Polémique. Trois spécialistes et militants évoquent la politique linguistique du Maroc. Tous reconnaissent que le statu quo n’est pas tenable, mais leurs avis divergent sur les solutions à apporter.
La problématique de la langue déchaîne les passions et suscite régulièrement la polémique dans les médias. Récemment encore, le débat télévisé qui réunissait Noureddine Ayouch et Abdellah Laroui autour de la darija a enregistré un fort taux d’audience. Arabe classique, dialectal, amazigh, français… leur place et leur rôle interrogent la société dans son ensemble. Car poser la question de la langue, c’est poser celle de l’identité, des inégalités sociales et régionales, de l’enseignement et, parfois, de la religion. Sans prétendre être exhaustifs, trois spécialistes de la question linguistique, également militants, ont confronté leurs points de vue. Chacun a émis des idées pour l’avenir, des pistes de propositions concrètes. Si la discussion est restée courtoise, le ton est monté à plusieurs reprises. Preuve que la question de la langue, pourtant cadrée par la Constitution, ne fait toujours pas l’unanimité.
Aujourd’hui, quel regard portez vous sur l’utilisation des langues au Maroc ?
Ahmed Assid : « La question des langues est liée à la lutte des classes. La langue est un enjeu pour la classe dominante. Cela est particulièrement vrai dans le cas du français, dont on tient à l’écart les masses, et dont on maintient l’utilisation aux postes d’influences et de pouvoir. Quant au discours officiel, il est volontairement ambigu car le statu quo profite aux plus puissants« .
Moussa Chami : « Le mouvement national nous a mis dans le pétrin. Une fois l’indépendance acquise, il a maintenu les écoles françaises et y a placé ses enfants. D’ailleurs, c’est dans les écoles françaises qu’on apprend le mieux l’arabe« .
Mourad Alami : « Le seul constat que l’on peut faire, c’est que les langues sont l’objet d’une bataille idéologique entre les élites« .
Les langues utilisées au Maroc renverraient donc à des enjeux idéologiques et identitaires ?
Ahmed Assid : « La question de la langue est en effet politique. L’exemple vient d’en haut lieu. Le Makhzen par exemple, s’est doté de deux visages : l’un traditionnaliste, qui s’exprime en arabe, l’autre moderniste, qui use du français. On forme les oulémas dans la première langue et les cadres dans la seconde. Par ailleurs, les langues renvoient à des identités. L’amazigh est ainsi la langue de la terre. Il n’y a qu’à remarquer que la toponymie du Maroc est presque entièrement amazighe« .
Mourad Alami : « Effectivement, on renvoie les langues à des idéologies. Dans le cas du marocain, on lui donne souvent une image « rebelle » et « moderniste ». Je n’ai rien contre cette image, mais je trouve dommage, de manière générale de trop enfermer une langue dans un carcan. J’aime à croire qu’une langue est innocente« .
Moussa Chami : « Les langues peuvent être accolées à des idéologies et des identités mais on peut aussi essayer de faire le distinguo. Par exemple, je suis pour la francophonie, mais contre ce qu’on pourrait appeler la « francisation » des esprits« .
L’avenir du Maroc est-il forcément plurilingue ?
Moussa Chami. La régionalisation peut permettre l’utilisation de différentes langues et dialectes dans leurs cadres respectifs. Ce qui n’empêche pas que l’Etat doit maintenir une langue officielle, et l’arabe est le plus indiqué. C’est une langue d’une grande richesse, qui nous offre une ouverture sur des dizaines de pays arabes et islamiques.
Ahmed Assid. Il semble inévitable qu’à l’avenir, le Maroc adopte plusieurs langues officielles et que ces langues aient aussi des fonctions. Aujourd’hui, il est inimaginable de mener une campagne nationale de prévention contre le sida en arabe classique, par exemple. L’amazigh et la darija sont plus appropriés pour cela, mais l’arabe peut remplir d’autres fonctions. Dans le cas du français, même si c’était la langue du colon, il serait ridicule de l’abandonner aujourd’hui. Le plurilinguisme semble de toute manière un état de fait.
Au sein de la société, la darija semble déjà avoir gagné la bataille. Les publicitaires, qu’on imagine pragmatiques, l’utilisent massivement…
M.C. C’est un choix de leur part et nous ne sommes pas obligés de les en féliciter ! Ils pourraient faire l’effort de faire leur publicité en arabe. L’arabe n’est pas une langue morte. Une petite élite a simplement décidé de la laisser mourir.
Mourad Alami. Je ne dirais pas de l’arabe que c’est une langue vivante, du moins au Maroc. Je ne crois pas qu’un seul Marocain rêve en arabe. Une langue vivante, c’est une langue qu’on pratique au quotidien. Le marocain – je n’aime pas le terme darija– semble en effet être la langue la plus vivante chez nous.
A propos de l’enseignement, quelle langue vous semble la plus indiquée ?
M.C. Débattre entre l’utilisation du marocain et de l’arabe à l’école est un faux débat. Ce que certains se plaisent à appeler marocain, c’est surtout et le plus souvent un arabe un peu vulgarisé, simplifié. Il s’utilise déjà dans les classes et ce n’est pas un souci. De la même manière, en France, on enseigne un bon français, ce qui n’empêche pas l’enseignant d’utiliser un registre plus vulgaire de temps à autre pour mieux se faire comprendre.
M.A. Je ne considère pas le marocain comme un arabe vulgaire ou un arabe de la rue. D’ores et déjà, le marocain est la langue qui unifie le pays. La logique veut donc que l’enseignement se fasse dans cette langue. D’autant qu’aujourd’hui, c’est la langue qui apparaît comme la langue de la démocratie. Miser sur le marocain permettrait de valoriser nos compétences. S’en tenir à l’arabe et au français, c’est valoriser les élites.
A.A. Premièrement, je rejoins Mourad Alami : le marocain n’est pas un arabe vulgaire. C’est le fruit d’une rencontre entre l’amazigh et l’arabe, encore enrichi par d’autres langues comme le français. Ensuite, pour ce qui est de l’enseignement, je vais évoquer ma propre expérience. A cinq ans, sorti de mon petit village, je suis arrivé en ville et à l’école, où les cours étaient donnés en arabe, je ne comprenais rien. Plus tard, lorsque j’étais enseignant, je donnais mes cours en arabe. Un jour, une de mes élèves les plus brillantes est venue me voir et m’a confié ne pas toujours tout comprendre à cause de l’arabe… J’ai alors commencé à enseigner en marocain. Le pragmatisme nous a déjà poussés à adopter le marocain dans l’enseignement.
M.C. La mauvaise maîtrise de l’arabe n’a rien à voir avec une quelconque complexité. Le problème, c’est le délabrement de l’enseignement. Si nous enseignons bien l’arabe, les gens parleront bien arabe.
Le vocabulaire ne limite-t-il pas certaines discussions en marocain ? Ne faudrait-il pas le codifier, l’enrichir ?
M.A. Mais bien sûr ! Moi-même, lorsque j’écris un livre en marocain, je pioche très souvent dans le lexique arabe. C’est à cela que j’appelle. Si on prélevait ne serait-ce qu’un infime pourcentage du financement dévolu à la recherche et à l’enseignement, on pourrait vite lancer un important travail de codification du marocain, créer une académie, publier des dictionnaires… Moussa Chami parlait d’arabe vulgaire à propos du marocain. Je tiens à rappeler qu’il y a 500 ans, pour certains, le français était un latin vulgaire. Il est devenu la langue très riche que l’on sait grâce à un intense travail de codification, d’enrichissement…
A.A. Au sein du mouvement amazigh, nous avons connu ce travail d’enrichissement d’une langue. Il était impossible d’écrire un article sur un sujet comme, par exemple, « le nucléaire iranien discuté par la communauté internationale ». Nous sommes donc allés chercher dans tous les autres langages amazighes, au Mali, au Niger, en Libye, pour enrichir le vocabulaire et, quand il le fallait, nous avons créé des néologismes. D’ailleurs, c’est ce manque de revivification qui a perdu la langue arabe. Au XIXe siècle, en Syrie et en Egypte, des intellectuels ont fourni d’incroyables efforts pour moderniser l’arabe. Puis, au XXe siècle, cette langue a été bloquée par des penseurs figés, d’où son actuel état de stagnation.
M.C. C’est ce que j’appelle du « fabricotage » de langue et je suis totalement contre dans le cas de l’arabe. L’arabe est riche et n’a pas besoin de cela. Mourad Alami parle de ses livres : pourquoi ne les écrit-il pas en arabe ? A l’heure qu’il est, même en Algérie, personne ne peut les lire ! De toute manière, si demain un travail de codification du marocain est mené, vous verrez qu’on finira par déboucher sur un arabe que certains appellent « standard » ou « moderne ». Quant à adopter ou constitutionnaliser le marocain, ce serait revenir sur toute une culture. Ce serait aller à contre-courant de la religion pratiquée par l’énorme majorité du peuple marocain.
Dans le cas d’une codification du marocain, quel alphabet serait le plus indiqué ?
M.C. Si on codifie le marocain un jour, j’espère qu’on aura l’intelligence et la décence de conserver l’alphabet arabe. Regardez les Perses, qui forment une grande civilisation, ils ont conservé l’alphabet arabe.
A.A. C’est une décision difficile à prendre. Il y a d’un côté le pragmatisme, et de l’autre, des questions idéologiques. Dans le cas de l’amazigh, nous avons choisi d’utiliser le tifinagh et, je ne le cache pas, c’était un choix idéologique. Pour ce qui est du marocain, je crois que l’alphabet latin s’y prête assez bien.
M.A. A titre personnel, pour mes livres, j’utilise jusqu’ici l’alphabet latin. Mais je dois avouer qu’en vérité, je pense que l’alphabet arabe conviendrait très bien pour codifier le marocain. Cela permettrait une complémentarité positive entre l’arabe et le marocain, qui est d’une logique implacable : les langues évoluent, l’interaction entre l’arabe et le marocain est l’évolution que nous devons encourager.
Parcours (Moussa Chami) Linguiste de formation, il a enseigné à l’université et formé des enseignants dans le secteur public. Il a créé l’Association marocaine pour la défense et l’illustration de la langue arabe en 2007.
Parcours (Ahmed Assid) Chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), militant au sein du mouvement amazigh, il a signé plusieurs ouvrages sur la langue amazighe et l’identité culturelle. Il est connu pour son franc-parler.
Parcours (Mourad Alami) Professeur universitaire, il a enseigné en Allemagne et au Maroc. Il a écrit plusieurs ouvrages en darija et traduit plusieurs livres dans cette langue, notamment ceux du poète Rainer Maria Rilke. |
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