’a dit : mon ami, à cause de toi je ne dors pas, je ne vois pas mes enfants, alors je vais te casser un bras ».

Les ONG se mobilisent

Difficile de vérifier ces propos, mais les témoignages recueillis par TelQuel, les ONG sur le terrain et Human Rights Watch abondent tous dans le même sens. Même si les arrestations et les reconductions à la frontière algérienne ont  cessé depuis le discours du roi, le 6 novembre dernier. Le souverain avait « invité le gouvernement à élaborer une nouvelle politique globale relative aux questions d’immigration et d’asile, suivant une approche humanitaire conforme aux engagements internationaux de notre pays et respectueuse des droits des immigrés ». Mais si le changement de politique migratoire s’est fait sentir très rapidement, les violences policières restent récurrentes. Sur cette question, le ministre chargé des affaires de migration, Anis Birou, marche sur une ligne de crête : « Des actes isolés de violence sont possibles mais ce n’est pas la politique de l’Etat », assure-t-il. Les témoignages de certains migrants sont, quant à eux, à la limite du supportable. L’un d’entre eux raconte que la police l’a plaqué au sol et lui a roulé sur la jambe avec une voiture, en marche avant et marche arrière. L’intention de laisser des séquelles est claire. Un autre s’est fait taper sur la même jambe pendant deux heures, et un jeune a été piétiné au niveau du visage. Devant ces exactions, des ONG, dont le Gadem, l’ALCS et Caritas demandent que  « des instructions soient données dans les plus brefs délais aux forces de l’ordre en vue de mettre un terme aux violences lors des interpellations, de garantir le respect des procédures individuelles et d’interrompre ces déplacements forcés à l’intérieur du pays ». Pour l’heure, les autorités sont restées muettes.

Chiffres-clés

  • 14 000 demandes de régularisation depuis janvier.
  • Entre 25 000 et 40 000 clandestins subsahariens vivent au Maroc.
  • 10 morts constatées par les ONG à Nador en un an. Les migrants parlent de plusieurs dizaines.

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