“On a un problème avec le corps”

Par

 

Smyet bak ?

Abderrafiî Ben Lekbir.

 

Smyet mok ?

Badiâa Bent Bouzekri.

 

Nimirou d’la carte ?

I 159 … et des poussières.

 

Casa revient souvent dans vos travaux. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette ville ?

J’ai vécu à Beni Mellal jusqu’à l’âge de 18 ans. Quand on venait à Casa dans la vieille voiture de mon père, c’était une véritable expédition. On rentrait à chaque fois avant qu’il ne fasse noir. Gamin de la cambrousse, je repartais frustré. J’ai donc grandi avec l’envie de voir les néons s’allumer quand vient la nuit.

 

Vous avez fait une série de photos sur les bars. Pourquoi cette prédilection pour le milieu de la nuit ?

Je l’ignore. Je travaille sur un sujet de manière instinctive jusqu’à ce qu’il ne m’inspire plus. Je sais seulement que je me sens bien dans cet espace-temps.

 

Faisons dans la sociologie de comptoir. Qu’est-ce qui se dégage de ces moments qu’on n’arrive pas à saisir ailleurs ?

Les personnes sont désinhibées, moins enfermées dans leur autisme. La nuit leur offre une échappatoire. Le masque qu’elles portent le jour tombe. Elles se mettent à poil et retrouvent leur vraie nature, joueuse et enfantine. Les bars sont quelque part l’ultime refuge contre blad schizo.

 

Quelles qualités doit-on avoir pour photographier les gens dans les bars ?

Prendre les gens en photo dans ce contexte n’a rien à voir avec les prendre ailleurs. Tu n’as pas besoin de faire poser les sujets, il s’agit simplement de raconter l’instant. Ils sont parfois en état d’ébriété, mais ce n’est pas le plus important. Il y a des précautions à prendre : être un habitué et ne sortir son appareil que quand ils se sentent en confiance.

 

Une anecdote en particulier ?

Lors d’un déjeuner dans un restaurant de Mers Sultan, j’ai pris en photo un jeune serveur, beau comme un comédien de Broadway, avec son accord. Mais le jour où il a découvert qu’elle avait été publiée, il a exigé le cliché original. Comme si je lui avais volé quelque chose et qu’il fallait que je le lui rende. J’ai pris conscience de la dimension identitaire de l’image.

 

Vous avez vécu en France et au Maroc. Pourquoi s’installer ici ?

Quelque chose me rattache au Maroc, un lien imperceptible. Sans doute lié à la sensualité, à la couleur, aux formes, à la lumière. Cette terre est une extension de moi-même, qui m’est quelquefois interdite, mais que j’ai envie d’explorer. Cette relation intimiste me fait aller au-delà des contingences de la vie ici, parfois très lourdes.

 

Vous portez des chaussettes jaunes. C’est un clin d’œil à Zina Na7la ou Winnie l’ourson ?

Pas du tout (rires). J’aime porter des chaussettes de couleur. C’est une de mes rares fantaisies. ça permet de se faire remarquer par les bonnes personnes, celles qui sont attentives aux détails. Mes chaussettes expriment mon affection pour l’élégance british, un certain dandysme.

 

Quel est le comble du mauvais goût ?

Le côté standardisé. Je trouve aberrants ces hommes en costume taillé sur mesure qui mettent des chaussettes blanches ou grises. Personnaliser, s’approprier les choses, permet de marquer une identité propre, en dehors de la culture tribale des marques.

 

Vous êtes passé de l’argentique au numérique. Une solution de facilité ?

Non. Pendant 4 ans, je suis resté fidèle à mes théories sur le respect de la texture et du grain, d’autant qu’il y a une dimension palpable dans l’argentique. ça a une durée de vie à l’image de nos existences. Mais ma réticence de vieux dinosaure a cédé face à la curiosité d’apprendre à faire les choses différemment. Et puis il y a une dimension éternelle dans le numérique.

 

Quid de la liberté de créer au temps du PJD ? Pourriez-vous photographier des corps nus ?

Même avant l’arrivée du PJD au pouvoir, les conditions n’étaient pas optimales. Nous avons un gros problème avec le corps. Ce n’est pas tant de la censure que de l’autocensure. Et ça commence très tôt. L’école des Beaux-Arts de Casa est l’une des seules à ne pas travailler sur le nu. ça veut tout dire ! Pourtant, les collectionneurs privés sont prêts, ils réclament des nus et en acquièrent. Mais la société a toujours un regard hypocrite sur le sujet.

 

Vous qui pensez que toute révolution se joue d’abord dans l’intime, pourquoi n’avez-vous jamais osé le faire ?

J’ai voulu photographier des femmes nues avec des fez, pour déstructurer un symbole de l’autorité et de la virilité, et suggérer que les révolutions du XXIème siècle se feront à travers la femme. Je n’ai pas trouvé une Marocaine prête à assumer un nu d’elle exposé dans une galerie.

 

Vous avez photographié Mohammed VI. So ?

C’était un moment unique. Le shooting, qui devait durer une heure, s’est prolongé durant 4 heures et demie. Il a fait preuve d’une humilité incroyable. Cette séance a bouleversé ma façon de faire les portraits. J’ai compris que la photo résulte d’un processus de séduction mutuelle et d’apprivoisement de l’autre, quelle que soit sa fonction.

 

Le roi est-il desservi par ses photographes officiels ?

Peut-être. La personne que j’ai “vue” ce jour-là était pleine d’humanité et donc tellement plus photogénique que ce que reflètent les clichés officiels, aseptisés, impersonnels qu’on trouve dans les médias. Sans doute parce qu’une photo n’est pas que le reflet de la personnalité d’un “sujet”, mais aussi celui de l’ego du photographe.

 

Après la jungle urbaine, vous vous intéressez depuis quelque temps aux végétaux. C’est la fièvre bobo-bio-écolo ?

Non. Mon engouement pour la nature date de mes premiers clichés. C’est une réconciliation avec mes origines 3roubies, doublée d’une prise de conscience de l’importance de la terre. Car nous y retournerons tous, après tout. La photographier est une manière de questionner certaines peurs.

 

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Casa au moment de la rupture du jeûne, dans quelques semaines. Durant ces quelques minutes où tout semble s’arrêter, le chaos familier laisse place au silence. La ville montre alors un autre visage: dénudé, sans artifices, fragile. Je ressens un sentiment d’amour, d’ivresse, qui ressemble à celui qu’on éprouve envers une femme qui se livre pour la première fois.

 

  • 1967. Naît à Beni Mellal
  • 1985. Voyage en Europe, seul
  • 1997. Expose pour la 1ère fois à l’Institut français de Casablanca
  • 2005. Devient papa d’une petite fille
  • 2009. Participe à la Biennale Photoquai, au musée du Quai              Branly, à Paris
  • 2011. Remporte le prix de la Francophonie aux Rencontres de Bamako

 

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