Indépendance, corruption, lenteur, formation, salaires, greffe, réhabilitation, équipements, paperasse… Tout ce qui ne tourne pas rond dans nos palais de justice en 20 mots.
Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ? La réforme de la justice est un chantier qui traîne depuis des années. On ne compte plus le nombre de discours où Mohammed VI l’a évoqué, il n’y a pas une déclaration gouvernementale qui ne lui ait consacré un long chapitre, pas un ministre qui n’ait insisté sur l’urgence de mener cette transmutation vers une justice au service de la société et du justiciable… Mais, jusque-là, walou, rien, le dossier allait de report en report.
Aujourd’hui, néanmoins, l’approche paraît différente. Dès son arrivée, le nouveau ministre de la Justice, Mustafa Ramid, a suggéré et obtenu du roi l’installation d’une “Haute instance du dialogue national sur la réforme de la justice”. Une méthodologie plus dans l’air du temps : elle n’est pas sans rappeler la commission créée pour se pencher sur la régionalisation ou encore la commission pour la révision constitutionnelle. On peut donc espérer aboutir, enfin, à quelque chose de concret. Surtout que la composition de cette instance –bien qu’elle essuie déjà des critiques pour la non représentativité des syndicats- est assez rassurante. En réunissant des ténors du barreau à la probité irréprochable et d’anciens locataires de ce département, en rassemblant des opérateurs économiques et des praticiens du domaine juridique, on peut être assez confiant, au moins, sur le fait que les véritables problématiques du département vont être soulevées. Que des propositions audacieuses et tranchantes vont être annoncées sur la place publique.
L’ambition de cette quarantaine de membres composant l’instance est de mener une “réforme profonde et globale”. Un vaste programme, vu toutes les défaillances dont souffre ce département. La justice “à la marocaine” subit des pressions de tout bord : organisationnelles, matérielles, humaines… En faisant le tour des différents intervenants du secteur (avocats, magistrats, greffiers…), la rédaction de TelQuel a identifié au moins vingt points qui méritent d’être approfondis par cette commission. Et la liste n’est évidemment pas exhaustive.
Indépendance. Allô, le Parquet ?
L’article 107 de la nouvelle Constitution est clair : “Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif”. Pourtant, la réalité aujourd’hui est tout autre, ne serait-ce qu’en termes de tutelle “administrative” imposée aux magistrats du Parquet. Ces derniers dépendent toujours du ministère de la Justice, autrement dit du pouvoir exécutif. Le contenu du texte constitutionnel stipule par ailleurs, à l’article 110, que “les magistrats du Parquet sont tenus à l’application du droit et doivent se conformer aux instructions écrites émanant de l’autorité hiérarchique”. Ce dernier détail sème le doute sur cette notion d’indépendance. “Nous demandons une interprétation démocratique de la Constitution. Nous réitérons notre appel pour l’indépendance des magistrats du Parquet qui demeurent sous la tutelle du ministère de la Justice”, insiste Yassine Moukhli, président du Club des magistrats du Maroc. Le 5 mai dernier, pas moins de 1800 juges, membres de ce Club, ont signé un appel pour l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Corruption. Un mal marocain
Augmenter le salaire des acteurs du système judiciaire (magistrats, greffiers, etc.) ne résoudra pas complètement le problème de la corruption. “L’amélioration des conditions de vie et de travail peut contribuer à l’éradication de ce phénomène, mais une véritable stratégie opérationnelle de moralisation de la vie publique, notamment judiciaire, est nécessaire”, souligne Yassine Moukhli. Pour lui, ce chantier implique la participation de plusieurs intervenants : le ministère des Habous, le ministère chargé des Relations avec le parlement et la société civile, les médias, etc. Aziz Bari, avocat au barreau de Casablanca, estime pour sa part que la corruption est “un symptôme d’échec d’organisation et de gouvernance au sein des tribunaux”. L’exemple du Tribunal de première instance de Aïn Sebaâ est éloquent à cet égard : “Le renforcement du contrôle à l’entrée du tribunal, notamment à l’aide de caméras de surveillance, a permis de chasser les fameux intermédiaires (smasriya) qui occupaient les lieux à la recherche de victimes”, témoigne un juge du même tribunal. Dans un mémorandum signé en 2009 par une dizaine d’associations, les recommandations pour en finir avec une justice corrompue insistent sur l’importance de la transparence du fonctionnement des tribunaux, la sauvegarde électronique des documents, le suivi des déclarations de patrimoine des juges, la publication des sanctions disciplinaires…
Salaires. Juge et fauché
Si les tribunaux marocains sont souvent en grève, c’est en partie à cause des maigres salaires accordés aux magistrats et aux auxiliaires de justice. Un juge débutant, dit de troisième catégorie, gagne en moyenne 9000 dirhams par mois durant ses dix premières années. Un salaire qui n’a pas évolué depuis… 1996 ! “Durant les premières années de leur carrière, les juges sont généralement affectés dans des régions lointaines. C’est là que certains apprennent à arrondir leurs fins de mois avec des méthodes illégales”, confie ce magistrat casablancais. Et la situation des juges dits de deuxième et de premier degrés n’est guère meilleure. Après plus de quinze ans d’expérience, un magistrat marocain perçoit un salaire mensuel moyen de 18 000 dirhams. Un magistrat de grade exceptionnel (le plus haut de la hiérarchie judiciaire) ne dépassera pas 31 000 dirhams. “Il pourra alors être président de tribunal ou responsable judiciaire sans que cela ne se traduise par une compensation quelconque ou par n’importe quel autre avantage”, ajoute un cadre à la Cour d’appel de Casablanca. Avec tout cela, un magistrat est tenu d’être constamment bien habillé, d’habiter dans un quartier digne de sa fonction et de ne pas utiliser les moyens de transport en commun par exemple. Impossible, avec seulement 9000 dirhams par mois… Dès son arrivée à la tête du ministère, Mustafa Ramid a d’ailleurs obtenu l’accord du ministère des Finances pour revaloriser le salaire des magistrats de 5000 dirhams en moyenne. Un préalable nécessaire pour pouvoir entamer le vaste chantier de réforme de la justice.
Personnel. Vite, des recrues !
Les chiffres ont été dévoilés par le ministre de la Justice et des Libertés en personne. En présentant son projet de budget devant les députés, Mustafa Ramid a indiqué que seules 2,7 millions d’affaires ont été jugées en 2010 sur les 3,5 millions qui ont atterri dans les différents tribunaux du royaume durant la même année. 800 000 affaires sont donc restées en suspens et se sont rajoutées à la pile de dossiers qui ne cesse de grossir au fil des années. Comment en sommes-nous arrivés là ? “Nos tribunaux fonctionnent en sous-effectif chronique”, tonne ce greffier affilié à la FDT. En tout, le Maroc ne dispose que de 3448 juges, dont 137 sont affectés à l’administration centrale ou auprès de certains pays du Golfe. Résultat : juges et greffiers sont obligés de traiter jusqu’à 120 dossiers par séance. Ce qui explique les méthodes parfois expéditives de certains. “La situation des greffiers est la plus déplorable. Nous sommes obligés de préparer les dossiers, d’assister à la séance et de retranscrire les jugements pour permettre leur exécution. Nous faisons facilement des journées de 10 à 12 heures”, raconte un greffier. Aujourd’hui, le ministère de la Justice estime ses besoins à 14 600 cadres, toutes catégories confondues.
Formation. Des magistrats (trop) généralistes
La formation des magistrats est une exclusivité de l’Institut supérieur de la magistrature. Chaque année, 300 nouveaux juges en sortent, après avoir suivi un cycle commun d’une durée de trois ans. “On ne peut plus continuer avec des juges traitant à la fois des affaires du foncier, des accidents de travail et des affaires familiales”, explique Abdelfettah Zahrach, avocat au barreau de Rabat. Pour lui, la formation initiale doit aller vers un début de spécialisation, qui devra être complétée de manière régulière par des sessions de formation continue. En 2011 déjà, un budget de 12 millions de dirhams a été consacré à des sessions qui ont bénéficié à 2500 magistrats. Et, de son côté, le ministre de la Justice s’engage à faire de la formation continue une de ses priorités. Actuellement, le nombre global de magistrats est de 3750 dont 870 pour le Parquet. En pourcentage, selon les chiffres du ministère de la Justice, cela représente 12 magistrats pour 100 000 habitants.
Greffe. ça rime avec grève
Mal payés (entre 2500 et 6000 dirhams), les greffiers ont lancé une série de grèves en 2011 qui ont paralysé les tribunaux pendant plusieurs mois et occasionné pour l’État des pertes chiffrées en dizaines de millions de dirhams. Ce débrayage a eu pour effet de prendre en otages les justiciables et de mettre les avocats et les juges au chômage technique : impossible par exemple pour un couple de divorcer ou pour des prévenus d’être fixés sur leur sort. Car les greffiers ne sont pas de simples scribes qui dressent des PV. Ce sont eux qui établissent les dates d’audience, de même qu’ils convoquent les justiciables et perçoivent les amendes au profit de l’Etat. Les greffiers sont aussi un des corps les plus importants —en nombre— du département de la Justice. Chaque année, ils sont 700 à être engagés pour couvrir le besoin grandissant des tribunaux. Et, malgré tout, cet effectif reste insuffisant : dans certaines régions, les tribunaux font appel aux agents communaux pour combler ce déficit en ressources humaines. “Malgré notre rôle fondamental dans les tribunaux, la Haute instance de réforme de la justice fraîchement installée, n’englobe aucun représentant du greffe”, regrette Abdessadek Saâdi, secrétaire général du Syndicat démocratique de la justice.
Lenteur. En attendant l’arbitrage
“Mon père est décédé il y a dix ans. Mais le procès contre ma belle-mère pour l’héritage traîne toujours”, lance Aïcha, lors d’une énième audience. En plus des dossiers qui voyagent pendant des années entre les différents bureaux poussiéreux des tribunaux, le nombre important des affaires ainsi que l’insuffisance des ressources humaines compliquent davantage la tâche. En effet, les juges se retrouvent avec un nombre incalculable de dossiers à traiter. “La norme dans les autres pays est de 300 dossiers par an et par juge. Au Maroc, un magistrat doit traiter au moins 1500 affaires par an pour espérer bénéficier d’une promotion”, confie Mohamed Anbar, vice-président du Club des magistrats du Maroc. Or, cette approche quantitative influe sur la qualité des jugements et aboutit à des décisions entachées d’irrégularités. L’autre facteur qui grippe la machine de la justice réside dans l’usage de procédures et manœuvres dilatoires pour retarder les jugements. Ainsi, un nombre incalculable d’affaires est renvoyé en appel, voire en cassation, alors que souvent l’issue est un retour à la case départ. “En plus de reformer l’usage abusif de ces procédures, il faudrait penser à renforcer l’arbitrage et éviter le recours à la justice pour des causes fantaisistes ou n’ayant pas de réel enjeu”, souligne Mohamed Anbar.
Huissiers. Pour une poignée de dirhams
Les huissiers ne sont pas des salariés de l’Etat, mais jouent un rôle déterminant dans tout processus judiciaire, de la convocation au procès à l’exécution des jugements. Métier assez récent au Maroc (depuis 1990), il est exercé par 1400 personnes, réparties de manière inégale dans les différentes juridictions du pays. Ces auxiliaires de justice —recrutés sur concours et après un stage de six mois— ont recouvré pour les caisses de l’Etat l’équivalent de 7 milliards de dirhams de taxes judiciaires en 2010. Cependant, leur situation matérielle est loin d’être satisfaisante. En effet, la loi fixe leur rémunération à 3 dirhams pour un avis de comparution, 30 dirhams pour une convocation pour une affaire civile et 50 dirhams pour une saisie conservatoire. Quant au recouvrement des dettes, il leur permet d’obtenir un pourcentage de 2 à 4% du montant total, avec un plafond de 4000 dirhams. Pour beaucoup, huissier de justice est assimilé à un métier précaire. Et si, en principe, ils doivent avoir un bureau et se faire assister par un clerc et une secrétaire, la plupart font des cafés et des halls des tribunaux leurs quartiers généraux. Ce qui constitue une porte ouverte à des dérapages en tout genre : corruption, magouilles…
Déploiement. Dessine-moi une carte judiciaire
Actuellement, le Maroc dispose de 21 cours d’appel, 68 tribunaux de première instance, 8 tribunaux de commerce et 7 tribunaux administratifs. Seulement, leur déploiement sur le territoire national fait ressortir une carte judiciaire concentrée sur les grandes agglomérations. Dans certaines régions, les justiciables doivent parcourir une centaine de kilomètres pour se rendre au tribunal dont ils dépendent. Autre problème, l’état délabré des tribunaux. Le ministre de la Justice lui même a affirmé devant le parlement que 30 tribunaux de première instance nécessitent d’urgence des travaux de rénovation et d’extension. “Si l’on peut être satisfait de l’état de quelques tribunaux, de leurs structures et de leurs équipements, d’autres sont loin de répondre aux exigences d’une justice moderne, affirme Hatim Beggar, avocat au barreau de Kénitra. Dans certains tribunaux, 5 à 7 magistrats partagent le même bureau et d’autres n’en ont carrément pas”. Sur ce registre, Mustafa Ramid a promis de poursuivre un projet initié par son prédécesseur : la création de complexes judiciaires. Certains ont d’ailleurs déjà été lancés à Rabat et Marrakech…
Paperasse. Des hommes et des machines
“En théorie, le système judiciaire marocain est informatisé. Mais dans la réalité, les choses sont beaucoup plus compliquées”, explique l’avocat Fadel Boucetta. Depuis quelques années, et grâce au financement de plusieurs institutions internationales —telles que la Banque Mondiale ou l’Agence internationale américaine pour le développement—, les administrations centrales des tribunaux marocains ont été informatisées et modernisées. Aujourd’hui, à l’entrée de chaque tribunal, des ordinateurs sont mis à la disposition des avocats qui peuvent ainsi consulter les dossiers de leurs clients. Sauf que ces documents sont la plupart du temps bourrés de fautes. “Les personnes qui s’occupent de retranscrire sur ordinateur les notes du greffier s’emmêlent très souvent les pinceaux, et parfois les conséquences ne sont pas des moindres”, poursuit notre avocat. Souvent, les dates du report de procès ou les montants des amendes sont erronés. “On peut passer de 155 000 à 55 000 dirhams d’amende, ou vice versa, suite à des fautes d’inattention des personnes chargées de la saisie”, affirme Fadel Boucetta. Le problème n’est donc pas tant l’informatisation du système, que la formation du personnel, plus à l’aise avec une feuille et un stylo qu’avec un clavier.
Equipement. C’est quoi le verdict ?
Scène de la vie quotidienne dans un tribunal. Un juge a une pile de dossiers devant lui et lit des verdicts les uns à la suite des autres d’une voix à peine audible. Les accusés, pourtant tout ouïe, n’entendent pas le sort qui leur est réservé. Ce n’est pas faute de s’être habitués à tendre l’oreille pendant tout leur procès, confrontés à un magistrat qui marmonne dans sa barbe. Après l’annonce des verdicts, c’est l’agitation et le brouhaha autour du greffier pour prendre connaissance des sentences. “Dans un procès, seul l’avocat cherche à se faire entendre, les magistrats ne prennent même pas la peine d’articuler pour être entendus”, tonne l’avocat Abderrahim Berrada, qui dénonce ce dialogue de sourds entre juges et justiciables. Cette absence de sonorisation n’est pas un simple détail technique. Le procureur du roi, le juge et l’avocat sont tenus de se faire entendre par l’auditoire car, selon la loi, les débats doivent être publics. C’est d’ailleurs pour cette raison que les portes d’une salle de tribunal restent toujours ouvertes. Le cas échéant, le jugement est nul et non avenu.
Exception. Les militaires, connais pas !
Le Maroc a pris la décision, en 2004, de dissoudre la Cour spéciale de justice (CSJ). Mais il compte toujours, depuis 1958, une autre juridiction d’exception qui est au centre des critiques des associations des droits de l’homme : le tribunal militaire permanent des Forces armées royales. Les principaux griefs qui lui sont adressés ? “C’est un tribunal dont les jugements sont expéditifs et où toutes les garanties d’un procès équitable ne sont pas toujours réunies”, répond un responsable de l’AMDH. “Un jugement de la Cour suprême a innocenté à quatre reprises un militaire condamné pour homicide, mais, à chaque fois, le tribunal militaire a maintenu la sentence”, raconte un avocat au barreau de Rabat. C’est que cette juridiction d’exception a toujours le dernier mot, que ce soit pour les procès impliquant les civils ou les militaires. “Ce tribunal n’a plus de raison d’exister, la justice doit être la même pour tous”, commente Mohamed Ziane, ancien bâtonnier de Rabat, qui précise toutefois que l’on peut conserver une juridiction dédiée aux infractions militaires, qui ne concernerait que les hommes en uniforme. “Je ne comprends pas comment on peut poursuivre un soldat devant cette cour pour une histoire de pension alimentaire ou de chèque sans provision”, conclut, sur un ton ironique, Maître Ziane.
Frais. Très chère justice
Les tribunaux ne rasent pas gratis. Tout citoyen voulant enclencher une action en justice doit payer des taxes pour se faire entendre des juges. Le barème fixé par l’administration est de 2,5% de la somme demandée par le plaignant si ce montant est compris entre 5000 et 20 000 dirhams. Il passe à 1% si la somme réclamée est supérieure à 20 000 dirhams. En principe, le paiement de cette taxe n’est exigé qu’une seule fois jusqu’à obtention du jugement. Mais, dans la pratique, on peut être contraint de mettre à nouveau la main à la poche. Si le juge demande une expertise supplémentaire, elle est à la charge du plaignant, qui doit verser sans sourciller entre 500 et 5000 dirhams, en fonction de la nature de cette expertise. Pire, en cas de vice de procédure, les compteurs sont remis à zéro et on doit repayer la taxe comme si l’on entamait une nouvelle action en justice. La raison ? Il y a deux entités distinctes dans un tribunal : les services relevant du ministère de la Justice et ceux dépendant du ministère des Finances, qui encaissent ces frais de justice. Or, ces derniers ne tiennent pas compte de la loi et réclament au plaignant de payer à nouveau pour le procès qu’il a intenté. “La demande des fonctionnaires des Finances est illégale, mais ils ont pour instructions prioritaires de faire entrer de l’argent dans les caisses de l’Etat”, explique l’avocat et chroniqueur judiciaire Fadel Boucetta.
Assistance. Gratuite mais inefficace
“Si vous n’avez pas d’avocat, le tribunal vous en désignera un d’office” : cette réplique, qu’on entend souvent dans les séries policières, ne colle absolument pas à la réalité marocaine. S’il est admis que le barreau doit mettre à disposition du président de chaque tribunal des avocats pour assister les justiciables sans ressources, force est d’admettre que cette assistance est totalement inefficace. “Souvent, l’avocat commis d’office se contente de demander un report de l’audience, ou défend mal son client parce qu’il travaille dans l’urgence et n’a aucune connaissance du dossier”, souligne Mohamed Rami, avocat au barreau de Casablanca. Pour les hommes en robe noire, l’assistance juridique est perçue comme une corvée puisqu’elle est gratuite. Pourtant, plusieurs jeunes avocats ne disposent pas de clients ni de moyens d’ouvrir un cabinet. Aussi, il serait sans doute judicieux de créer, à l’instar des autres pays, des cabinets d’avocats spécialisés dans le “commis d’office” et qui se feraient payer par la communauté. “Des avocats seraient prêts à être présents tout le long de la procédure, du commissariat jusqu’au tribunal, si une partie des frais que paie le justiciable leur est reversée”, souligne Mohamed Rami.
Comparution. Le bon, la brute et le truand
Dans nos tribunaux, il n’est pas anodin qu’une directrice de société poursuivie pour un chèque sans provision passe plusieurs heures enfermée dans une petite salle en attendant son audience avec un hooligan, un trafiquant de drogues, un violeur, voire un assassin. Une expérience difficile à vivre pour les justiciables qui sont là pour des délits mineurs. “Cette situation existe parce que le mode de fonctionnement de la justice regroupe ensemble toutes les personnes poursuivies pour un délit correctionnel”, explique l’avocat Fadel Boucetta. Mais ce n’est pas une situation propre au Maroc. En France, par exemple, c’est la même chose. Sauf que chez nous, le problème réside surtout dans le fait que le personnel judiciaire a tendance à traiter les justiciables de la même manière, quel que soit le degré de gravité de leur délit. “Le plus gros problème de la justice au Maroc est l’élément humain. Très souvent, le personnel judiciaire manque de respect aux justiciables, et se comporte de la même manière envers un tueur, un journaliste ou un escroc”, assène Boucetta.
Dépénalisation. Beaucoup de poursuites pour rien
Procureurs et magistrats de siège croulent sous la charge de milliers de procès qui entrent dans le cadre de la procédure pénale, au détriment d’affaires prioritaires pour la préservation de l’ordre public. “La politique pénale devrait permettre une plus grande latitude concernant les affaires de mœurs, notamment pour l’ivresse sur la voie publique, la consommation de cannabis ou les différentes formes du “lien amoureux”, afin qu’on puisse désengorger les tribunaux et les maisons d’arrêt”, explique l’avocat Omar Benjelloun. Pour lui, il est préférable de mettre en place des mesures préventives et prévoir des sanctions administratives plutôt que des poursuites pénales. “Si des agissements troublent l’ordre public par des faits violents avérés, la requalification peut être de mise. Mais la dépénalisation de certains délits reste à mon avis très efficace pour la rationalisation des tribunaux”, poursuit Omar Benjelloun. La révision du Code pénal, de manière à en extraire certains délits mineurs, est un des chantiers essentiels de la réforme de la justice. D’autant que tout un arsenal juridique traitant de mœurs ou de civisme n’est que rarement appliqué.
Réhabilitation. Un casier à vie
Ne pas avoir un casier judiciaire vierge peut s’avérer handicapant pour certains choix de carrière. Les concours d’accès à de nombreux métiers exigent un parcours sans faute, c’est-à-dire une fiche anthropométrique “propre”. Pourtant, le législateur a réservé tout un chapitre à la rectification du casier judiciaire et à la réhabilitation des condamnés. “La réhabilitation efface les effets d’une juste condamnation et les incapacités qui en résultent. Elle est, soit acquise de plein droit, soit accordée par arrêt de la chambre d’accusation”, lit-on dans le Code pénal marocain. Sauf que les délais requis pour effacer le passif délinquant sont parfois très longs. Par exemple, pour une condamnation supérieure à deux ans d’emprisonnement, une réhabilitation de plein droit ne peut être acquise qu’après un délai de… vingt ans ! Une double peine pour un jeune sorti de prison à l’âge de 20 ans, et qui doit attendre son quarantième anniversaire pour espérer accéder à la fonction publique. “Ces durées pourraient être réduites. Nous devons penser à de nouvelles mesures alternatives dans le sens d’une meilleure réintégration des condamnés”, note Yassine Moukhli, qui s’exprime à titre personnel, sans engager le Club des magistrats dont il est le président.
Amazighité. Traduisez, svp !
Les tribunaux sont bien évidemment concernés par l’officialisation de la langue amazighe, comme le prévoit la nouvelle Constitution. “Aujourd’hui, les Marocains exclusivement amazighophones sont interdits de parole au tribunal”, témoigne l’avocat Omar Benjelloun. Une situation qui donne lieu à des injustices dans certaines affaires où des plaignants et des accusés se retrouvent privés du droit de relater leur version des faits. Une étape délicate attend donc les responsables de la réforme de la justice, qui vont devoir élaborer des lois et mettre en œuvre des mesures pratiques. Pour cela, ils peuvent s’inspirer de modèles étrangers. “En Belgique par exemple, une loi de 1936 autorise les citoyens flamands à témoigner dans leur langue maternelle dans les tribunaux wallons et vice versa, explique Omar Benjelloun. A charge pour le tribunal de recueillir les propos sans avoir recours à une traduction assermentée, qui renverrait au fait que la langue formulée serait étrangère à la nation”. La loi organique sur l’amazigh donnera peut-être plus d’indications à propos de ce chantier colossal.
Mentalité. Juges old school
Dans toute robe de magistrat, il y a avant tout un homme influencé par les préjugés de la société où il vit. C’est ainsi que les associations féminines ne cessent de dénoncer le machisme qui habite les juges. Elles en veulent pour exemple leur manière d’appliquer les textes juridiques dans les cas de viol. C’est ainsi que les tribunaux ne reconnaissent que très rarement comme preuves les expertises médicales, les rapports de psychologues et les photos de la victime violée. “La majorité des juges se concentrent sur les mœurs de la victime au lieu de s’intéresser à la culpabilité du violeur”, souligne l’avocate et militante Khadija Rouggani. Une femme se retrouve ainsi face à un gardien de la morale et non pas devant un juge impartial. Derrière le magistrat, sommeille aussi un patriarche qui perpétue des archaïsmes du Code pénal. Le cas le plus emblématique reste celui d’Amina Filali, qui s’est suicidée après avoir été mariée à son violeur. La loi a été respectée au pied de la lettre, s’est justifié le ministre de la Justice. On ne dira pas le contraire. Sans coup férir, un juge a privilégié la mentalité patriarcale où il baigne au détriment de l’intégrité physique d’une mineure.
Interprétation. Mineurs à marier
Le mariage de mineurs, qui concerne quasi exclusivement les filles pour la plupart sans emploi, est un “phénomène de société” galopant : il représente 10% du total des unions. En valeur absolue, le nombre de cas recensés par le ministère de la Justice est passé de 30 000 en 2008 à 34 000 en 2011. D’après Khadija Rouggani, avocate spécialisée dans le droit de la femme, les juges disposent d’une trop grande latitude pour interpréter l’article 20 de la Moudawana, selon lequel un magistrat “peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l’âge de la capacité matrimoniale”. “Sauf que, regrette-t-elle, en réalité, les mineurs n’ont quasiment aucun intérêt à se marier. Aussi, l’article stipule également que le juge se doit de faire une expertise médicale ou une enquête sociale sur les mineurs. Or, on ignore comment l’enquête doit être conduite et les certificats médicaux pour prouver la capacité d’un ou d’une mineur au mariage sont très flous”. Conséquence, ce qui, selon l’esprit de la loi, est censé être une exception est de facto, une règle. Un chiffre : 90% des demandes de mariage de mineurs sont acceptées par nos juges. Et quand bien même un juge refuserait de donner son accord, il s’en trouvera toujours un autre plus conciliant, auprès duquel les futurs mariés et/ou leurs tuteurs pourront renouveler leur demande.
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