Un nouvel ouvrage se propose de revenir sur les liens entre islam et judaïsme, juifs et musulmans. Cette somme est appelée à devenir une référence indispensable.
L’ouvrage est épais, plus de 1000 pages. Quelque 120 auteurs ont participé à sa rédaction, tous universitaires spécialisés. Benjamin Stora, historien élevé dans la communauté juive de Constantine en Algérie, et Abdelwahab Meddeb, écrivain franco-tunisien qui a publié de nombreux livres sur l’islam, ont dirigé son édition. Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, qui vient d’être publié chez Albin Michel, s’impose par son sérieux et sa densité comme une encyclopédie de référence. Il n’en reste pas moins accessible au grand public de par ses nombreuses illustrations, les sorties thématiques proposées et l’organisation claire.
L’histoire en partage
Un des intérêts de l’ouvrage est de faire découvrir au lecteur la présence juive en Inde, en Turquie, dans les Balkans, au Yémen et même en Ouzbékistan. On apprend, par exemple, que 25 000 citoyens juifs vivent en Iran – une des plus importantes communautés juives du monde musulman. Les auteurs signalent par ailleurs qu’une série télévisée et un film iraniens ont récemment été consacrés à la Shoah et qu’un député juif siège au parlement. L’Iran, qui plus est, abrite dans la ville de Hamadan le tombeau d’Esther, figure biblique majeure pour les juifs.
Outre les pages consacrées aux relations historiques et économiques entre les deux communautés, ce livre a surtout le mérite d’évoquer la profonde connexion spirituelle entre l’islam et le judaïsme. Un sujet rarement abordé dans les médias et les livres consacrés aux relations entre les deux religions. Le spécialiste de l’islam chiite Mohammad Ali Amir-Moezzi présente par exemple les proximités entre chiisme et judaïsme. Il expose le parallélisme fait par certains religieux chiites entre Mohammed et Ali d’un côté, et Moïse et Aaron de l’autre. D’autres auteurs évoquent les ressemblances entre les pratiques et pensées soufies et kabbalistiques, ou encore les proximités dans la manière d’envisager la Charia et la Halakha, ensemble de prescriptions religieuses et coutumes juives.
Explication de textes
Un texte pertinent sur la relation des premiers musulmans et des juifs de la péninsule arabique est aussi proposé. Il y est expliqué pourquoi la fameuse constitution de Médine obligeait les musulmans à respecter la foi des juifs, faisant même de ces derniers une partie intégrante de la communauté des croyants, la Oumma. Toujours concernant cette période, le fameux duo d’auteurs signant sous le nom de Mahmoud Hussein propose un texte basé sur une lecture de la Sîra pour éclairer les relations entre le prophète Mohammed et les juifs de Médine.
D’autres spécialistes de la chose religieuse et historiens montrent la complexité des versets coraniques portant sur les juifs. Enfin, un texte très savant et fascinant, signé par la professeure de civilisation Geneviève Gobillot, décrypte l’intertextualité du Coran et de la Torah. Elle y mène une étude précise des versets coraniques, pour mieux comprendre ce que le livre saint de l’islam doit aux textes monothéistes antérieurs, les ajouts et corrections qu’il apporte et comment ce texte peut devenir pour le musulman une sorte de guide de lecture de la Torah. L’auteur se propose même d’offrir des pistes pour reconnaître les textes bibliques auxquels le Coran fait référence lorsqu’il cite “les feuillets d’Abraham et de Moïse” ou “les premiers feuillets”. Des études sur les relations linguistiques, culturelles et intellectuelles permettent de dépasser aussi une histoire trop souvent résumée à des faits plus triviaux. Traductions du Coran en hébreu, personnages juifs des Mille et une nuits ou encore musique andalouse sont autant de sujets minutieusement abordés.
Frères ennemis
Forcément, une partie de l’ouvrage est consacrée au conflit israélo-palestinien, aux guerres israélo-arabes et à “la mobilisation du religieux” dans ces oppositions. On retrouve dans ces chapitres la signature prestigieuse de l’auteur et ambassadeur de Palestine, Elias Sanbar. Un autre volet de cette somme traite des réactions des dirigeants musulmans au nazisme. L’historien Henry Laurens dresse le portrait du grand mufti de Jérusalem, Haj Amin Al Husseini. Cette figure religieuse et nationaliste était aussi un homme violemment antisémite, animateur d’émissions radiophoniques pro-nazis en langue arabe. Benjamin Stora décrit de son côté l’opposition courageuse de l’indépendantiste algérien Messali Hadj à toute forme de collaboration avec les nazis ou la France de Pétain. Un autre texte retrace la perception du génocide juif dans le monde arabe. L’auteur montre que la reconnaissance de la Shoah n’est toujours pas complète et que cette question est liée pour beaucoup à la légitimation du sionisme.
On l’aura compris, cette Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours permet de prendre de la hauteur et de mettre en perspective de nombreux faits étudiés à la lumière de différentes disciplines. Et ainsi d’aller au-delà des trop nombreuses caricatures dressées à la hâte, qui alimentent souvent un œcuménisme béat et imprécis. Ou pire, un discours de haine.
Focus. Les pages marocaines
L’historien marocain Mohamed Kenbib revient sur la relation de Mohammed V à la communauté juive marocaine. Si durant la Seconde guerre mondiale, des textes sur l’aryanisation des biens juifs, inspirés par les lois raciales en vigueur en France métropolitaine, ont été signés entre 1940 et 1941, les expulsions de juifs des quartiers européens se sont limitées aux familles devenues propriétaires après 1939. Les recensements obligatoires des biens des juifs ont aussi été allégés, ne faisant pas figurer les meubles et les objets personnels. Quant aux écoles israélites, elles ont continué à fonctionner pendant la guerre. Cette attitude du protectorat, obligé d’adapter les dispositions prévues par le gouvernement de Vichy, s’explique aussi par l’envie d’éviter d’affronter trop durement le sultan Mohammed V, qui n’a cessé de dialoguer avec ses sujets juifs et de recueillir leurs doléances. Un texte sur Essaouira rappelle, de son côté, que malgré l’injonction de Moulay Slimane faite aux juifs de vivre dans un quartier séparé dès 1807, ils ont vécu dans une complète interdépendance avec les musulmans. Et les fêtes juives régissaient à l’époque le calendrier officieux local. Un troisième texte évoque l’écrivain Edmond Amran El Maleh, décédé en 2010, et sa vision de la question palestinienne. Lui qui n’a jamais cherché à « idéaliser leur vivre-ensemble », envisageait les juifs et musulmans comme « une communauté de destins », dont la rupture intervint lors de la période coloniale et se consume avec le projet sioniste, auquel il était fermement opposé.
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer