Musique. Maestros sans voix

Le Festival national des arts populaires qui se tient à Marrakech est une occasion rare de découvrir ces gardiens oubliés de la mousi9a marocaine ancestrale. TelQuel est allé à leur rencontre avant le show.

 

Chaque été, depuis plus de quarante ans, ils descendent de leur montagne et de leurs villages pour enchanter Marrakech de leur art ancestral. Le reste de l’année,  les troupes de musiques populaires marocaines sont au mieux oubliées, au pire méprisées. Le Festival national des arts populaires (FNAP), créé en 1960, est un des plus anciens du royaume. C’est l’un des rares événements à mettre à l’honneur les sonorités d’Ahouach, d’Ahidous, de Guedra sahraouia et de beaucoup d’autres troupes menacées de disparaître. “En 2011, un rapport de l’Unesco a souligné le risque de disparition du festival à cause du manque de renouvellement au sein des troupes”, s’inquiète Mohamed Nait M’barek, directeur du FNAP. Cette inquiétude est partagée par d’autres acteurs culturels, qui déplorent le manque d’intérêt accordé à la musique populaire. “C’est de notre identité dont il est question. Ces troupes sont aussi dans une large majorité des troupes de musique amazighe. Nous devons accepter cette composante, elle fait partie de nous”, explique Brahim El Mazned, directeur artistique du festival. Entre les murs du Palais Badii à Marrakech, les organisateurs du festival sont parfois traversés par un voile d’étonnement lorsque des journalistes s’intéressent à la musique du FNAP. Quant aux musiciens, ils ont l’habitude d’être ignorés.

 

L’internat des artistes

“Un artiste donne mais on ne lui rend jamais rien. Nous, on nous invite pour jouer devant des responsables de l’Etat puis on nous remercie”, soupire Khadija Chorouro, raïssa d’Ahouach Ouarzazate. Elle est consciente de partager un destin commun à de nombreux artistes, condamnés à faire vœu de pauvreté. Mais Khadija suggère aussi que la particularité de son art est d’être renvoyé au cliché réducteur et négatif du folklore. Seulement l’humeur est à la fête ce jour-là et Khadija s’empresse d’enchaîner sur un tout autre sujet : les vêtements qu’elle et les autres femmes de sa troupe porteront lors de leur représentation. C’est aussi l’heure du thé dans l’internat où les membres des troupes de musiques traditionnelles sont logés le temps du festival. Ils cohabitent à dix dans une petite pièce, dorment à même le sol, mais sont heureux de partager leur repas avec les âmes curieuses venues à leur rencontre. “Il n’y a pas d’école pour apprendre Ahouach. Ce sont les occasions qui constituent l’enseignement”, nous explique Ali Chaikhi, membre de la troupe de Tissint. La fin des récoltes, les mariages, les baptêmes, les fêtes nationales… sont autant d’occasions où les jeunes du village développent leur verve et la grâce de leurs mouvements. “C’est le seul moment où hommes et femmes peuvent se courtiser”, poursuit-il. “Les femmes se font belles et chaque homme choisit l’élue de son cœur. Il s’approche, elle le fuit, puis elle revient et il s’éloigne”. A la fin de la danse nuptiale, l’homme remet à sa préférée son poignard blanc, “quand il lui pose son arme entre les mains, il lui offre son âme”, décrypte pour nous Ali Chaikhi, qui se laisse aller au romantisme. L’ambiance est bon enfant et familiale dans cet internat qui héberge plus de 300 personnes. Certains se connaissent depuis des générations. “Mon père venait au festival chaque année depuis 1967. Chez nous, l’art est héréditaire”, témoigne Ama, membre de la Guedra. La jeune femme est instruite, a participé à des compétitions de chant au Canada et reste très attachée à l’art hassani.

 

La reconnaissance, inchallah !

“Ces artistes sont de grands professionnels jusque dans leurs gestes et leurs mouvements. Ce qui leur manque, c’est un cadre et c’est à nous de le leur fournir”, estime Karim El Achak, président de la fondation des festivals de Marrakech. Depuis 2006, avec la création de la fondation, le FNAP a été doté d’une véritable plateforme pour donner du souffle à l’événement. “Nous nous sommes inscrits dans une stratégie de travail avec une logique durable et une ligne éditoriale claire : la transmission et la pérennisation”, explique Mohamed Nait M’barek. Mais avec des financements limités, difficile de tutoyer les étoiles. Les artistes conviés au festival sont payés 250 dirhams la journée (les chefs de troupes sont rémunérés 750 dirhams) et restent logés dans des pièces pour le moins sommaires. “Les jeunes voulaient être logés dans des hôtels 2 et 3 étoiles, mais la plupart reconnaissent l’amélioration qu’il y a eu ces dernières années et nous essayons de sauvegarder cet aspect moussem avec une vie en communauté”, justifie Karim El Achak. Pour les organisateurs, le principal défi est de réconcilier le public marocain avec son patrimoine musical. “En faisant de ce festival une carte postale pour les touristes, on a fait une erreur. Il ne peut pas exister sans son public”, poursuit le directeur de la fondation. Dans trois ans, le FNAP fêtera son 50ème anniversaire, un événement qui verra peut-être enfin célébrer à leur juste valeur les gardiens de notre musique traditionnelle.

 

Témoignage. Quand les artistes étaient les bouffons du prince

Quelques mois avant sa mort, le poète et cinéaste Ahmed Bouanani recevait TelQuel chez lui. Il a partagé avec nous son expérience, en particulier celle du tout

début de la création du Festival des arts populaires.

“Quand je suis revenu de France après mes études, j’avais envie de connaître mon pays, dont j’ignorais tout. Il y avait à l’époque un Institut des arts traditionnels et du théâtre. Sa directrice m’avait sollicité pour y travailler. Pendant quelques années, nous avons fait des enquêtes sur les tribus, nous avons sillonné tout le Maroc. Nous avons surtout planché sur les arts traditionnels. Et avec ces travaux, chaque année, nous organisions le festival de Marrakech. Puis nous avons été remerciés, parce que nous n’étions pas d’accord avec les autorités sur la façon de voir les arts traditionnels. Pour les représentants de l’Etat, il fallait faire le festival, dire “Vive le roi” et puis ça s’arrêtait là. Une fois, dans la tribune, il y avait le prince Moulay Abdellah. Il a envoyé ses hommes pour ordonner à certaines tribus à venir chez lui pour l’amuser. J’ai alors donné l’ordre à celles-ci de rentrer au campement à Jnane El Harti, juste après le spectacle. A la fin, il n’y avait plus personne. Les sbires du prince m’ont dit : “De quel droit tu t’opposes aux ordres du prince ?” J’ai expliqué que je n’avais rien fait, que les membres des tribus étaient tout simplement fatigués et qu’ils sont allés dormir. Les sbires savaient que je mentais mais ils n’ont rien pu me faire. Après, l’Institut a disparu”.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer