Abdelhay Bennis est la mémoire vivante de l’hémicycle. Pendant près de 40 ans, il s’est passionné pour les archives qu’il a patiemment compilées et réunies dans une encyclopédie du parlement en treize tomes.
Au sein de l’hémicycle, tout le monde connaît Abdelhay Bennis. Non seulement parce qu’il est chaouch au service de tout le monde, mais surtout parce que cet autodidacte a réussi à lui seul à constituer une encyclopédie du parlement. A ce jour, il a à son actif treize publications retraçant l’activité législative par thématiques. Il a également consigné ses souvenirs dans les Mémoires d’un chaouch au parlement, paru en juin 2013. « Certains me prennent de haut, pour eux un chaouch ça rapporte du thé et ça se la ferme . Mais la majorité des élus apprécient le travail que j’ai accompli », nous confie-t-il. Son éternel béret vissé sur son crâne dégarni, barbe blanche et vieux cartable bleu à la main, Abdelhay Bennis n’a pas pris la grosse tête. « Je n’ai jamais oublié mes origines très modestes, ni que j’ai commencé comme kherraz (cordonnier) avant d’être chaouch », explique notre homme, à la retraite depuis plus d’un an.
« Vous serez Ma’mour »
Abdelhay Bennis voit le jour à Fès en 1952. Il est le sixième d’une fratrie de 19 enfants. Ses parents le confient à une famille d’adoption où il restera jusqu’à ses 12 ans. L’âge où les petits Fassis de condition modeste prennent, à l’époque, la direction des tanneries ou des ateliers de « takherrazt » pour apprendre à fabriquer des babouches. « Mais avant cela, j’avais déjà atteint la quatrième année de l’enseignement primaire », tient à préciser le chaouch-écrivain. Au début des années 1970, il décide de s’établir à son compte à Casablanca où il ouvre un atelier de babouches qu’il transforme, la nuit venue, en chambre à coucher. Et c’est à cause d’un montant de 85 DH qu’il se rend à Rabat, pour toujours. « Je devais récupérer cette somme chez un client, mais le hasard a voulu que je m’installe définitivement dans la capitale », raconte Abdelhay Bennis. Une connaissance l’oriente vers le parlement où le groupe istiqlalien recrute du personnel. Le 14 octobre 1977, il se présente au bureau du député Saâd Alami (actuel ambassadeur du Maroc en Egypte). « Vous serez Ma’mour », lui lance-t-il. Ba Bennis, comme l’appelle la petite armée des fonctionnaires du parlement, accepte le poste, mais sans savoir ce que signifie « Ma’mour ». On lui expliquera plus tard que le terme, d’origine turque, désigne un chaouch. « J’ai eu la chance d’être le premier salarié de la direction du groupe de l’Istiqlal et d’avoir à gérer un bureau. Mon destin aurait été autre si j’avais eu droit à une chaise dans un couloir comme c’est le cas de la plupart des chaouchs », estime Abdelhay Bennis, qui se marie à la même époque. Sa principale mission consiste à faire des navettes entre le parlement, le siège du Parti de l’Istiqlal ou du journal Al Alam, trier le courrier et faire des réservations d’hôtel ou de billets d’avion. « Mon métier, malgré ses contraintes, me plaisait et cela payait plutôt bien », commente notre chaouch.
Le président aux pieds nus
Tel un écureuil, Abdelhay Bennis commence à réunir la matière qui servira de base à ses ouvrages, des décennies plus tard. « Je ramassais tout ce que jetaient les députés et les fonctionnaires, pour m’instruire et constituer des archives ». Tout y passe : correspondances officielles, discours, projets de lois et autres documents voués à finir dans la déchiqueteuse ou chez quelque marchand de pépites. « Certains me traitaient de « mikhali » (chiffonnier), mais je passais outre », se souvient Ba Bennis. La révolution informatique des années 1990 va lui être d’un grand secours. Sa femme aussi.
Alors secrétaire dans une administration, elle lui apprend à utiliser un ordinateur. Entre une gorgée de thé et un coup de tabac à priser, sa seule « belya », il évoque avec nostalgie cette époque. Notamment un incident qui va donner du piment à sa carrière de Ma’mour. « Un jour, en 1990, le président du groupe istiqlalien m’appelle pour me demander d’aller cirer ses chaussures. Malgré l’humiliation, je l’ai fait, mais je les ai cachées un long moment dans un autre bureau. Pressé par un rendez-vous, il est monté dans sa voiture pieds nus », relate Ba Bennis, à la fois amusé et triste.
Le chaouch sait bien qu’accepter toute sorte de menues tâches peut lui ouvrir les portes de l’enfer. Ne voulant rien faire qui puisse peser sur sa conscience, il remet sa démission et demande à être rattaché à l’administration du parlement tout en continuant à être chaouch. Un chaouch assez particulier il faut le dire, puisqu’il multiplie les initiatives auprès de sa hiérarchie. Exemple entre mille, il suggère de compiler les questions orales de toute une législature, par thématique. Suggestion validée.
Une mémoire jamais saturée
Nous sommes à la fin des années 1990. Un jour où il faut prendre des photos, le président USFP de l’époque, Abdelouahed Radi, s’aperçoit que le parlement n’a tout bonnement pas de photographe attitré. Ba Bennis se jette à l’eau : « J’ai acheté un bon appareil et j’ai appris grâce à un ami ». Mais il n’abandonne pas pour autant son rêve de toujours : écrire des livres. En matière d’écriture, il fait plutôt un bon travail de compilation. En 2006, il publie le premier tome de son Encyclopédie du parlement sur La femme dans les discours royaux, les programmes gouvernementaux et programmes des partis. Un franc succès. Il enchaîne avec plusieurs autres ouvrages et c’est André Azoulay lui-même qui préface, en 2008, Les juifs marocains dans l’arsenal juridique entre 1913 et 2007.
Ba Bennis est aussi célèbre pour son sens de l’humour à la fassie, c’est-à-dire truffé de proverbes. Il consacre un livre aux charades de nos grands-mères et un autre aux proverbes marocains. Mais le destin n’est pas toujours tendre avec lui. Début des années 2000, sa femme meurt d’un cancer. Quelques années plus tard, il est victime d’un escroc qui lui fait miroiter une affaire juteuse et s’envole avec la quasi-totalité de ses économies.
Quand l’heure de la retraite sonne fin 2012, une nouvelle vie commence pour Abdelhay Bennis. Il peut enfin écrire ses mémoires sous forme d’une longue interview. Le livre est publié en juin 2013. « J’ai apporté mon témoignage, mais j’ai évité de raconter les évènements scabreux dont j’ai été témoin », affirme-t-il. Il ne faut pas compter sur lui pour dire qui a volé quoi ou qui a couché avec qui. Le livre n’en est pas moins truffé d’anecdotes. Et Ba Bennis nous en réserve une en exclusivité. Au milieu des années 1990, Jalal Essaïd, président UC du parlement, reçoit son homologue chinois et lui offre un magnifique sabre. Mais en voulant aider son invité à sortir l’arme coincée dans son fourreau, il manque de le décapiter. « Heureusement que le président du parlement chinois était de petite taille, sinon il y aurait laissé la tête. Imaginez la crise avec la Chine ! », s’amuse Ba Bennis.
Interdit de parlement
Suite à la publication de ses mémoires, Abdelhay Bennis a été interdit d’entrée au parlement sur décision du secrétaire général. « Il n’a pas apprécié que je révèle dans mon livre qu’il n’a pas droit à une conséquente prime de fin de session », explique l’ancien chaouch. Les choses s’arrangeront après l’intervention du député PJD Abdellah Bouanou.
Ba Bennis prendra sa revanche en novembre 2013. Alors que le parlement s’apprête à fêter son cinquantenaire, on s’aperçoit qu’il n’y a pas assez de photos pour une exposition. Abdelhay Bennis vole au secours de son ancien employeur avec un lot de 1000 clichés. Le jour J, il découvre que toutes les photos sont créditées sauf les siennes, soit 160 au total. « Cela m’est resté en travers de la gorge et j’ai eu une crise qui m’a cloué au lit pendant des semaines », regrette-t-il. Il a néanmoins de quoi se consoler : ses livres sont disponibles, entre autres, à l’université d’Oxford et à la librairie du Congrès américain. Ses projets d’avenir ? Ecrire encore et encore.
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