Analyse. Ces leaders qui osaient dire non à Hassan II (2)

Histoire. Depuis l’indépendance, de nombreux hommes d’Etat, qu’on ne saurait qualifier de simples militants extrémistes, se sont ouvertement opposés à Hassan II.

Politique. Affaiblis dans leur lutte pour le pouvoir avec la monarchie, les partis politiques et leurs leaders ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Paradoxe. Hassan II, un roi autoritaire que certains leaders ne craignaient pas de défier. Mohammed VI, un monarque pacifique à qui personne n’ose dire non.

L’histoire de nos partis politiques et de leurs leaders est marquée par un étrange paradoxe : alors qu’ils avaient en face d’eux, en la personne de Hassan II, un roi réputé autoritaire et aux mœurs politiques violentes, les pères de l’indépendance ont osé, à maintes reprises et jusque vers la fin de son règne, s’opposer aux décisions du souverain. Quelques décennies plus tard, le nouveau titulaire du trône semble moins épris de pouvoir que son père et, surtout, moins enclin à se pencher de très près sur les affaires de son personnel politique. Les héritiers des pères de l’indépendance sont pourtant plus discrédités que jamais, peinant à porter un discours qui ne leur soit pas soufflé par le Palais… même quand celui-ci n’a rien à leur dire. Le roi n’a même plus besoin de se faire craindre des hommes politiques pour qu’ils oublient d’avoir leurs propres idées et de les défendre. Il existe certes au parlement quelques voix égarées qui, de temps à autre, font entendre une musique dissonante. Mais c’est désormais une donnée bien établie de notre vie politique : il y a longtemps qu’aucun homme d’Etat marocain n’a fait étalage d’un désaccord de fond avec une orientation ou une mesure prise par la monarchie. Même les dirigeants du PJD, pourtant fraîchement sortis de l’opposition, veulent aujourd’hui rassurer et ne semblent engagés dans aucune concurrence avec le Palais.

Le temps des « diplomates »

Le constat de ce décalage entre les leaders politiques qui ont accompagné la lutte pour l’indépendance et ceux d’aujourd’hui est presque unanime. Il y a certes, comme l’explique la politologue Rachida Benmessaoud, élue de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), des raisons simplement liées à des contextes différents. « A chaque période correspond une classe politique. En l’occurrence, le personnel politique qui accédé au pouvoir après l’indépendance ne pouvait dissocier le politique du culturel. C’était une élite cultivée qui avait ses relais à l’étranger. C’était aussi une époque où les idéologies étaient plus prégnantes », affirme-t-elle.

Le politologue Mohamed Madani abonde dans le même sens et rappelle que les enjeux de l’époque étaient souvent autrement plus importants : « Dans les années 1950-1960, les dirigeants des partis politiques avaient une stature d’hommes d’Etat, ils luttaient pour le pouvoir. Les organisations politiques choisissaient leurs chefs en fonction de leur capacité à diriger le pays. Aujourd’hui, les partis placent à leur tête des "diplomates", des gens qui ne sont pas là pour remettre en cause le statu quo. On est passé d’une ère où les chefs de partis étaient des hommes d’Etat à une époque de leaders gestionnaires ».

Le tournant de la Marche verte

Cette évolution n’a pas concerné que les chefs de partis mais également les structures qu’ils dirigeaient et leurs militants. « Dans les années 1950-1960, les militants faisaient partie de la classe moyenne cultivée, ils voulaient le changement. Aujourd’hui, même dans les partis issus du mouvement national, il y a une dominante de petits notables dont la plupart pensent qu’il n’y a pas d’avenir en dehors de la volonté royale », explique Madani. « C’est l’adversité au sein du mouvement national et la rivalité avec le Palais qui a affaibli les partis. En fait, il y a une érosion des partis depuis les années 1970. Ils n’ont pas su se renouveler », commente un membre de Transparency Maroc.

Le moment de rupture, celui où tout a basculé et où le rapport de force entre la monarchie et les partis politiques est devenu irréversible, correspond de fait à la Marche verte. Encore faut-il rappeler le contexte très particulier du début des années 1970. Hassan II vient d’échapper à deux tentatives de coups d’Etat en 1971 et 1972 organisées par des militaires. Le raidissement sécuritaire qui s’ensuit touche l’armée mais également les militants de gauche. En lançant la Marche verte en novembre 1975, le roi entend non seulement récupérer le Sahara mais aussi porter le coup de grâce à ses « ennemis de l’intérieur ». C’est ce qu’explique le politologue Youssef Belal : « La Marche verte oblige ceux qui disaient non à entrer dans le consensus nationaliste. Jusqu’à 1975, les leaders du mouvement national étaient auréolés d’un prestige aussi grand que le souverain sinon plus. On savait que l’indépendance était le fruit du combat de l’Istiqlal que la monarchie avait rejoint sur le tard. La Marche verte a remis le roi au centre du jeu. Il s’est montré en quelque sorte plus nationaliste que les nationalistes ».

On évite les tabous

Ironie du sort, ce sont les héritiers des nationalistes d’hier qui se montrent aujourd’hui plus royalistes que le roi. Un constat qu’a fait amèrement le même Youssef Belal, chercheur installé aux Etats-Unis, qui était jusqu’en 2011 membre du bureau politique du Parti du progrès et du socialisme (PPS). Il témoigne : « Après les événements de Gdim Izik (ndlr : en novembre 2010, des émeutes faisant plusieurs morts éclatent près de Laâyoune suite au démantèlement d’un camp de manifestants sahraouis), les dirigeants des partis politiques ont été reçus par le roi. Notre secrétaire général nous avait annoncé l’événement et je pensais que nous serions invités à formuler des propositions. Mais les émissaires du Palais ont été très clairs : lors de cette rencontre, les représentants des partis avaient l’interdiction formelle d’évoquer la situation intérieure, le contexte sécuritaire et d’éventuels dysfonctionnements internes. Il s’agissait à proprement parler d’un briefing à sens unique. Charge ensuite aux politiques de prêcher la bonne parole ». Et Belal de confier : « Je me suis senti bien seul quand le bureau politique du PPS s’est réuni et que j’ai protesté contre cette manière de procéder. Je voyais en face de moi un mélange de peur et d’incompréhension, comme si on assistait à la transgression d’un tabou ».

Aujourd’hui, Youssef Belal est sans doute l’un des exemples les plus explicites de la faillite des partis issus de la mouvance nationale à intégrer les jeunes voix porteuses d’un discours indépendant et critique. Engagé aux côtés du Mouvement du 20-Février, il s’est fendu en 2011 d’une tribune dans Le Monde où il mettait en cause le roi et forçait la comparaison avec le président tunisien tout juste chassé du pouvoir. Menacé d’être renvoyé devant une commission disciplinaire du PPS, il a préféré quitter le parti.

Il fut pourtant un temps où les leaders de partis, et pas seulement les militants et les dirigeants de rang moyen, savaient prendre leurs responsabilités. Les sept portraits qui suivent ne visent pas l’exhaustivité, mais jettent la lumière sur au moins sept dirigeants politiques de premier plan qui, de l’indépendance jusqu’aux années 1990, ont su dire non au roi, en l’occurrence Hassan II, tout en sachant, selon les périodes, établir des compromis plus ou moins fructueux avec la monarchie.

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