Nouvelle ère. La fin de l’alternance
Après avoir assuré la succession, Youssoufi est progressivement mis sur la touche. L’expérience de l’alternance consensuelle qu’il conduisait va être écourtée.
A l’époque de Hassan II, Abderrahman Youssoufi peut travailler avec une grande confiance et célérité. Tous les litiges sont résolus rapidement. La compréhension et l’harmonie entre Youssoufi, le roi et ses conseillers est un facteur de réussite. La communication est directe et ouverte. Mais après la mort de Hassan II, une génération s’éclipse en douceur pendant qu’une autre, nouvelle en tout genre, prend ses marques. Plus que jamais, les cloches sonnent l’avortement de l’alternance consensuelle.
Le Palais prend le dessus
L’exercice du pouvoir donne lieu à des frictions silencieuses entre le Premier ministre et le Palais. La nouvelle monarchie ne se sent pas liée par un contrat qu’elle juge caduc et se considère libre de toute obligation envers un pacte dont où elle n’a pas été partie prenante. Elle veut réduire l’alternance historique entre le Palais et l’opposition à son premier volet, qui consiste à assurer une succession en douceur. Youssoufi considère que l’alternance est vaine si elle n’aboutit pas à la deuxième phase, convenue d’avance avec Hassan II, qui consiste à réaliser un bond en avant en matière de consolidation de la démocratie et des institutions.
Le conflit entre le gouvernement élu et la cour royale est une réalité. Et avec les problèmes grandissants qu’a connus Youssoufi au sein de son propre parti et son équipe gouvernementale, l’influence du « gouvernement de l’ombre » s’est renforcée. Le Palais commence à retirer des dossiers au gouvernement et à empiéter sur ses prérogatives.
Les nouveaux hommes de confiance du roi, qui sont essentiellement ses amis, commencent à éviter de contacter ou de rencontrer Youssoufi, qui les impressionne par son charisme et sa forte personnalité. Ahmed Lahlimi et Fathallah Oualalou deviennent ainsi les médiateurs attitrés entre le cabinet royal et Youssoufi. C’est à travers eux qu’on fait passer des messages au Premier ministre, qu’on prend son avis sur un sujet ou on l’informe d’une nouveauté.
Jettou prend le relais
Le 9 octobre 2002, tandis que le gouvernement se prépare à une réunion du Conseil des ministres sous la présidence de Mohammed VI au palais royal de Marrakech, Youssoufi reçoit un appel du roi qui lui demande de le rencontrer en tête-à-tête avant la réunion. Dans la salle d’attente, il croise Driss Jettou (ministre de l’Intérieur) et le conseiller royal Mohamed Meziane Belfqih. Mohammed VI reçoit Youssoufi en premier pour lui annoncer qu’il va nommer Jettou au poste de Premier ministre.
Youssoufi ne cache pas son étonnement et signifie au roi que la nomination d’un technocrate est contraire à « la méthodologie démocratique » scellée avec feu Hassan II, qu’elle est contre-productive pour l’avenir des institutions du pays. La réunion avec Mohammed VI est également l’occasion pour Youssoufi de préciser qu’il ne tient pas au poste de Premier ministre si sa personne crée un quelconque embarras. Il laisse entendre à Mohammed VI qu’il peut nommer un autre Premier ministre issu de l’USFP, pour respecter les résultats des élections législatives.
Youssoufi assiste ensuite au Conseil des ministres, qui est le dernier du gouvernement d’alternance, comme si de rien n’était. Il nerévèle à aucun de ses collègues le contenu de la décision royale. Même dans l’avion qui le ramène avec son équipe gouvernementale à Rabat, il ne montre aucun signe indiquant que l’ère de l’alternance est finie et que la transition démocratique est avortée. Dans la soirée, alors qu’il assiste à un festival culturel, les lignes téléphoniques s’enflamment. Le cabinet royal vient de rendre public un communiqué annonçant la nomination de Driss Jettou.
Adieu, les socialistes
En prenant le pouls de ses partisans, Youssoufi arrive vite à la conclusion que la non-participation au gouvernement Jettou est une ligne rouge à ne pas franchir. Le socialiste en chef sombre dans le désespoir quand il apprend que des cadres de l’USFP ont pris contact ouvertement ou secrètement avec Driss Jettou pour décrocher (ou conserver) leur maroquin ministériel, sans tenir compte des instances du parti.
Quand Jettou rencontre Youssoufi, il lui exprime la nécessité et l’importance de la participation de l’USFP à son gouvernement. Chose qu’il accepte à contrecœur pour respecter la volonté de la direction de son parti. Il passe l’accord de garder tous les ministres socialistes du gouvernement en place, à l’exception de Mohamed El Gahs (secrétaire d’Etat à la Jeunesse), proposé par Jettou à Youssoufi et dont le nom ne figure pas sur la liste fournie par l’USFP. Jettou impose également le nom d’El Malki.
« Il ne reste plus de parti… il ne reste plus de politique… il ne reste plus de sérieux ». Abderrahmane Youssoufi arrive à cette conclusion après un demi-siècle de la pratique de la politique. Le 28 octobre 2003, dans son appartement du quartier Bourgogne à Casablanca (appartement modeste qu’il n’a eu les moyens de s’offrir qu’après ses 70 ans), il rédige sa lettre de démission de la tête de l’USFP. Mohamed Seddiki, auquel il fait confiance, est chargé de la remettre en main propre à Abdelouahed Radi pour l’exposer au bureau politique. Youssoufi veut faire coïncider sa démission avec la date de commémoration de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, l’icône de la gauche marocaine. Un geste chargé de symbolique.
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