C’est désormais une évidence : le Palais reprend graduellement le terrain concédé lors de la réforme constitutionnelle de juillet 2011. Le PJD, affaibli par plusieurs coups encaissés en silence, laisse faire. Un sursaut d’orgueil est-il encore possible ?
Huit mois seulement après son entrée en piste, l’équipe gouvernementale montre de sérieux signes d’essoufflement. L’euphorie des débuts n’est déjà plus qu’un lointain souvenir et les slogans de novembre 2011 rangés dans le rayon des douces rêveries électorales. Rattrapé par la realpolitik, Abdelilah Benkirane ne cherche même plus à cacher son désarroi. Il avoue désormais (à mots à peine couverts) le manque de cohésion entre les membres de son gouvernement, l’ingérence des conseillers royaux dans la gestion des affaires publiques et les difficultés rencontrées pour combattre la corruption et l’économie de rente. Pour se justifier, l’homme fort du PJD met de côté son ego et affirme n’être qu’un “simple Chef de gouvernement”, laissant ainsi entendre que sa marge de manœuvre est extrêmement réduite et que le Palais garde la main sur les principaux secteurs de la vie publique. A quoi auraient donc servi le Printemps arabe, le 20 février et la réforme constitutionnelle, vivement applaudie par l’ensemble de la classe politique ? Mystère. “En vérité, résume Mohamed Tozy, politologue et ancien membre de la Commission pour la révision de la Constitution, Benkirane donne l’impression de gouverner en vertu des dispositions de vieux textes constitutionnels, même si le texte approuvé le 1er juillet reste lui-même assez conservateur”.
Yes we can’t
Les tout premiers mois d’action de l’Exécutif islamiste laissaient pourtant espérer un tout autre scénario. Quelques semaines à peine après leur entrée en fonction, les ministres PJD multiplient les coups d’éclat et les effets d’annonce : réduction du train de vie des ministères, publication de la liste d’agréments du transport routier, ouverture de quelques grands procès de corruption, adoption de nouveaux cahiers des charges pour l’audiovisuel public, etc. Abdelilah Benkirane, qui n’a pas quitté son domicile du centre-ville de Rabat, se permet même quelques bains de foule spontanés et savoure chaque instant de sa victoire tant attendue. Dans ses discours, il promet de la croissance, de la justice, de l’équité et un combat sans faille contre les corrompus et les ripoux en tous genres. De temps à autre, il agite également l’épouvantail du “Printemps arabe”, n’excluant pas un retour de la tension dans la rue. “Il avait besoin de se protéger pour lancer les réformes qu’il voulait. Il ne savait pas encore où il mettait les pieds”, explique, avec du recul, un député du PJD.
Mais cet “équilibre de la terreur” montre assez vite ses limites. Les ministres islamistes sont ouvertement critiqués par leurs collègues au sein de la majorité, mécontents de les voir faire cavaliers seuls. Ils sont gentiment sommés de calmer leurs ardeurs. Les listes des bénéficiaires d’agréments de pêche, de petits taxis et d’exploitation de carrières de sable (pourtant prêtes) retournent ainsi somnoler dans les tiroirs cadenassés du ministère de l’Intérieur. Les cahiers des charges préparés par le ministre de la Communication sont publiquement décriés par les responsables du pôle public. L’affront est inédit. Le jeune ministre résiste, mais il finit par lâcher prise quand le roi intervient personnellement pour exiger une relecture des textes jugés trop dirigistes et trop conservateurs. Une tâche confiée… au ministre de l’Habitat et de la politique de la ville, Nabil Benabdallah. Le coup est dur, mais Mustapha El Khalfi encaisse en silence.
Quelques semaines plus tard, le ministère de l’Intérieur orchestre un vaste redéploiement des walis et gouverneurs, le premier de l’ère Benkirane. Les mêmes visages rempilent à la tête de l’administration territoriale, provoquant un véritable tollé au sein même de la formation islamiste. Des députés PJD critiquent la nomination de responsables “accusés de trucage des élections, en déphasage total avec les mutations que connaît le Maroc”. Le Chef du gouvernement ignore ces voix dissonantes et se cramponne au casting des hommes forts du ministère de l’Intérieur. Pire, il profite du septième congrès de son parti pour sanctionner quelques trublions en les écartant du secrétariat général. “Depuis qu’il est au pouvoir, Benkirane n’a qu’une hantise : préserver une bonne relation avec le Palais et faire durer autant que possible la lune de miel entre les deux parties. Il sait que Mohammed VI se méfie des islamistes et il veut à tout prix lui prouver que ces derniers sont dignes de confiance”, analyse un membre (mécontent) de la jeunesse islamiste. à plusieurs reprises d’ailleurs, le Chef du gouvernement aime à rappeler que ses communications avec le roi sont quasi quotidiennes. Une affirmation qui fait sourire cet ancien ministre : “Peut-on reprocher au roi de donner ses orientations à un Chef de gouvernement qui le sollicite tous les jours et, peut-être, sur tous les sujets, ironise notre interlocuteur. Même des Premiers ministres très proches du monarque, comme Driss Jettou, ne l’appelaient pas autant et ne le consultaient pas à tout va. Ils prenaient leurs responsabilités pour diriger leurs départements sans prétention et appliquaient les directives lorsqu’ils les recevaient”, conclut-il.
Le Palais reprend la main
En face, l’institution monarchique ne se fait pas prier pour récupérer graduellement le terrain concédé lors de la réforme constitutionnelle de juillet 2011. Les conseillers royaux sont désormais présents sur tous les fronts. “Il leur arrive de donner des orientations directement aux ministres sans que je ne sois au courant”, avoue Abdelilah Benkirane à l’hebdomadaire La vie éco. Taïeb Fassi Fihri garde par exemple un œil vigilant sur les grandes questions diplomatiques, et n’hésite pas à se déplacer à Bruxelles, New York ou Ryad pour défendre les positions marocaines. De son côté, Fouad Ali El Himma semble avoir repris en main les dossiers chauds du moment : élections communales, régionalisation, réforme de l’audiovisuel, etc. Selon des informations non officielles, le Palais se serait même doté d’une cellule de communication en vue de contrecarrer l’omniprésence du Chef du gouvernement sur la scène publique et dans les médias. Son premier fait d’arme serait d’ailleurs ce communiqué du cabinet royal, daté du 10 août, demandant l’ouverture d’une enquête sur d’éventuels chantages et mauvais traitements dont auraient été victimes les MRE transitant par le poste-frontière de Bab Sebta. Pour l’occasion, le roi avait réuni tout l’establishment sécuritaire du pays, du ministre de l’Intérieur au commandant de la gendarmerie en passant par les responsables des douanes et de la police. “Une réunion anticonstitutionnelle”, proteste Abdelali Hamiddine, membre dirigeant du PJD. Abdelilah Benkirane ne bronche même pas.
“Lors de la même journée, le roi a nommé Driss Jettou, connu pour son indépendance et sa droiture, à la tête de la Cour des comptes. D’un coup, le monarque distanciait donc le gouvernement islamiste sur sa thématique de prédilection : la lutte contre la corruption au moment même où Benkirane annonce sur Al Jazeera vouloir pardonner les détournements et les abus des années précédentes”, analyse cet observateur. Le Chef du gouvernement encaisse une nouvelle fois en silence. Idem lorsque des dizaines de manifestants, dont des journalistes, sont brutalement dispersés lors d’une manifestation pacifique à Rabat. Le chef de l’Exécutif évite le sujet et délègue à son ministre de la Communication la tâche de s’excuser auprès de l’Agence France Presse, dont le correspondant a été malmené par les forces de l’ordre. “C’est inacceptable. Nous assistons à un retour de la manière forte sous prétexte de préserver l’autorité de l’Etat. L’espace public est devenu un espace violent où les libertés de s’exprimer et de manifester sont systématiquement réprimées. C’est bien la preuve que les méthodes des sécuritaires marocains sont plus fortes que la volonté du gouvernement, qui compte pourtant d’éminents défenseurs des droits humains”, regrette ce responsable associatif.
All by myself
Benkirane, de plus en plus rare dans les médias, rumine sa rage en silence. Ses coups de sang seraient fréquents, il se sentirait de plus en plus isolé. D’abord par les membres d’une majorité hétéroclite qu’il ne contrôle plus, puis par un entourage royal qui le court-circuite allègrement. “Je ne suis pas encore arrivé à tisser avec l’entourage royal des relations plus intenses pour une collaboration plus étroite”, finit-il par avouer. La déclaration est reprise par toute une partie de la presse nationale, mettant Benkirane dans un sacré embarras. Dans la précipitation, le Chef du gouvernement publie un communiqué qui restera dans les annales de la communication politique. Il y présente ses excuses au roi ainsi qu’à l’entourage royal, mais ne nie pas avoir tenu de tels propos. La confusion est totale. “Le PJD donne l’impression de s’être parfaitement adapté à la conception makhzénienne du pouvoir. Au lieu de veiller à l’application stricte de la Constitution, le Chef du gouvernement court derrière la confiance et la bénédiction du Palais”, analyse le politologue Omar Bendourou. Le PJD ne s’en cache d’ailleurs pas. Mieux, il théorise sa nouvelle position vis-à-vis de l’institution monarchique. C’est ainsi que les nouveaux idéologues du parti de la lampe expliquent que la Constitution pèse presque autant que les traditions en matière de gouvernance et que le PJD ne peut être comptable que des réformes engagées dans le cadre d’une continuité des institutions et non d’une rupture ou d’une révolution. “Ceux qui croient au changement radical et à la révolution n’attendent rien du PJD. Mieux, ils n’espèrent qu’une chose : que les islamistes échouent dans leurs tentatives de réforme pour prouver le bien fondé de leurs théories”, analyse un observateur.
De l’eau dans le gaz
Au passage, Abdelilah Benkirane fait courir un grand risque au parti qu’il dirige. Les dissensions entre l’équipe gouvernementale et les dirigeants de la formation politique apparaissent au grand jour. Les déclarations de certains cadres et députés du parti donnent même l’impression que le PJD n’a pas quitté les bancs de l’opposition. Petit à petit, le parti s’éloigne également de sa matrice organisationnelle et idéologique : le Mouvement unicité et réforme (MUR). Tout en apportant son soutien à l’expérience dans son ensemble, le MUR reste en effet très critique vis-à-vis de certaines décisions gouvernementales et de certaines attitudes des ministres barbus de Sa Majesté. Cela est apparu au grand jour à l’occasion de la polémique née autour de la cérémonie de la Bey’a. Jugée dégradante et humiliante par Ahmed Raïssouni, ancien patron du MUR, la cérémonie est ardemment défendue par les ministres du parti, qui n’ont éprouvé aucune gêne à se prosterner au passage du monarque juché sur son cheval. Quelques mois auparavant, plusieurs d’entre eux avaient pourtant signé une pétition appelant à l’abolition de “ces pratiques attentatoires à la dignité humaine” ! Et ce n’est pas tout. La conjoncture économique, particulièrement difficile, risque à son tour d’éroder davantage la cote du gouvernement islamiste auprès de larges franges de la population. Le PJD tiendra-t-il le coup ? Redressera-t-il l’échine devant l’entourage royal et les lobbys en tous genres ? Arrivera-t-il à resserrer ses rangs et à mobiliser, une nouvelle fois, les foules autour de son leader charismatique ? En attendant les élections communales en 2013, les frères de Benkirane passent un mini-test de popularité à Tanger et Marrakech. Des élections partielles s’y tiennent en octobre 2012 autour de quatre sièges retirés au parti islamiste sur décision du Conseil constitutionnel. Tous les coups sont permis !
chronique. Des heurts à répétition La relation entre le gouvernement dirigé par Abdelilah Benkirane et le Palais royal est loin d’être un long fleuve tranquille. Rétrospective non exhaustive.
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Allégeance. Le PJD courbe l’échine Le Palais a finalement fait durer le suspense jusqu’au bout. N’ayant pas eu lieu le 31 juillet comme d’habitude, tout le monde croyait que Mohammed VI allait abandonner la cérémonie d’allégeance, largement décriée depuis quelques semaines, y compris par certains ministres du PJD. Mais le monarque prend tout le monde de court en annonçant le simple report de la cérémonie au 21 août. Une question est alors sur toutes les lèvres : les ministres islamistes sacrifieront-ils au rituel makhzénien tant décrié aussi bien par les progressistes que par les religieux rigoristes. En octobre 2011, Benkirane avait lui-même appelé en direct à la télévision à “réviser” la cérémonie d’allégeance parce qu’elle “ne cadre plus avec le XXIème siècle”. Finalement, la cérémonie durera moins de 25 minutes. Le rituel ne change pas d’un iota et tous les dignitaires invités se prosternent au passage du monarque. L’histoire aurait très bien pu en rester là. Sauf que, le lendemain, des jeunes militants essaient d’organiser une manifestation symbolique pour affirmer leur allégeance “à la liberté et à la dignité”. Ils sont tabassés sans ménagement par les hommes de Mohand Laenser, ministre de l’Intérieur du gouvernement Benkirane. Pour sauver la face, certains dirigeants islamistes dénoncent l’intervention des forces de l’ordre, mais le mal est déjà fait et Abdelilah Benkirane ne peut plus rien changer. |
Polémique. La bataille de Tanger Samedi 1er septembre. Les jeunes du PJD peaufinent les derniers préparatifs pour l’organisation, sur une place publique à Tanger, d’une grande soirée de clôture de la huitième rencontre nationale avec, comme guest star, Abdelilah Benkirane himself. A la dernière minute, la soirée est interdite par le ministère de l’Intérieur qui invoque des “raisons de sécurité”. Ce n’est que deux jours plus tard qu’un communiqué du département de Mohand Laenser livre enfin les véritables raisons de cette étrange interdiction. La manifestation coïncide avec les élections législatives partielles qui se tiennent à Tanger le 4 octobre. Elle pourrait donc être interprétée comme une campagne avant l’heure.“Abdelilah Benkirane en a été officiellement informé. Il a été très compréhensif et a même essayé de raisonner ses bases”, nous révèle une source gouvernementale. Mais la jeunesse PJD, et plusieurs dirigeants du parti, ne veulent rien entendre. “Les raisons avancées par le ministère de l’Intérieur ne tiennent pas la route. Il fallait être précis dès le début et donner les vraies raisons. Le document écrit qui nous a été remis à la dernière minute des préparatifs parle de raisons de sécurité, et là, c’est carrément autre chose”, s’indigne Mostafa Baba, secrétaire général de la jeunesse PJD. “Notre force d’organisation effraie nos rivaux politiques. Ils font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues. On demande aux partis politiques d’encadrer les citoyens, mais, en même temps, on combat la seule organisation de jeunes capable de mobiliser. C’est absurde !”, s’emporte le jeune leader islamiste. |
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