Enquête - Reportage : fous de fric !

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Bio express
Abdellah Taïa a 39 ans et vit entre le Maroc, son pays natal, et la France, sa terre d’adoption. Après avoir publié quelques textes personnels, notamment dans La Gazette du Maroc, ancêtre de l’actuel Challenge, il a pris son envol dans les années 2000 avec Le Rouge du tarbouche, L’Armée du salut, Une mélancolie arabe. Sa dernière publication, Le Jour du roi (éd. Seuil), a obtenu le prix de Flore 2010. à signaler aussi que l’écrivain avait dirigé un ouvrage collectif, Lettres à un jeune Marocain, publié en 2009 aux éditions du Seuil et distribué par TelQuel, en versions arabe et française.

On dit les Marocains matérialistes. Ils ont un rapport particulier à l’argent, à la consommation, au luxe, aux apparences… Plutôt que d’y consacrer une étude “scientifique”, nous avons préféré donner la parole à une voix singulière, celle d’un écrivain, ancien pauvre et nouveau riche. Abdellah Taïa a accepté de jouer le jeu, reproduisant, peut-être à son corps défendant, des attitudes de pauvres et des réflexes de riches. Cela donne à son texte un charme particulier, mêlant éléments de reportage, voyage intérieur et anecdotes personnelles. Avec beaucoup, beaucoup de pointillés… Bonne lecture
karim Boukhari

Morocco Mall à Casablanca. Tout le monde connaît maintenant ce méga-supermarché. Ces deux mots anglais se sont répandus très vite parmi les Marocains, riches comme pauvres, et sont devenus en très peu de temps le symbole de la nouvelle direction que prend ce pays depuis le début du 21ème siècle. Celle du libéralisme forcené. Le règne absolu, et assumé, de l’argent.
Les gens se ruent en masse au Morocco Mall. Fiers et spectateurs, ils ont l’impression qu’avec ce “monstre” architectural, le Maroc entre encore un peu plus dans la modernité. Est-ce vraiment le cas ? Imposer la société de consommation comme modèle, comme idéal, pour tout un peuple, est-ce ce dont ce pays a d’abord besoin ?

Comme les Américains…
Curieux et la tête remplie de ces questions fondées, je suis allé visiter ce “magasin d’éléphants” (expression empruntée à une vieille cousine). Je dois avouer que, dans un premier temps, j’ai été très heureux de me promener dans ses interminables couloirs et galeries. Mes yeux s’étaient agrandis. Ma bouche était en permanence entrouverte. J’étais ébahi. Je dirais même conquis. Et, presque honteux, j’ai crié, au fond de moi-même : “Vive le Maroc ! Le Maroc va bien. Le Maroc évolue bien. Nous aussi, on a les mêmes malls que les Américains, exactement les mêmes ! Waouh !”
Il doit y avoir quelque chose dans l’air conditionné qu’on respire au Morocco Mall. Car, pendant deux heures et demie, tout esprit critique avait disparu de mon cerveau. C’est dire la puissance qui émane de ce projet. C’est dire la régression vers laquelle, moi aussi, j’étais poussé. Je voulais acheter beaucoup de choses, trop de choses, au-delà de mes moyens. Il m’a fallu beaucoup résister pour ne pas le faire. Et au lieu d’en être satisfait, cela m’a rendu triste. J’étais fâché contre moi-même de ne pas avoir rempli moi aussi mon rôle de bon citoyen hyper-consommateur. Tout dépenser. Tout claquer. Acheter et encore acheter jusqu’à l’écœurement pour trouver le bonheur.
“Comment vais-je faire pour sortir de cette tristesse ?”, me suis-je dit. Un peu perdu, je me suis assis sur un banc. J’ai regardé autour de moi. Et là, c’est autre chose que j’ai vue. J’avais devant moi tout le Maroc qui défilait. De partout. Du nord. Du sud. Du centre. Et d’un ailleurs qui m’était jusque-là inconnu. Il n’y avait pas que des Casablancais en train de s’habituer à la vie moderne. Il n’y avait pas que des riches préférant désormais faire leurs achats ici plutôt que d’aller à “la banlieue” (c’est comme cela que nos riches désignent la ville des lumières, Paris). Il n’y avait pas que les frimeurs, ceux qui n’ont rien et qui font semblant, ceux qui veulent “s’accrocher au ciel”. Non. Devant mes yeux passait une foule compacte, complexe, affamée, envoûtée, qui me rappelait certains passages lus dans les livres d’Emile Zola. Une foule dépassée, guidée, en train de s’éclater comme elle pouvait. C’était cela le plus intéressant et le plus fascinant à la fois : voir le nouveau Maroc qui assumait son désir de consommer. Pour une fois que les Marocains assumaient une part de leur identité, cela devrait être fêté ! Nous sommes sur la bonne voie, n’est-ce pas ?

Un laboratoire humain
Sérieusement : dans ce temple de tout ce qui brille et donne mal à la tête, voir les Marocains d’aujourd’hui heureux et un peu perdus a été pour moi une expérience très émouvante. J’étais comme dans un laboratoire, j’avais sous mes yeux microscopiques et gourmands plusieurs tranches de notre peuple en train d’afficher un rapport sans complexe à l’argent. Ceux qui en ont comme ceux qui n’en ont pas se côtoyaient “paisiblement”, marchaient côte à côte. Grâce au Morocco Mall, l’égalité est enfin entrée au Maroc. Et là, je plaisante à peine.
Qui sont ces gens ? Comment ont-ils gagné cet argent ? Pourquoi eux et pas nous ? Qu’avons-nous de différent d’eux ? Ces questions de pauvres quand ils ont la chance d’approcher les riches me sont revenues aussi pendant que j’admirais le peuple marocain. Je me les posais quand j’étais petit, adolescent et pauvre. Je n’ai jamais vraiment obtenu de réponses. Le mystère est une qualité littéraire très répandue au Maroc.
Je me suis relevé et j’ai repris ma promenade dans le centre commercial. Je voulais parler avec mes compatriotes, interroger les très gentilles vendeuses, oser entrer pour la première fois de ma vie dans une boutique Dior ou Chanel et parler avec les gérantes. Aller au-delà de mes complexes de pauvre que je ne supporte plus et qui me gâchent tellement de choses dans la vie.
Allez, allez, Abdellah, arrête de jouer au pauvre ! Tu n’es plus un pauvre de toute façon. Assume, mon frère, assume. Vis. Mange. Dévore. Donne un coup de pied à l’existence (comme dit le proverbe marocain) et enjoy ! Il n’y a que cela de réel, de vrai, ce que tu vois devant toi. Consomme et arrête de te poser des questions, ce sera toujours eux les gagnants. Arrête avec toutes ces interrogations un peu trop parisiennes, et va à H&M puisque tu ne peux pas t’offrir les vêtements d’Armani. Un jour, tu t’offriras même des montres Rolex et des chaussures Christian Louboutin ! D’accord, l’ami ? On revient à la vie, on chante, on danse, et peu importe la morale, peu importe ce qu’ils diront.
Pour danser au Morocco Mall, c’est très facile : il y a de la musique partout, dans les couloirs comme dans les boutiques chic, dans le Marjane immense du premier sous-sol comme au Gucci du deuxième niveau.
Ce lieu, décidément, résume, au-delà de tout ce que je pensais, une certaine attitude marocaine par rapport à l’argent : la manière d’en jouir sans complexe, la manière d’envisager désormais la vie, l’existence sous ce ciel.

Tu nous ramèneras de l’argent, mon fils
Depuis tout petit, j’ai toujours vu l’argent mis en avant d’une manière indécente. Comme si, dans ce pays, il n’y avait pas d’autre idéal que celui-ci. L’argent. L’argent. L’argent. On ne nous (je parle des pauvres et des classes moyennes) apprend pas comment le gagner ou comment bien le gérer, mais on ne cesse de nous pousser à en avoir. On nous oblige à ramener de l’argent et à aussitôt le dilapider, le donner aux autres. Autrement dit : très tôt, on met en nous des pulsions carnivores ou masochistes. Pour survivre au Maroc, il faut être ou l’un ou l’autre. Quand on n’a rien, il n’y a pas de problème puisqu’on n’existe pas. Dévorer ou se laisser dévorer ? Telle est la question.
Le mythe du fils aîné illustre parfaitement cette situation. Adoré, voire déifié, par tout le monde dans sa famille, le grand frère a des obligations énormes. Il doit absolument ramener beaucoup d’argent pour mériter ce statut, le garder, sinon, sa chute sera brutale. Si un autre frère ramenait plus d’argent, c’est le drame, la tragédie : il ne sera tout simplement plus traité comme un grand frère et il devra vite oublier toutes les faveurs qu’on lui accordait et les prières soit-disant sincères qu’on faisait pour lui. L’injustice au cœur même de la cellule familiale censée vous apprendre ce que c’est que la vie et comment l’aborder…
On assiste trop tôt à des scènes traumatisantes où l’argent joue un rôle exagérément important. Sans doute, les parents, dépassés, ne font eux-mêmes que reproduire ce qu’on leur a appris, ou plutôt mal appris.
Personnellement, je connais très peu de Marocains qui ne sont pas dans le bricolage avec l’argent. Toutes les limites sont franchies. Tout est possible. Et on ne dit rien. Tant que l’argent de l’autre est dans ma poche, c’est l’essentiel. Je me souviendrai toute ma vie comment, au début des années 1980, ma mère traitait très mal une de mes sœurs, qui travaillait dans une usine de tapis pour nous aider à manger. Chaque samedi soir, elle lui prenait quasiment toute sa paie. Il lui arrivait même de la frapper si elle osait protester. J’adorais ma mère, mais je n’étais pas pour autant insensible devant ce scandale. Certes, nous étions pauvres et, certains jours, nous n’avions rien à manger, mais quand même…

Le fric, c’est toujours halal…
Bien évidemment, je ne suis pas en train de condamner ici le rapport des Marocains à l’argent ou bien de me moquer de Morocco Mall. J’ai juste envie de donner à voir quelques scènes pour illustrer mes propos, mes opinions. Et puis, je suis convaincu de la nécessité d’explorer et d’écrire l’histoire de la vie privée des Marocains. C’est très important de le faire aujourd’hui. Ce sera un pas de plus vers une libération que nous attendons depuis trop longtemps et qui est en train de se produire.
“Siri jibi !” “Dabri !” “Choufi halk !”… Ces phrases, ces ordres, lancées à des filles marocaines nous sont habituelles. Nous les avons tous rencontrées, à un moment ou un autre, ces filles qu’on oblige “à sortir” (comme on dit en marocain). à aller se débrouiller pour ramener de l’argent. Peu importe le moyen. Peu importe l’heure. Elles sont tellement nombreuses, ces filles courageuses qu’on oblige à aller se prostituer pour faire vivre des familles entières. Il est très intéressant de relever que souvent, pour pas mal de Marocains, l’argent “haram” n’a rien de haram à partir du moment où il permet de remplir les ventres et de calmer leur appétit.
“9di haja !” “Koun khfif !” “Drab ou zid !”… les Marocains savent-ils qu’ils vivent tous, et en permanence, dans la transgression ? Bien sûr que oui. Loin des proches, dans un coin discret, dans des discussions sur les généralités de la vie, ils sont même prêts à l’admettre. L’assumer individuellement et publiquement ? Jamais de la vie. Il ne faut pas exagérer quand même… Tout vous pousse à enfreindre les lois (toutes les lois), vous le faites consciemment et, pourtant, jamais vous ne le revendiquerez. Pourquoi tout cela ? Pour deux raisons : 1- La loi ne protège pas l’individu au Maroc, elle travaille d’abord pour le bien-être du groupe. 2- La pression des familles est sans limites dans ce pays où tout commence encore et se termine par la bénédiction de papa et maman.

Le pauvre en nous
Au moment de sortir du Morocco Mall, je suis traversé de tous ces souvenirs, de toutes ces analyses, de cette constatation objective. Et, naïf, je me dis pour la deuxième fois que ce centre commercial a été peut-être construit pour faire rencontrer le riche et le pauvre. Vraiment ? Franchement ? C’est sûr, il doit y avoir quelque chose dans l’air de ce Morocco Mall. Cette vitrine marocaine. Ce théâtre marocain moderne.
Juste avant de franchir la porte de sortie, je me rends compte que je n’avais pas visité la Fnac. Un lieu où on trouve des livres, des albums et d’autres produits pour l’esprit. Même si les prix ne sont pas à la portée de tous, il faudra saluer cette présence culturelle dans ce centre gigantesque où n’importe quelle robe à prix raisonnable coûte au moins trois fois plus cher qu’un livre publié par un éditeur marocain.
Il n’y a pas si longtemps, on achetait encore des portions du fromage “la vache qui rit” et non toute la boîte. On se contentait d’une seule marque de biscuits, les légendaires Henry’s (de loin, mes biscuits préférés au monde). Personne ne se sacrifiait pour inscrire ses enfants dans des écoles privées onéreuses. Rares étaient ceux qui voyageaient, partaient en vacances. Nos mères n’avaient que très peu de djellabas. Nos pères, une seule paire de chaussures, en plus des babouches. Personne ne parlait de résidences secondaires. Il y avait des publicités à la télévision et dans les rues mais pas aussi envahissantes, dérangeantes, comme c’est le cas aujourd’hui. Et, surtout, il n’y avait pas le téléphone portable…
Je repose la même question : d’où vient cet argent ? Les Marocains sont-ils devenus plus aisés ? à l’évidence, c’est le cas pour certains. Et les autres, les pauvres d’avant, où sont-ils à présent ? Que deviennent-ils ? Qui parle d’eux, pour eux ? Si on ne les voit plus c’est que d’autres pauvres (un peu moins pauvres) ont été créés par le système. Des pauvres de première catégorie à qui même les banques s’adressent pour les inciter (les obliger) à faire des crédits. Les pauvres de deuxième catégorie (les anciens) sont en train d’investir un autre territoire dans ce pays : les HLM, les cités. Comme à Marrakech, on les a, petit à petit, poussés vers la marge où ils survivent surtout grâce à la solidarité familiale.

Derrière la vitrine
Cette solidarité, il faut bien le reconnaître, sauve tellement de monde au Maroc. Il y a quelque chose de sincère dans cette générosité. Qui me plaît énormément. Une idée qui me touche : l’argent doit circuler. Les pauvres le font. Pas les riches qui, le cliché doit être vrai, veulent juste être plus riches, même quand ils essaient de se lancer dans les œuvres caritatives pour nous convaincre qu’ils ont un bon cœur eux aussi.
Les femmes semblent avoir compris, ces dernières années, que l’argent qu’elles gagnent est d’abord le leur et non celui de leur mari ou de leur famille. Même quand elles sont mariées et ont des enfants, elles gardent une partie de cet argent pour elles-mêmes, investissent, achètent des appartements, se lancent dans les affaires, chacune à son niveau. Mieux que les hommes, et malgré des lois d’héritage très injustes, les femmes (dans les classes moyennes) donnent l’impression d’être plus en mesure de suivre l’évolution économique de ce pays. Leur émancipation passe par là. Et c’est tant mieux. Si l’argent permet au moins de faire passer ce message nécessaire, révolutionnaire, l’installer petit à petit dans les mentalités, c’est déjà une grande victoire.
Avant sa mort en 2010, c’est ma mère qui a veillé scrupuleusement au partage de la maison qu’elle a construite elle-même et très patiemment. Morocco Mall est l’idée et l’œuvre d’une femme berbère qui fascine et fait peur à la fois : Saloua Akhannouch. On m’a rapporté que, aujourd’hui encore, les biscuits préférés de cette dame de fer sont les Henry’s. Cela me plaît. Beaucoup.
Voilà. L’Océan et sa fraîcheur m’accueillent à l’extérieur du centre commercial. Et aussi, juste à côté, sur sa presqu’île, fier et beau, le saint de Casablanca : Sidi Abderrahmane. C’est la nuit qui commence. Une autre atmosphère, une autre effervescence. D’autres trafics. Des parkings illégaux. Des vendeurs de merguez, de b’bouch, de saykouk, de cigarettes au détail. Et, plus loin sur la corniche, d’autres relations commerciales au su et au vu de tout le monde. Je suis maintenant sur une autre planète : celle du peuple très pauvre et les campagnards qui viennent profiter un tout petit peu du succès de l’énorme Morocco Mall. Quand je tourne la tête vers celui-ci : c’est le choc ! Par sa forme, ce méga-centre a l’air d’un vaisseau spatial extraterrestre. C’est cela le futur du Maroc. Inutile de protester, de résister. Rejoignez l’équipée ou bien restez sur vos trottoirs à faire les spectateurs pauvres !

 

Profil. Bricoleurs-nés

Dans un taxi, devant un mendiant, dans le mausolée d’un saint, au hammam, avec le gardien d’un parking, etc. Partout, les Marocains passent leur temps à négocier, à bricoler, à essayer de s’en sortir (ou, pour reprendre une autre expression de l’arabe dialectal, à “sortir leur tête”), de faire et de se cacher, de biaiser, de se faufiler, de “dribbler”. Mais tant qu’on n’est pas vus, arrêtés, c’est cela qui compte.
Les justifications à cette mauvaise foi, à cette attitude généralisée, sont multiples. Cela commence par : “C’est le temps qui veut ça, on n’y est pour rien…” Et cela se termine par : “Dieu est miséricordieux !” Le recours systématique aux sourates du Coran pour se dédouaner est d’ailleurs très répandu. On fait la même chose pour condamner l’autre. Car, malheureusement, quand on est pris en flagrant délit, beaucoup de Marocains n’hésitent pas à vous piétiner, à vous maintenir la tête sous l’eau, pour montrer à quel point ils sont, eux, loin de ce genre de transgressions. Et à quel point ils sont de très bons musulmans qui respectent les lois d’Allah à la lettre. Chez les plus pauvres comme chez les plus riches, chez les intellectuels comme chez les sniffeurs de colle, l’autocritique reste un territoire quasi inconnu.
La manière dont les riches traitent les pauvres est un continent à part. Je ne suis peut-être pas très informé sur le rapport des riches à l’argent. Je n’ai dans ma tête que des clichés sur ce sujet. Exploiteurs, radins, arrogants, considérant les autres Marocains comme des “bouz’bales”, des moins que rien, maltraitant les bonnes et les gardiens de leurs villas, etc. Il faudra que quelqu’un d’autre se penche sur cet aspect et nous montre de l’intérieur ce qui se produit dans ce milieu qui impose sa loi économique au Maroc, sans jamais se sentir obligé de se justifier devant les citoyens. Comme si, au fond, ces citoyens n’existaient pas. Comme si ces riches vivaient ailleurs et non pas au Maroc.
Bien évidemment, entre eux, les pauvres reproduisent cette même culture de l’exploitation et de la domination. On est toujours plus riche qu’un autre. Je me souviendrai toujours du jour où je suis allé avec ma mère au “mouqaf”, lieu où on recrute des travailleurs journaliers, pour engager une femme de ménage pour la journée. Ma mère voulait qu’elle l’aide à laver toutes les couvertures que nous possédions, ainsi qu’un grand et lourd tapis. La dame a exécuté sa très lourde tâche comme il fallait mais elle n’a pas été récompensée comme elle le méritait. J’ai tout vu. Et je n’ai rien dit.

 

Devise. Manger (ou se faire manger)

Ma mère pouvait se montrer admirable. Par exemple, pour nous ramener à manger, c’était elle qui allait revendre des pains de sucre à l’épicerie. C’était elle qui négociait avec les maçons, qui nous obligeait à transporter de nuit, à l’abri des regards des voisins jaloux et volontiers délateurs, le sable, les sacs de ciment, les barres de fer, etc. C’était elle, femme analphabète, qui organisait les finances dans la famille. C’est-à-dire c’était elle qui allait au front et, face à l’hypocrisie généralisée, n’hésitait pas à combattre, crier. Mentir aussi, bien sûr. Cacher. Se défendre comme elle pouvait. J’admirais plusieurs aspects de sa très forte personnalité, mais, malheureusement, elle m’a légué un rapport trop désordonné à l’argent. Je ne sais toujours pas comment le garder, comme on dit. Le gérer. à 38 ans, je suis toujours dans un no man’s land. La seule chose sûre, et qui me vient d’elle aussi : il faut se méfier de tout le monde, ne jamais accorder totalement sa confiance aux autres.
Jamais. Rester, au fond et toujours, seul dans ce monde. Connaître l’autre ? Communiquer avec l’autre ? S’ouvrir complètement à l’autre ? Je ne sais pas ce que c’est. Me laisser dévorer ou dévorer l’autre : ça, je connais bien, trop bien.

 

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