Corruption, népotisme, abus… sont autant de plaies qui gangrènent le mode d’attribution des commandes de l’Etat. Les grandes lignes d’une étude qui dévoile les défaillances de ce système qui brasse, chaque année, plus de 100 milliards de dirhams.
En ces temps de crise, les commandes publiques sont un moteur pour l’activité économique. La part de ces marchés dans les dépenses de l’Etat (hors salaires et dettes) est passée de 41% en 2001 à 57% en 2010. Et les commandes de l’ensemble des départements ministériels, des établissements publics et des collectivités locales ont plus que triplé durant la même période, passant de 37 à 122 milliards de dirhams, soit environ 20% du PIB. Un enjeu financier non négligeable qui attire de nombreux opérateurs. Il n’empêche que le mode d’attribution de cette cagnotte est tout sauf transparent. Tous les moyens sont bons pour s’adjuger le jackpot, quitte à bafouer le principe de la libre concurrence. C’est ce que révèle une étude commandée par le Conseil national de la concurrence.
Négociations gré à gré
Ce constat vient confirmer, les conclusions des différentes enquêtes de la Cour des comptes. Au fil des ans, les juges d’Ahmed Midaoui ont mené l’enquête, pointant du doigt les nombreux dysfonctionnements du mécanisme des appels d’offres publiques. De la petite commune rurale à la grande banque étatique, le contournement des règles prend plusieurs formes chez les ordonnateurs de la dépense publique. A titre d’exemple, le CIH a cédé son patrimoine sans recourir à l’appel d’offres et les décisions ont été prises de manière unilatérale par l’ex-PDG, Khalid Alioua, aujourd’hui poursuivi. La Société d’exploitation des ports (Sodep), de son côté, a attribué la construction du guichet unique du terminal à conteneurs du port de Casablanca —un marché de 1,54 million de dirhams— à un opérateur n’ayant pas la qualification exigée. Autre exemple tiré des rapports de la Cour des comptes : la Direction des routes a confié une étude sur la rocade méditerranéenne pour une offre excessive. Le marché est passé à 2,36 millions de dirhams alors que l’estimation initiale était de 1,1 million, soit un dépassement de 115%. Quant aux CRI de Casablanca et Marrakech, la RAM, le Fonds d’équipement communal et la CNSS, il leur est reproché d’avoir recours à la fameuse procédure négociée de gré à gré, sans aucune justification valable. Pourtant la loi est claire : sauf cas d’urgence (dû à la complexité d’une situation ou à la défaillance d’un prestataire), les commandes publiques passent par la procédure d’appel d’offres ouvert, de sorte à garantir une libre concurrence entre les opérateurs.
Trafic d’influence
D’après les statistiques de la Trésorerie générale du royaume (TGR), 95% des marchés publics lancés en 2009 ont été attribués à la suite d’un appel d’offres. Un niveau raisonnable et réconfortant, a priori. Mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. En effet, l’étude du cabinet Mazars, dont les résultats ont été présentés récemment, a révélé que la taille des marchés négociés de gré à gré est systématiquement supérieure à celle des autres types de marchés. “Les modes de passation à faible niveau de concurrence sont certes inférieurs en nombre aux appels d’offres ouverts, mais ils tendent à toucher des marchés les plus importants. Pour le ministère de l’Agriculture, leurs montants représentent entre 2 et 7 fois le montant des appels d’offres ouverts”, souligne Tarik El Fekkak, senior manager chez Mazars. Les enquêteurs de ce cabinet ont repéré plusieurs barrières empêchant l’accès aux marchés de l’Etat, principalement le “critère de choix des offres” et l’exigence d’une “expertise avec des références”. “L’administration préfère généralement traiter avec les prestataires qu’elle connaît bien”, estime un magistrat de la Cour des comptes. “Le principal motif d’éviction des offres reste le manque d’expérience. L’aversion au risque des différentes administrations mène celles-ci à privilégier des prestataires déjà en place”, confirme l’étude de Mazars. Conséquence, ce sont presque toujours les mêmes qui se partagent le gâteau. Du coup, les PME qui ne peuvent pas jouer la carte des “relations” (l’m3rafa) sont contraintes, pour sortir du lot, de brader leurs tarifs et de faire jouer la logique du “mieux-disant”, qui permet de départager – toutes choses égales par ailleurs- les concurrents lors de l’appréciation de l’offre financière.
Manque de professionnalisme
Le professionnalisme de l’administration marocaine est également remis en question. Les fonctionnaires chargés de l’exécution de la dépense publique, observe le cabinet Mazars, “doivent composer avec des exigences techniques et réglementaires complexes, sans qu’ils ne disposent de compétences adéquates, de guides et d’appuis pour les accompagner”. Résultat, des cahiers des charges (appelés cahiers de prescriptions spéciales) de faible qualité ou susceptibles de favoriser tel ou tel prestataire, des estimations de coût ou de délais biaisées, etc. “Le système mis en place au Maroc semble vulnérable aux soumissions concertées”, conclut l’analyse de Mazars. Pour remédier à cette situation, face à l’insuffisance des données diffusées par le portail de la TGR, il va falloir rendre accessible toute information en lien avec la commande publique, du programme prévisionnel de chaque administration jusqu’à la réalisation des marchés. Il suffirait donc de créer, selon le cabinet Mazars, un “Observatoire des marchés publics” dont la mission serait de repérer les ententes, recouper les deals et les bénéficiaires, identifier les risques et définir les failles de la réglementation. Pourtant, tous les spécialistes s’accordent à dire que le Maroc est doté d’une des meilleures juridictions en la matière. Le vrai problème résiderait donc plutôt dans la mentalité des décideurs de la commande publique. Et la solution, elle, devrait passer probablement par la sanction…
Communes. Le parent pauvre du système Le mode de passation d’un appel d’offres diffère d’une commune à l’autre, selon la taille et le positionnement géographique (urbain ou rural). Pour ne prendre que l’exemple des deux communes de Casablanca et de Yahya Zaërs (dans les environs de Rabat), le cabinet Mazars a constaté que la première utilise l’appel d’offres ouvert pour ses principaux marchés, tandis que la deuxième ne recourt à cette procédure que de manière exceptionnelle. La majeure partie de son budget consacré à l’achat public passe par des bons de commande. “Cette pratique est tacitement encouragée par l’administration de tutelle, dans un souci de simplifier l’administration quotidienne”, souligne l’étude dudit cabinet. Le seuil toléré par la loi, limité à 200 000 dirhams par ordonnateur, par nature de dépense et par année budgétaire, encourage les petites communes à privilégier le choix des bons de commandes, au lieu de l’AO, quitte à fractionner leurs commandes en plusieurs lots. Cela dit, de manière générale, les petites communes, en manque de compétences techniques, peinent à susciter une concurrence suffisante dans leurs marchés. Du coup, elles restent souvent dépendantes de leurs fournisseurs. |
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