Matinal, Tahar Ben Jelloun nous reçoit chez lui, dans son appartement parisien, au cœur du quartier latin. Des livres et des manuscrits sont posés partout, mais sans désordre envahissant ni capharnaüm chaotique. Le membre de l’Académie Goncourt parle de son emploi du temps surchargé pour la promotion de son roman, de son dernier séjour au Maroc, de la situation politique en Egypte et en Tunisie. Abdellah Taïa, perdu dans les venelles du 5ème arrondissement, arrive un peu en retard. Il s’excuse poliment et offre des sachets de verveine qu’il vient de recevoir de Marrakech. Les deux romanciers marocains s’installent dans leurs fauteuils et l’entretien commence.
Tahar Ben Jelloun, Abdellah Taïa, comment vous situez vos nouveaux romans par rapport à vos autres textes ?
TBJ Un livre fait toujours partie de tout un travail, c’est une pierre supplémentaire que l’on porte à un édifice, et je pense que c’est la même chose pour Abdellah Taïa. Malgré la différence de générations, on partage cette observation critique et permanente de la société, nous la scrutons dans tous ses travers, ses complexités, ses apparences et sa profondeur. Pour nous deux, il s’agit toujours de poser un regard critique sur la société, car c’est le rôle de l’écrivain, c’est ça le rôle assigné par Balzac au romancier.
AT Parler d’œuvre en ce qui me concerne est un peu tôt, car en comparaison avec Tahar Ben Jelloun, je ne suis qu’au début de quelque chose. Quelqu’un comme Tahar a participé d’une manière ou d’une autre à ce que je devienne écrivain, bien qu’au départ je n’aie eu ni ce désir ni ce rêve. Infidèles, mon nouveau roman, est dans la continuité de ce que j’ai déjà écrit, car je ne conçois pas l’écriture en dehors de ce qui se passe par mon corps, par moi, ou par ce que certains appellent l’autobiographie. Forcément donc, il y a de la continuité.
Quel regard posez-vous sur la production littéraire au Maroc ?
TBJ Le problème de la lecture au Maroc est lié à la catastrophe de l’éducation nationale qui a fait beaucoup de dégâts ces 30 dernières années. L’habitude de lire n’a pas été acquise par les jeunes et les enfants, à quelques exceptions près bien sûr. Sur cette question, nous sommes dans la même situation que le reste du monde arabe. En Egypte, avec ses 80 millions d’habitants, un best-seller tourne autour de 3000 exemplaires vendus. C’est insensé. Il y a un problème de lecture dans le monde arabe, qui ne peut pas être dissocié de la crise politique que nous vivons, ainsi que de la crise culturelle et identitaire, car tout est lié. Au Maroc, il y a quelques auteurs qui s’expriment et écrivent en français et en anglais, mais ça ne suffit pas pour s’imposer sur la scène internationale.
AT Il n’y a pas assez d’écrivains au Maroc car il n’y a rien qui encourage à l’émergence de nouvelles voix. De ma propre expérience, il y a peu de bons éditeurs au Maroc. Quand on voit les gens qui possèdent des maisons d’édition, on remarque qu’ils n’ont pas besoin d’argent et qu’ils pourraient prendre des risques et tenter d’installer quelque chose pour que les Marocains sortent de l’idée que le livre coûte très cher. Il existe un abîme entre le Marocain et le livre, et le milieu éditorial est pour quelque chose dans cette situation.
Cela pose la question de la langue et l’usage du français, de l’arabe classique et de la darija dans la littérature marocaine. Qu’en pensez-vous ?
AT La question de la langue pose problème au Maroc, et pas seulement pour la littérature. Le Marocain est écartelé entre plusieurs niveaux de langue : l’arabe classique, le dialectal, le français, et la valeur accordée à chacune de ces langues. Les gens modestes et pauvres sont exclus de l’usage du français, tandis que l’arabe classique est réservé à ceux qui disposent d’un certain niveau intellectuel. Il ne nous reste donc que cette langue pauvre, et langue des pauvres, la darija, qui est loin d’être valorisée. Avec Internet et tous ces modes de communication qui bouleversent le quotidien des gens, y compris chez les analphabètes, il est urgent de régler cette question, car on a traîné ce fardeau du décalage entre la langue parlée et la langue écrite pendant des siècles. Les gens qui nous gouvernaient se sont servis de ce décalage pour nous séparer d’un médium qui nous permet d’avoir une emprise sur soi-même et sur la société. Il existe des chanteurs de rap, des journaux en arabe dialectal, comme l’expérience de Nichane, qui a essayé de décloisonner les choses, mais la question de notre rapport à la langue n’est pas encore réglée.
TBJ Nous avons la chance au Maroc de disposer d’au moins quatre langues importantes : l’arabe classique, l’arabe dialectal, le berbère, le français et parfois même l’espagnol. Mais le vrai problème n’est pas de s’exprimer en darija, c’est plutôt de pouvoir la lire, car on est l’un des pays arabes les plus en retard dans le domaine de l’alphabétisation. Il ne sert absolument à rien d’écrire en arabe classique, en darija ou en français si le Marocain en face n’arrive pas à lire ce qu’on écrit. Nous sommes dans un retard honteux au niveau de l’éducation nationale et on est complètement largué à ce niveau. Il y a tout un système au Maroc qui n’est pas mobilisé pour promouvoir la culture et l’éducation alors que c’est le budget le plus important de l’Etat, et là on doit se poser la question : “Où va cet argent, et comment il est dépensé ?”. Il faut laisser la politique et les idéologies en dehors de ces questions et que les politiciens nous foutent la paix, et n’interviennent pas dans la culture et l’éducation.
AT Depuis une dizaine d’années, il y a eu une volonté d’instaurer une politique des festivals au Maroc, où chaque bourgade a son festival, pour amener les gens à sortir. Ça a produit un effet positif, en réapprenant aux gens à investir la rue. Et tout cela, au final, a eu certainement un grand impact avec ce qui s’est passé en 2011 et le Mouvement du 20 février. Mais, dans le même temps, on peut se demander si on est capable d’organiser de grandes manifestations musicales avec des vedettes internationales. Pourquoi ne pas faire la même chose avec les livres, l’éducation, la culture, et mobiliser les mêmes moyens ? Il y a une volonté de donner une bonne image du Maroc à travers la politique des festivals, mais il y aura certainement une meilleure image du pays si les Marocains se mettaient à lire et écrire.
Des intellectuels et des artistes marocains ont manifesté leur crainte de voir leur liberté de création confisquée avec l’arrivée des islamistes au gouvernement. Partagez-vous cette crainte ?
TBJ La liberté ne se donne pas, car ce n’est pas quelque chose qui arrive par la poste comme un journal auquel on est abonné. La liberté, ça s’acquiert, ça s’arrache et ça se défend. Au Maroc, il y a actuellement deux sociétés qui sont confrontées : la première opte pour une modernité qui reconnaît l’individu, qui défend une égalité complète entre les hommes et les femmes, et qui fait de la religion une affaire privée, et de l’autre côté une société qui a trouvé dans la religion un certain confort, car elle répond à toutes les questions et cet attachement, qui est légitime, dépasse les limites du religieux pour devenir politique. A mon avis, la religion ne doit pas s’immiscer dans la vie de chacun, envahir le champ public, et décider de la politique, de l’industrie, du tourisme, etc. La religion est une affaire strictement personnelle et individuelle et doit le rester.
AT Avant l’arrivée de l’islamisme, on sait tous que le champ religieux était dominant au Maroc. La religion n’a pas été utilisée pour permettre à l’individu de se libérer en accédant à lui-même, à son corps, à sa propre pensée, mais plutôt pour le cajoler, l’enrober et l’empêcher de sortir du groupe. Personnellement, je ne crains absolument pas les islamistes. Le temps de la peur est bien révolu. Si le Printemps arabe nous a appris quelque chose, c’est qu’on est en train de sortir de la peur, et il est hors de question, avec des gouvernements islamistes élus démocratiquement de revenir à cette crainte d’avant. Mais ce qui m’inquiète par rapport aux gouvernements islamistes, au Maroc, en Egypte ou en Tunisie, c’est leur ambiguïté totale, quand il s’agit d’incidents liés à la liberté individuelle ou de création. On constate que les gouvernements en place, au lieu de protéger ceux qui sont attaqués, essayent de minimiser, et c’est très dangereux, car si les gouvernements ne protègent pas les artistes et les intellectuels, qui va le faire ?
TBJ Il faut que l’Etat soit vigilant et que le citoyen soit protégé peu importent son opinion, ses convictions, son orientation sexuelle et ses choix. Si une personne commet un délit, il appartient à la justice de le juger, et non pas à des individus de le faire.
AT C’est ce que j’ai appelé l’ambiguïté. On minimise, on ne communique pas, et les gens qui subissent ce genre d’attaques restent isolés. Si on observe la société marocaine depuis la mort de Hassan II, on remarque qu’il y a beaucoup d’initiatives venant de la société civile, de la part de femmes, de jeunes qui se sont mobilisés. Il y a eu des actes spectaculaires pour exprimer et défendre les libertés individuelles, mais à aucun moment on a eu une réponse d’en haut pour accompagner ces initiatives. Leurs auteurs se sont retrouvés isolés et attaqués. Pourtant, ce sont les gestes d’une société civile qui fait l’apprentissage de la démocratie, qui prend des risques, mais, malheureusement, la réponse n’a pas été à la hauteur.
Dans vos deux romans, les rapports sociaux sont violents et les relations entres les hommes et les femmes sont tendues et conflictuelles, comment expliquez-vous cela ?
TBJ Le bonheur conjugal est un livre que je porte en moi depuis longtemps, en regardant et en essayant de transcrire ce qui se passe autour de moi. J’ai voulu décrire l’absence de communication entre les hommes et les femmes dans notre société. Au Maroc, c’est toujours le résultat d’un rapport de forces, et celui qui se bat le mieux finit par l’emporter. Nous n’avons pas une société de négociation, mais c’est plutôt le coup de poing qui domine. Bien sûr, ça a toujours existé, mais avec les nouvelles lois et l’émergence des droits de la femme, les tensions et les conflits sont devenus plus exacerbés. L’homme n’arrive pas à accepter que la femme puisse s’exprimer et exister. C’est terrible de voir que notre société n’est pas dans l’harmonie, mais dans le conflit, non pas dans le compromis mais dans l’affrontement, et ça je l’ai vu partout, dans toutes les classes sociales.
AT Pourtant, on aurait pu croire que la Moudouwana allait remédier à cela…
TBJ Au moment de l’adoption du nouveau Code de la famille, je me rappelle de mes discussions avec certains de mes amis, y compris des gens de gauche : ils n’acceptaient pas l’idée de partager leur patrimoine avec leurs épouses. C’était le mâle qui s’exprimait en eux et non pas l’intellectuel ou l’homme de gauche. La phallocratie est plus confortable qu’une réflexion sur soi. Ce que les hommes n’arrivent pas encore à comprendre, c’est que ce sont les femmes qui détiennent le pouvoir. Les femmes sont en avance au Maroc, car, comme vous pouvez le remarquer, toute la société civile marocaine est tenue par les femmes, car elles connaissent le sens de l’injustice et l’absence de droits.
AT Il y a des déclarations de guerre en permanence entre les individus, et qui impliquent des clans et des familles. On est dans une société clanique, et quand il y a un problème qui concerne l’honneur, les gens sont vent debout, pour mener une guerre où tout intervient, y compris la sorcellerie et la magie noire.
Est-ce qu’il y a une part autobiographique dans vos derniers romans ?
TBJ Le Bonheur conjugal ne parle pas de ma propre expérience conjugale, mais c’est un ensemble d’observations autour de moi. J’ai vu comment des couples se déchirent, éclatent, se mentent, et chacun prend les armes dont il dispose. L’homme, il a l’argent, la puissance, l’autorité, et la femme, elle prend la sorcellerie, la violence, et ce qu’il y a d’animal en elle, c’est dire l’instinct de survie. J’allais de temps en temps aux tribunaux de Tanger et de Casablanca pour assister à des procès, et j’en sortais triste et déprimé. J’ai vu des scènes très difficiles. Nous sommes dans une société violente où la justice n’est pas du tout garantie.
AT Pour le côté personnel de mon roman, tout se passe à quartier Salam, à Salé. Je dis souvent que quand je finirai avec ma maison et ma famille, je passerai à la maison d’à côté. Je ne crois pas à une littérature totalement objective. Il faut que tout se passe par moi, par mon corps, ma vision du monde, ma folie et mes obsessions. Je ne comprends pas les personnes qui critiquent un auteur pour son absence d’imagination. Si un écrivain ne véhicule pas sa propre vision et son expérience dans le monde, pourquoi il écrit et quel intérêt représente-t-il pour le lecteur ? Ce qui est intéressant chez un auteur, c’est le monde qu’il porte et comment il l’a traversé et vécu.
La référence au cinéma est fortement présente dans vos deux livres, Ingmar Bergman pour Tahar Ben Jelloun et Marilyn Monroe pour Abdellah Taïa, pourquoi ?
TBJ Ma culture générale a été essentiellement cinéphile, et j’ai voulu rendre hommage dans mon roman au cinéma à travers des citations d’Ingmar Bergman, Sacha Guitry, Fritz Lang et d’autres grands cinéastes. Le cinéma m’a appris à écrire, m’ouvrir sur le monde, et puis c’est une école quotidienne. Bergman, grand témoin de son siècle, a décortiqué et décrit les problèmes conjugaux dans une société extrêmement civilisée et harmonieuse, et surtout où on négocie, contrairement à notre société, hélas !
AT Le cinéma est venu dans mon monde, bien avant les livres. Le cinéma m’a nourri au-delà de ce que je suis, il interfère dans mon identité, et l’écriture est associée dans ma tête à des films et à des scènes de films. Dans mon nouveau roman, la figure de Marylin Monroe est fortement présente. Je voulais que cette star soit perçue autrement qu’à travers le prisme occidental, en devenant une sœur du pauvre, une sainte musulmane, une Rabia Al Adaouia, une mystique. Je souhaitais qu’on la voie comme je la ressentais : non pas une sex-symbol mais une actrice sxmystique, liée à quelque chose de profond dans la culture musulmane et non pas occidentale. Voilà comment je l’imagine.
Vous arrive-t-il de vous demander : pour qui j’écris, pour quoi j’écris ?
AT Franchement, non. L’écriture me dépasse. Mes livres, avant comme après leur publication, me dépassent, ne m’appartiennent pas vraiment. Je me sens très souvent (moi en tant que citoyen, sujet social et politique) juste un instrument, un corps à travers lequel les livres passent. Je ne veux pas donner une vision romantique de l’écriture (qui est aussi un travail d’acharnement continu) mais, pour être honnête, je ne maîtrise pas tout dans cet acte. Il y a en moi une volonté inébranlable à servir chaque livre que je publie, lui trouver un bon éditeur, faire sa promotion, l’accompagner d’un discours plus ou moins intelligent. Il y a aussi, depuis le départ, ce sentiment que je ne peux pas faire autrement que d’écrire ces histoires, ces “je”, ces fragments. Il y a une forme de possession… Je suis certain que le jour où je ne serai plus hanté et possédé, je m’arrêterai d’écrire.
TBJ J’aime beaucoup la réponse de Samuel Beckett à la question “Pourquoi écrivez-vous ?”, il avait répondu : “Bon qu’à ça”. Je dirai pour ma part : “Parce que je ne peux pas faire autrement, parce que je crois aux mots, à leur pouvoir, je crois à la fiction et à l’errance de l’imaginaire”. Quant à “pour qui ?”, j’avoue que je ne sais pas, car quand j’écris je ne pense pas aux lectrices et aux lecteurs, ou bien je pense à un lectorat virtuel qui m’intimide. Je suis toujours surpris et ébloui par les personnes qui me lisent et que je rencontre à l’occasion. Je suis impressionné et c’est cela qui m’encourage à continuer.
Un écrivain du Tiers-Monde doit-il nécessairement “témoigner”, “militer”, en un mot politiser son propos ?
TBJ Il est évident qu’un écrivain issu d’une société du Sud est bien plus qu’un témoin de son époque. Comme dit Balzac, “il fouille sa société”, il la scrute, la dévoile, l’interroge et la met à nu. Le public voit en lui celui qui doit prendre la défense des laissés-pour-compte. Il ne peut pas se débiner ou se consacrer à son “œuvre” en s’enfermant dans une tour, loin du bruit et de la fureur du monde. Il ne milite pas, il ne fait pas de politique, il écrit et cela suffit pour l’engager sur le chemin de la liberté et de la justice.
AT Il n’y a aucune obligation de faire, à travers ses propres livres, cette démarche. Chacun est libre. Mais, pour moi, l’écriture ne peut se produire que s’il y a un engagement total par le corps et l’esprit. Dire ce corps et le monde qui l’entoure de la manière la plus poétique possible et la plus transgressive… Notre passage sur cette terre est tellement bref. La vie passe en un clin d’œil. L’écrivain, de mon point de vue, doit dire le monde, son monde, tel qu’il le voit, le traverse. C’est cela dialoguer avec les autres, les contemporains comme ceux qui viendront après. Je pense aussi que le rôle politique de l’écrivain est une nécessité absolue pour toutes les sociétés. Il nous manque aujourd’hui un écrivain arabe comme Taha Hussein. Il était d’un courage inouï. Il n’a pas hésité à utiliser le pouvoir qu’on lui a donné pour faire évoluer le monde autour de lui. Dénoncer. Critiquer. Scandaliser. Séparer la religion de l’Etat. Qui fait réellement cela aujourd’hui dans le monde arabe ?
à Tahar Ben Jelloun, certains reprochent de ne pas avoir “parlé” du temps de Hassan II. De Abdellah Taïa, on dit qu’il ne “parle” que de lui-même et que son seul centre d’intérêt c’est sa personne. Que répondez-vous à vos détracteurs ?
TBJ Je n’ai pas parlé du temps de Hassan II, j’ai écrit. Mon premier poème publié par Souffles en 1968 a été écrit en cachette dans le camp disciplinaire de l’armée à El Hajeb puis à Ahermemou. En 1978, je publie Moha le fou, Moha le sage et en 1994 L’homme rompu. L’un traite de la torture au Maroc, l’autre de la corruption. La même année, j’ai dirigé pour Arte un film sur le Maroc tel que je le voyais ? Mémoire d’en face. Ce film m’a valu les insultes de toute la presse marocaine parce que j’osais montrer la misère dans ce qu’elle a d’insupportable ainsi que les injustices dont souffrait le Maroc à l’époque. Les services de Driss Basri m’avaient créé quelques problèmes dont je n’ai jamais parlé… Je ne me justifie pas mais, généralement, mes détracteurs ne prennent pas la peine de me lire jusqu’au bout.
AT L’écrivain n’écrit pas à partir de la planète Mars. Le point de départ, c’est cette terre. Le Maroc et le monde. La fiction pure ne m’intéresse pas. Dire les images que je reçois d’une manière littéraire, oui et oui. Je ne fais pas de la littérature égocentrique. Je choisis des fragments. Des bouts. Et je cherche à donner à cela un souffle, un style, un rythme. Parce que, en fin de compte, il n’y a que ces deux choses qui resteront : le style et l’engagement. Je comprends que certains n’aiment pas mes livres. Mais, j’espère qu’on le comprend aussi, je ne peux pas écouter tout le monde. Je dois écrire personnel. Personnel et vrai.
La faculté d’El Jadida a été prise d’assaut par des islamistes, il y a quelques mois, pour empêcher la tenue d’un cours dédié à l’œuvre de Abdellah Taïa. Comment expliquer le silence du milieu littéraire, ou intellectuel ? Y a-t-il péril en la demeure ?
AT Péril en la demeure ? Certainement pas. Il y a quelque chose de réellement libre qui a commencé dans le monde arabe, y compris au Maroc. Un mouvement qui vient de l’intérieur. Les langues se sont déliées, même si les menaces n’ont pas disparu et disparaîtront pas. Nos gouvernements vont continuer à jouer sur tous les plans et accentuer ainsi, chez certains, des troubles identitaires graves. Il faut lutter contre cela… En 2006, quand j’ai commencé à être un peu connu, plusieurs écrivains marocains ne voulaient surtout pas être associés à moi, à mon nom. Certains me l’ont signifié par écrit. Mon homosexualité, même pour eux, était une honte. Il fallait qu’ils s’en protègent. Cette attitude de certains intellectuels marocains, qui se considèrent comme grands, ne m’a pas surpris. Mais elle m’a fait mal. Dialoguer aujourd’hui avec Tahar Ben Jelloun est important pour moi, pour l’écrivain que je suis mais également pour l’individu marocain, musulman et homosexuel que je suis… Cela me touche fort… Ce qui s’est passé à El Jadida est grave. Le silence du pouvoir marocain, du milieu universitaire et du milieu littéraire est encore plus grave. Encore une fois, ils considèrent que défendre l’individualité homosexuelle au Maroc n’est pas une priorité. C’est une erreur. S’attaquer à un écrivain arabe homosexuel, pour prouver sa soi-disant pureté, est ce qu’il y a de plus facile. A qui le tour au Maroc maintenant ? Dois-je rappeler qu’une société n’est considérée comme juste que quand elle défend d’abord et avant tout ses éléments minoritaires ?
Tahar Ben Jelloun est un produit du Maroc de Hassan II, Abdellah Taïa est un produit du Maroc de Mohammed VI. Si chacun de vous avait à choisir, dans quel Maroc, sous quel Maroc aurait-il souhaité vivre ? Est-ce que le Maroc de Mohammed VI est meilleur que celui de Hassan II ?
TBJ Je ne suis le produit de personne. Un écrivain est un homme libre. Je me sens libre. Je rejoins mon ami Fouad Laroui qui dit que dans notre pays “la démocratie n’a pas encore été assimilée par l’ensemble des Marocains”. Car la démocratie est une culture, pas seulement une technique. Le dialogue, le débat sont difficiles. Nous apprenons à vivre ensemble et à respecter nos divergences, nos différences. TelQuel participe à cet apprentissage. C’est un rôle ingrat mais nécessaire. Je trouve que le Maroc de Mohamed VI n’a rien à voir avec celui de son père. Nous avons la chance d’avoir un roi qui travaille, qui est passionné par son pays, et qui nous a évité pas mal de drames en anticipant les réformes dont le pays avait besoin.
AT Je suis né en 1973. J’ai donc bien connu Hassan II. La parole permanente et le discours ininterrompu de Hassan II. C’était un roi loin de nous et, en même temps, son autoritarisme nous était en permanence communiqué. La peur est associée pour moi à ce roi. à jamais. Le Maroc d’aujourd’hui évolue. Mais ceux qui se sacrifient pour le véritable changement ne sont pas considérés, ne sont pas aidés, soutenus. Beaucoup de jeunes Marocains sont encore dans l’abandon. Il y a de l’injustice sociale partout. Et cela fait mal, mal…
Sortie. Le couple selon TBJ Balzac disait “En amour, il y a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie”, et dans le nouveau roman de Tahar Ben Jelloun, Le bonheur conjugal (Gallimard), les deux personnages ne finissent pas de souffrir quand ils ne s’ennuient pas. Le bonheur conjugal est un récit à deux voix, où un homme et une femme racontent leur vie en couple, leurs déchirements, leurs conflits et les différences abyssales qui les séparent et qui éclatent au fur et à mesure que leur version des faits avance et se clarifie. Le lecteur est pris en témoin dans une histoire d’amour et de haine, où la violence des rapports au sein du couple suinte de tous les pores, dans une société où tout pousse au conflit et l’impossibilité de communiquer et de négocier. Dans ce roman, Tahar Ben Jelloun, pose un regard sombre et pessimiste sur la vie conjugale où les gens vivent ensemble jusqu’à ce que l’ennui et le désamour les séparent. [/encadre]
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