L’attentat de Marrakech, survenu en pleine période d’ouverture démocratique, soulève beaucoup d’interrogations et fait craindre un gel précoce du printemps marocain. Eléments de réponse.
Qui est l’auteur ?
Plus d’une semaine après l’explosion qui a fait 16 morts et 21 blessés au café Argana, les enquêteurs n’ont encore aucune certitude. Juste des pistes. Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a affirmé que son pays dispose d’informations selon lesquelles deux éventuels suspects auraient été identifiés par les autorités marocaines. L’enquête avancerait bien, selon lui, sans qu’il ne livre plus de précisions. Les suppositions vont bon train aussi quant à l’affiliation des deux suspects. Le ministre de l’Intérieur marocain, Taïeb Cherkaoui, avait affirmé que la bombe déclenchée à distance porterait la signature d’Al Qaïda, sous-entendant que l’attentat pourrait être l’œuvre de sa filiale au Maghreb, AQMI. “Il y a de très fortes chances que ce soit cette organisation, avance le spécialiste des mouvements islamistes Mohamed Darif. Depuis janvier 2007, date à laquelle le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) est devenu Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), son espace d’intervention ne se limite plus à l’Algérie. Sa zone opérationnelle s’est étendue à tout le Maghreb”. De fait, AQMI avait réussi des attentats en Algérie et en Mauritanie, ainsi que l’enlèvement de touristes en Tunisie. Mais le Maroc restait intouchable bien que le mouvement ait multiplié les menaces contre lui. “C’était un défi pour eux. AQMI devait frapper le royaume également pour justifier pleinement son nouveau statut et sa nouvelle appellation”, avance Mohamed Darif. Le démantèlement, en janvier dernier, de la cache d’armes d’Amgala (au sud du pays), chargée de créer une base d’AQMI au Maroc pour y commettre des attentats, serait la preuve que l’organisation focalise désormais toute son attention sur le royaume. “L’attentat n’a pas encore été revendiqué. Mais c’est dans les habitudes d’AQMI. L’organisation revendique souvent ses enlèvements de touristes longtemps après les faits”, ajoute Mohamed Darif.
Qui était visé ?
Quand la bombe explose, on pense tout d’abord à une bonbonne de gaz. Un incident domestique banal au Maroc. Puis, très vite, se profile la thèse du kamikaze, un remake du 16 mai 2003 et de mars 2007. Un scénario bien connu, un film maroco-marocain. C’était sans doute oublier dans l’urgence et sous l’effet de la stupeur que Marrakech, en plus d’être une cité marocaine, est devenue une excroissance de la France. La ville ocre est la première destination touristique des Français au Maroc et, de surcroît, 20 000 d’entre eux s’y sont installés, y travaillent ou y vivent une retraite ensoleillée. Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a affirmé une semaine après l’attentat qu’il ne pensait pas que les Français aient été spécifiquement visés. Il s’en tenait à la position officielle déjà exprimée par le ministre français de l’Intérieur, Claude Guéant, au lendemain de l’acte terroriste. Pour ce dernier, rien ne permettait d’affirmer que la France était la cible, en expliquant que le café Argana est “un haut lieu touristique et, vu l’engouement des Français pour Marrakech, il y avait une forte probabilité que des Français soient touchés”. Certains n’y ont vu qu’une tentative pour rassurer ses concitoyens, doublée d’un refus du premier flic de l’Hexagone de se lancer dans des conjectures, faute de preuves. Car, dans la foulée de son message rassurant, Claude Guéant a tout de même rappelé que les jihadistes ont menacé plusieurs fois de s’en prendre à la France, directement sur son territoire ou en s’attaquant aux intérêts français à l’étranger. “On a reçu ces derniers mois des menaces répétées de la part de Ben Laden et de Droukdel, l’émir d’AQMI, enjoignant la France de retirer ses troupes d’Afghanistan, de cesser ses interventions dans les pays arabes et de retirer la loi sur le voile intégral”, a-t-il précisé. “En visant Marrakech, et particulièrement le café Argana, AQMI a voulu faire d’une pierre deux coups”, affirme de manière plus tranchée Mohamed Darif. Il en veut pour preuve, la vidéo des otages français détenus par AQMI, postée sur le Net quelques jours à peine avant la déflagration au café Argana. Les quatre Français, entourés par des hommes en armes, suppliaient le président Nicolas Sarkozy de retirer ses troupes d’Afghanistan. “Elle est à prendre au sérieux, contrairement à la vidéo du Marocain parlant au nom d’Aqmi qui a été diffusée peu avant l’attentat. Il menaçait le Maroc de représailles si le pouvoir ne libérait pas les salafistes encore détenus. Or, ce n’est qu’un extrait d’un enregistrement datant de 2007, à prendre donc avec des pincettes”, affirme Darif. “Vous connaissez déjà la position française. Nous ne nous faisons pas dicter notre politique étrangère sous quelque forme que ce soit”, a déclaré devant la presse le porte-parole du gouvernement français, François Baroin, le 27 avril. Un jour après cette fin de non-recevoir, une bombe tuait 8 Français à Marrakech. Un timing révélateur, selon plusieurs observateurs.
Faut-il craindre d’autres attentats ?
Craignant de nouveaux actes terroristes, les autorités ont installé des barrages à l’entrée des villes et surveillent les établissements touristiques et les lieux très fréquentés par le public. “La vigilance reste de mise et tous les services de sécurité ont été mobilisés. Le risque est d’autant plus élevé que toute la lumière n’a pas encore été faite sur cet acte terroriste”, indique une source sécuritaire à Casablanca. “Aucun appareil sécuritaire ne peut mettre un terme aux attentats. Puisque l’on ne peut pas y parer à 100%, l’enjeu est plutôt d’en minimiser l’impact en termes de vies humaines”, affirme pour sa part Mohamed Darif. Selon son analyse, le danger est d’autant plus grand que l’attentat de Marrakech marque une évolution dans le terrorisme qui frappe le Maroc : “L’engin a été actionné à distance et montre qu’on a progressé techniquement. Ce nouveau modus operandi facilite aussi le recrutement des exécutants, qui ne sont pas obligés de se sacrifier. Alors que convaincre des recrues de devenir des kamikazes demande tout un travail psychologique”. Ce risque pourrait-il encore accroître avec la mort de Ben Laden ? “Pas sûr, rétorque Mohamed Darif. Il n’y aura pas forcément de représailles car le lien entre AQMI et Al Qaïda n’a jamais été structurel, mais plutôt idéologique. De surcroît, il ne suffit pas d’avoir la volonté de se venger pour passer à l’acte, il faut encore en avoir les moyens. Je ne suis pas convaincu qu’AQMI, qui est fort probablement derrière l’attentat du café Argana, ait les capacités de passer à nouveau à l’action aussi vite”. L’environnement régional marqué par les affrontements en Libye entre insurgés et forces pro-Khadafi accentuerait aussi les risques d’attentats au Maroc. Au même titre que les autorités algériennes, le Maroc craint en effet qu’AQMI ne profite du conflit pour s’armer.
Depuis près de deux mois, Mouammar Kadhafi a ouvert les dépôts d’armes et de munitions à ceux qui lui sont restés fidèles, mais aussi à des mercenaires. Résultat : cet arsenal risque de transiter par les frontières passoires du Maghreb et se retrouver entre les mains des terroristes, AQMI en premier lieu.
Quel risque pour les réformes en cours ?
L’attentat, aussi meurtrier soit-il, ne doit pas remettre en cause les promesses de réforme formulées par Mohammed VI le 9 mars. Ce leitmotiv a été répété à satiété par les leaders du Mouvement du 20 février, qui en ont même fait un slogan lors du 1er mai : “Le terroriste craint une constitution démocratique”. Ils ont été rejoints par des membres de la société civile, à l’instar de Abdelhamid Amine de l’AMDH, qui a fait part de ses craintes “d’un frein aux réformes, que le pouvoir se contente de ce qui a été annoncé”. Les autorités se sont pourtant montrées rassurantes. Dans les heures qui ont suivi la déflagration du café Argana, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Khalid Naciri, promettait que le processus de réformes politiques, dans lequel le Maroc s’était engagé, ne serait pas remis en cause. Tous les membres du gouvernement ont aussi profité de leurs activités publiques pour marteler le même discours. Malgré ce flot de paroles, censé apaiser ceux qui craignent la fin de la récréation, des membres du Mouvement du 20 février sont toujours aussi inquiets, redoutant le statu quo. Voire même, pour les plus incrédules, un retour en arrière marqué par un tour de vis sécuritaire. “Faire marche arrière n’est plus possible. Ce serait aller à contre-courant de l’histoire”, analyse Mohamed Sebbar, secrétaire général du Conseil national des droits de l’homme (CNDH). Pour lui, ceux qui craignent un arrêt du processus des réformes font une erreur de diagnostic. Ce serait aggraver l’état du patient, alors que l’ouverture démocratique est au contraire l’antidote. “Arrêter les réformes serait rendre service aux organisateurs de l’attentat. A mon sens, leur but était de mettre un terme aux changements en cours. Il faut donc continuer dans cette voie car c’est le meilleur remède pour lutter contre eux”, enjoint Sebbar. Son analyse est partagée et défendue par de nombreux officiels, qui estiment également que les instigateurs de l’acte meurtrier de Marrakech ont pour but de refermer les fenêtres de liberté qui ont été ouvertes depuis le discours du 9 mars. Ne prenant aucune déclaration pour argent comptant, le Mouvement du 20 février a décidé de maintenir tous les rassemblements programmés afin de maintenir la pression sur l’Etat. Et l’Etat, de son côté, n’a annoncé aucune restriction à ces rassemblements de masse, malgré les risques sécuritaires. C’est plutôt bon signe !
Doit-on redouter un tour de vis sécuritaire ?
Quelques heures après l’explosion au café Argana, tout le monde a craint que les rafles massives consécutives au 16 mai 2003 se répètent. A juste titre. Les attentats de Casablanca avaient été une opportunité saisie par l’Etat pour faire dans le tout sécuritaire sous prétexte de contrer l’intégrisme. Certains éléments sécuritaires avaient même sauté sur l’occasion pour “instrumentaliser les attentats et s’en servir de justification aux violations des droits de l’homme”, précise Mohamed Darif. A action similaire, réaction équivalente ? “Non, le contexte est différent. En 2003, c’était une déclaration de guerre au terrorisme, d’où les arrestations massives qui ont suivi dans les milieux salafistes”, rappelle Darif. “Les autorités, qui faisaient leur ‘baptême du sang’, avaient réagi de manière excessive car elles voulaient prouver leur fermeté”, abonde Abderrahim Mouhtad de l’association Annassir, regroupant les familles des détenus de la Salafiya jihadia. Mohammed VI a lui-même eu une réaction mesurée à l’attentat d’Argana en demandant que toute la lumière soit faite sur l’affaire, mais dans le respect de la loi et la transparence. Entre les lignes, il faisait référence aux arrestations massives, aux procès expéditifs et aux tortures subies par les salafistes, “abus” qu’il avait reconnus dans une interview accordée à El País en 2005. Les propos du roi en 2011 n’ont donc clairement rien à voir avec son discours de mai 2003, dur comme un coup de trique. Mohammed VI y affirmait que “l’heure de vérité a sonné, annonçant la fin de l’ère du laxisme face à ceux qui exploitent la démocratie pour porter atteinte à l’autorité de l’Etat, et à ceux dont les idées représentent un terreau pour semer les épines de l’ostracisme, du fanatisme et de la discorde”. Et dans les faits, “on n’a pas répété les erreurs de 2003. Il n’y a d’ailleurs eu aucune arrestation injustifiée après l’attentat”, précise Mohamed Sebbar, secrétaire général du Conseil national des droits de l’homme (CNDH). “Des salafistes, dont des graciés, ont été convoqués par la police dans plusieurs villes. Mais, grande nouveauté, ils ont été entendus soit par la police judiciaire, soit par des représentants du Parquet, et non pas par la DST, ce qui aurait été illégal. Et ils sont tous ressortis sains et saufs des commissariats”, témoigne pour sa part Mouhtad.
Est-ce la fin des grâces pour les salafistes ?
Suite aux attentats manqués de Casablanca en mars 2007, le processus de grâce au profit des salafistes avait été stoppé. Il n’a repris que le 14 avril dernier, quand près de 100 islamistes ont retrouvé le chemin de la liberté à la faveur d’une décision de Mohammed VI, après concertation avec le CNDH fraîchement installé. Mais, cette fois, l’attentat de Marrakech ne mettra pas fin au processus, comme l’attestent plusieurs ONG des droits de l’homme, qui n’ont relevé aucune mesure de “représailles” contre les centaines de salafistes encore derrière les barreaux. Et tous les sons de cloche sont plutôt positifs, pour ne pas dire optimistes. “Le dernier attentat ne risque pas d’influer sur le processus de grâce”, confirme Abderrahim Mouhtad. Mohamed Sebbar est du même avis : “Il faut poursuivre le dialogue avec les salafistes. L’expérience saoudienne ou encore égyptienne ont montré qu’enfermer les gens et les laisser croupir en prison ne servait à rien”. Mustapha Moâtassim, l’un des détenus politiques de l’affaire Belliraj graciés le 14 avril, est lui aussi confiant : “Refuser de libérer les salafistes encore détenus reviendrait à tomber dans le piège des commanditaires de l’acte criminel de Marrakech et leur signifier qu’ils ont atteint leur objectif”, déclare le président d’Al Badil Al Hadari. Abderrahim Mouhtad précise que les détenus relaxés dernièrement méritaient leur grâce. “Ils se sont remis en cause et ont prouvé qu’ils pouvaient se réintégrer dans la société. Il n’y a donc aucune raison que les autres salafistes présentant les mêmes garanties ne bénéficient pas du pardon royal”, explique le président d’Annassir. Une source judiciaire abonde dans ce sens en précisant que “les deux tiers des salafistes encore en prison sont éligibles pour la grâce. Le troisième tiers, par contre, pose problème”. Explication : cette catégorie a été impliquée, preuves à l’appui, dans des actes de violence, ou alors dispose de connections à l’étranger pouvant compromettre la sécurité du pays et des citoyens.
Quelles retombées sur le tourisme ?
Au lendemain de l’attentat, l’éditorialiste du Nouvel Observateur, Jean Daniel, relevait que la menace qui pesait désormais sur le tourisme marocain concernait aussi la stabilité du pays. Et pour cause, ce pan de l’économie représente la première source de devises et participe à hauteur de 10% du PIB du royaume. Nicolas Sarkozy, président d’un pays qui est le premier marché émetteur à destination du Maroc (avec plus de 2 millions de visiteurs par an), a tenu compte de cette réalité économique en faisant référence, dans un discours solidaire, à la beauté de la place Jamaâ El Fna. Son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, a été encore plus direct en affirmant qu’“il n’y a pas lieu aujourd’hui de renoncer à un voyage au Maroc”. La directive est claire. Les tour opérateurs français semblent l’appliquer à la lettre, à en croire le président de leur association, René-Marc Chikli, qui annonce que tous les voyages organisés à destination du Maroc ont été maintenus. Du côté de Marrakech, on se veut tout aussi optimiste. A l’aéroport Menara, l’heure est au “Marhaba” et le mot d’ordre est de rassurer les visiteurs. Sourire aux lèvres, une dizaine d’hôtesses portant des tee-shirts frappés d’un “I love Marrakech”, distribuent pâtisseries marocaines, thé à la menthe et roses aux voyageurs à peine débarqués. Une opération de charme improvisée, au lendemain de l’attentat, par l’association des voyagistes de Marrakech, et qui vise à contrecarrer l’effet dévastateur que pourrait avoir cet acte sur le joyau touristique du royaume chérifien. C’est que le spectre de l’attentat d’Atlas Asni de 1994 est toujours présent. Les voyageurs avaient alors déserté la destination pour trois longues années. Idem lors des attentats du 16 mai 2003 de Casablanca, qui avaient porté un coup fatal au tourisme, avec une baisse des arrivées de plus de 50% pour certains marchés émetteurs, comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.
Aujourd’hui, les choses semblent bien différentes et Kech, comme l’appellent ses visiteurs les plus tendance, semble bien encaisser le coup : “Il y a eu quelques annulations, mais rien de dramatique”, a déclaré, trois jours après l’attentat, le ministre du Tourisme, Yassir Zenagui. Saïd Tahiri, directeur général de la fédération du tourisme, croit quant à lui dur comme fer que l’impact sur les arrivées touristiques sera “très faible”. Même son de cloche au centre régional du tourisme de Marrakech, dont le Monsieur com’, Abdellatif Abouricha, s’extasie devant un communiqué de la RAM, annonçant “complet” pour tous les vols à destination de Marrakech pour les trois prochains week-ends. Les scénarios de l’après-Atlas Asni et du 16 mai ne sont donc pas à craindre, selon des professionnels du secteur : “Le rapport des touristes vis-à-vis des attentats a changé. Aucun pays n’étant aujourd’hui épargné par le terrorisme, ces derniers ont intégré ce risque et l’acceptent”, explique le directeur général adjoint de la RAM, Abderrafie Zouiten.
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