Avec l’intensification du conflit chez eux, les Syriens sont de plus en plus nombreux à venir travailler au pays du Cèdre. Reportage auprès de ces ouvriers pris en otages par les tensions politiques.
Il est 7h du matin, et la banlieue sud de Beyrouth, la Dahieh, bouillonne déjà. Sous le pont de béton qui file vers les faubourgs de Hart Hreik, fief du Hezbollah, les vendeurs de kaak’ (pain au sésame) se pressent autour des chauffeurs de minibus qui haranguent les clients. Assis sur le trottoir, des dizaines d’hommes observent attentivement le ballet ininterrompu des voitures : des ouvriers syriens. Toutes les dix minutes, c’est la même scène qui se répète, un pick-up s’arrête sur la chaussée, provoquant un attroupement. Le conducteur discute brièvement avec quelques ouvriers, les plus chanceux montent en voiture, avant de disparaître dans le flot urbain. Ahmed vient ici depuis deux jours, mais repart à chaque fois bredouille. “Je n’ai réussi à travailler que 15 jours en deux mois. J’ai pu envoyer 200 dollars à ma famille en Syrie, à peine de quoi leur payer à manger”, raconte le petit homme mal rasé aux cheveux hirsutes, originaire d’Alep. “Depuis le début de l’année, il y a de plus en plus de concurrence au Liban, parce qu’une grande partie des chantiers s’est arrêtée en Syrie.”
Pour quelques dollars de plus
Le nombre de travailleurs syriens au pays du Cèdre serait en nette augmentation depuis quelques mois, même s’il s’avère impossible de le chiffrer. “Chaque semaine, une trentaine d’ouvriers syriens viennent demander du travail, alors qu’avant c’est nous qui cherchions de la main d’œuvre, affirme un chef de chantier du quartier chrétien d’Achrafieh, mais cela risque de rapidement poser un problème car l’exceptionnel boom immobilier au Liban, qui a démarré en 2007, se termine”. Pour stopper l’hémorragie de main d’œuvre syrienne, le régime baathiste avait décidé, en mars dernier, d’imposer aux travailleurs âgés de 18 à 45 ans l’obtention d’un permis de l’armée pour passer la frontière libanaise. Avant de se raviser in extremis quelques jours plus tard, réalisant la difficulté d’appliquer une telle mesure. Karim, tout juste 18 ans, fait partie de ceux qui ont décidé de tenter leur chance au Liban depuis la révolte en Syrie. Par nécessité. Il a réussi à se trouver une place dans un chantier dans le quartier bourgeois de Furn El Hayek, pour 17 dollars par jour. “Je suis arrivé à Beyrouth depuis quatre mois avec mes six frères, c’était le seul moyen de faire vivre le reste de la famille. Mes parents, qui sont agriculteurs, n’arrivent plus à nous nourrir. L’essence, les matières premières sont devenues trop chères, et il est devenu très dangereux de cultiver les champs dans certaines zones”, raconte Karim, un casque bleu vissé sur le crâne. L’adolescent qui vient de la Hassaké, l’une des régions les plus pauvres du nord-est de la Syrie, ne rentrera pas à l’université cette année.
Le pain nu
Travailler au Liban reste toujours avantageux pour les ouvriers syriens (salaire environ deux fois supérieur), mais les troubles en Syrie ont aggravé leur condition financière, même pour ceux qui sont implantés depuis des années au pays du Cèdre. Mohamed, 48 ans, arrivé à Beyrouth après la fin de la guerre civile libanaise, en 1992, est presque un vétéran. Et pourtant, depuis quelques semaines, il est obligé de se serrer la ceinture. “Je ne vais plus que tous les trois mois en Syrie alors qu’avant, j’y allais une fois par mois, la route est devenue trop risquée. Je n’ai pas d’autre choix qu’expédier l’argent à ma famille par Western Union ou par des intermédiaires, en payant des commissions. Et maintenant, je dois envoyer quatre cents dollars au lieu de deux cents, car le prix des aliments a plus que doublé”. Mohammed ne manque pas d’exemples : en un an, le kilo de tomates est passé de 20 à 75 livres syriennes (1$), le litre d’huile a bondi de 150 à 225 livres (3,5$)… “Seul le prix du pain n’a pas bougé”, assure l’homme aux cheveux poivre et sel, en cisaillant une barre d’acier. Mohammed avait aussi l’habitude avec ses amis de faire venir la nourriture de Syrie, du bourghoul, du fromage ou des boîtes de conserve, afin de réaliser des économies. Chose qu’il n’est presque plus possible de faire désormais. “Au Liban, tout coûte beaucoup plus cher”, déplore-t-il.
Peur sur la ville
Aux difficultés économiques, viennent s’ajouter les pressions politiques. L’atmosphère à Beyrouth est pesante, en particulier dans la banlieue sud chiite et dans les camps palestiniens —Bourj El Barajneh, Sabra et Chatila, etc.— où logent la plupart des travailleurs syriens en raison de loyers faibles. Le puissant Hezbollah, le parti Amal ou le Parti social-nationaliste syrien (PSNS), alliés de Damas, contrôlent étroitement ces zones, où il ne fait pas bon critiquer le régime syrien. “Il existe de nombreuses rumeurs de kidnappings d’ouvriers syriens, mais il est très difficile de les documenter”, affirme Nadim Houry, représentant de l’ONG Human Rights Watch (HRW) au Liban. Abed, lui, en a été directement témoin. Cet ouvrier de 35 ans est un opposant politique connu du régime syrien. Il a passé quatre ans derrière les barreaux à Deir Ezzor, près de la frontière irakienne, entre 2000 et 2010. “Il y a six mois, mes trois frères ont été arrêtés dans le quartier de Bir Hassan par les services de sécurité du Hezbollah. Ils sont venus les chercher dans leur chambre. Ils ont disparu pendant trois jours, on n’avait plus aucune nouvelle. Ce n’est après avoir alerté les médias et le gouvernement qu’ils ont pu être libérés”, explique Abed.
Mais depuis trois semaines, c’est une nouvelle menace qui effraie les ouvriers syriens. L’annonce de l’enlèvement de onze pèlerins libanais chiites en Syrie —dont certains sont suspectés d’être des membres du Hezbollah— a entraîné des représailles dans la communauté syrienne. “Les gens nous insultent et nous disent de rentrer chez nous, nous sortons le moins possible dans la rue, en particulier la nuit. Ceux qui n’avaient pas de travail sont déjà retournés en Syrie”, témoigne Moustapha, un ouvrier d’un chantier du quartier de Chiyah, dans la banlieue sud de Beyrouth. Des photos d’un Syrien qui aurait été assassiné au Liban circulent sur les téléphones portables, alimentant les rumeurs les plus folles. Les ravisseurs ayant exigé des excuses de Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, les négociations semblent vouées à l’échec. Selon certains médias libanais, le risque d’escalade aurait déjà poussé plus de 20 000 ouvriers syriens à prendre la poudre d’escampette. Une situation qui rappelle la période suivant l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri, durant laquelle une vingtaine de travailleurs syriens avaient péri dans des actes criminels. Des dizaines de milliers d’ouvriers avaient alors fui le pays en un temps record.
Marché du travail. L’indispensable main d’œuvre syrienne Il n’existe aucune statistique précise sur le nombre de travailleurs syriens au Liban, mais différentes études mentionnent le chiffre de 200 à 300 000 travailleurs. Ils représenteraient environ 80% de la main d’œuvre étrangère au Liban, devant les Egyptiens, les Sri Lankais et les Ethiopiens. Le fait qu’ils n’aient pas besoin de carte de séjour —ni en pratique de permis de travail— facilite grandement leur intégration sur le marché du travail libanais. Les Syriens occupent surtout des postes peu qualifiés, et constituent l’essentiel de la main d’œuvre du bâtiment et de l’agriculture. Ils ne sont pas déclarés et leurs salaires sont parmi les plus bas au Liban : à partir de 10 dollars par jour pour un ouvrier agricole, et au-delà de 13 dollars dans le secteur de la construction. Selon les années, on estime entre 10 et 15% le nombre d’actifs syriens qui travaillent au Liban ; avec les sanctions économiques qui frappent la Syrie, le marché libanais constitue un vrai ballon d’oxygène pour éviter une explosion du chômage (déjà supérieur à 20%). |
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