Avec pas moins de trois festivals, le jazz compte de plus en plus d’amateurs dans le royaume. Etat des lieux de ce style musical.
Jeudi, 21h30. Devant un public de passionnés, trois musiciens jouent une version très enlevée du célèbre Caravane de Duke Ellington. Leur interprétation est si juste, si habitée, qu’on se croirait dans un club de jazz quelque part en Louisiane, sur les bords du fleuve Mississipi. Pourtant, on est bel et bien au Maroc, en plein cœur de Rabat, dans le quartier Hassan, et ces trois garçons dans le vent n’ont rien d’américain. Ce sont les frères Souissi —Hamza, Ali et Hassan—, trois jazzmen made in Morocco qui officient régulièrement au bistrot Le Pietri, devenu un lieu incontournable pour les amateurs de jazz. Leur formation est l’une des plus confirmées et les plus abouties du royaume, dont l’intérêt pour ce style musical ne cesse de grandir. La preuve : le pays compte désormais pas moins de trois festivals de jazz : Tanjazz, Jazz au Chellah et Jazzablanca.
Le Maroc a découvert le jazz avec le débarquement de l’armée américaine en Afrique du Nord en 1942. Entre fanfare militaire et dixie, le jazz a été à ce moment-là synonyme d’une musique festive qui égayait les nuits du Casablanca des années 1940. Dans la métropole, c’était le bar Basin Street, situé sur le boulevard de Paris, qui accueillait cette ambiance et faisait swinguer le tout-Casa. Cependant, cet âge d’or du jazz au Maroc a été suivi d’une période moins faste dans les années 1960, lorsque le rock a pris le dessus dans les bars, les juke-box et sur les tourne-disques du pays.
Blue note à Tanger
Cependant, de nouveaux horizons s’ouvriront aux Marocains férus de jazz avec la venue de plusieurs jazzmen étrangers à la fin des années 1960, notamment à Tanger. La ville du détroit est alors déjà très connue aux Etats-Unis grâce à Paul Bowles et aux écrivains de la Beat Generation. Attirés par la richesse des sonorités marocaines, les musiciens y exploreront de nombreux mélanges, donnant ainsi naissance à la fusion. C’est le cas du pianiste new-yorkais Randy Weston —disciple du grand jazzman Thelenious Monk— qui, fasciné par la musique gnaouie, sera l’un des premiers à aller dans cette direction. “Il faut savoir que les grands maâlems gnaouis sont présents dans toutes les villes du royaume, à Essaouira et Marrakech”, souligne Hamza, cadet de la fratrie Souissi. De ce voyage musical naîtra, deux ans plus tard, en 1972, Blue Moses, un album aux accents très marocains qui sera un des best-sellers de Randy Weston à l’international.
Cette expérience va alors inspirer et redonner confiance aux musiciens marocains, qui se lanceront dans la grande aventure du jazz et de la fusion. Et le succès sera au rendez-vous pour certains —en particulier ceux qui ont fait le choix de s’installer en Europe et aux Etats-Unis— comme Hassan Hakmoun, dont le talent est particulièrement reconnu par les mélomanes de La Grande Pomme. “Quand je suis arrivé à New York, j’ai découvert que Hassan Hakmoun était très connu et estimé des musiciens de la place”, raconte Amino Belyamani, un jeune pianiste virtuose qui, avec son groupe Axis Trio, est en passe de se faire une belle place au soleil au pays de l’Oncle Sam. Quant à Majid Bekkas, sa collaboration avec le pianiste allemand Joachim Kühn et le batteur espagnol Ramon Lopez lui a même valu une tournée dans les festivals européens les plus prestigieux et même des passages sur la chaîne musicale Mezzo. Mais qu’en est-il de la scène jazzy au Maroc ?
Un genre balbutiant
“Actuellement, nous en sommes encore à la phase de sensibilisation du public à ce genre de musique”, souligne Aâdel Saadani, militant culturel et grand amateur de ce genre musical. Les festivals dédiés à ce style musical peinent à trouver leur identité : leur programmation oscille entre un répertoire très mainstream, aux sonorités plutôt funky, et un jazz plus expérimental, très peu accessible. Quant aux lieux où se produisent les jazzmen locaux, ils se comptent sur les doigts de la main. A l’exception du Pietri, à Rabat, et du Rick’s Café, à Casablanca, les fans de jazz ne disposent que de peu d’endroits. “ça coûte cher de programmer des groupes de jazz au Maroc, car les musiciens du genre sont rares chez nous et les faire venir de l’étranger ferait exploser le prix de l’assiette dans un club de jazz”, souligne un gérant de restaurant.
En plus d’être un état d’esprit, le jazz est avant tout une musique de connaisseurs, qui exige de ses interprètes de maîtriser à la perfection leurs instruments. “Il faut savoir que le jazz c’est 15% de talent et 85% de travail acharné pour pouvoir connaître toutes les ficelles”, souligne le musicien Hamza Souissi. Par ailleurs, un jazzman ne peut pas évoluer s’il ne joue pas avec d’autres musiciens lors de bœufs ou de jam sessions. Or les endroits où ils pourraient se retrouver et enregistrer sont rares. Autre handicap à la vulgarisation du jazz réside dans l’absence d’émission radio ou télé régulière qui mettrait ce style à la porté du grand public. “Grâce à l’émission Boogie, Alifi Hafid a fait du rock une musique culte. Il n’en existe pas d’équivalent pour le jazz dans les radios marocaines”, explique le président de l’association pour la culture Casa Racines, Aâdel Saadani. En attendant, le public marocain se rabat sur les chaînes étrangères et sur Internet.
Coup de cœur. Biliki, c’est OK Très attendu, Biliki, des frères Souissi, est un disque de jazz entièrement réalisé au Maroc. Un opus composé de huit morceaux, enregistrés en 2011 lors d’un concert à la salle Gérard Philippe de l’Institut français de Rabat, qui mêle la culture jazzy universelle aux sonorités marocaines. Le résultat vaut le détour, d’autant que la présence de guest stars comme la chanteuse Laura Littardi, le guitariste Sidney Rodrigues ou le percussionniste Abdelfettah El Houssaini donne une dimension universelle aux morceaux. “C’est notre premier bébé, malgré le fait que nous existons sur la scène jazzy marocaine depuis 30 ans. Nous y avons mis toutes nos tripes”, souligne Hamza Souissi. Mais inutile de chercher l’album dans les bacs, il n’est en vente qu’au bistrot du Pietri, où le groupe se produit, à Rabat. La démarche des frères Souissi est clairement dans l’esprit intimiste du jazz. “Notre motivation n’est absolument pas d’ordre commercial. Et même si nous le voulions, l’état de l’industrie du disque au Maroc ne le permettraient pas”, expliquent les trois mousquetaires. |
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