Attentat. la place de l’apocalypse

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Une violente explosion a secoué la place Jamaâ El Fna, le jeudi 28 avril, à Marrakech. La piste terroriste est confirmée, même si l’affaire n’a pas encore livré tous ses secrets. Les minutes d’une journée meurtrière.

Ambiance maussade lors du dernier Conseil des ministres, tenu à Fès le jeudi 28 avril, sous la présidence du roi Mohammed VI. “Nous avons appris l’explosion d’une bombe dans un café à Marrakech, alors que nous nous apprêtions à démarrer nos travaux”, confie un membre du gouvernement. Cela s’est passé à 11h50. Une déflagration secoue la place Jamaâ El Fna. “Le bruit de l’explosion a été entendu jusque dans le quartier de Sidi Youssef Ben Ali, situé à plus de trois kilomètres”, assure un habitant du quartier. La foule afflue immédiatement vers le café Argana, qui domine la place touristique de la ville ocre. Le spectacle est, selon les premiers témoins, insupportable. Des corps totalement déchiquetés jonchent le sol, des traces de sang sont visibles sur les murs et une grande partie de la terrasse du célèbre café est totalement dévastée. Un vent de panique s’empare de la place marrakchie, déjà bien animée en cette matinée ensoleillée. Les rescapés courent dans tous les sens. Les policiers affluent en masse sur le lieu de l’explosion, d’où s’échappe une fumée noire. “L’emplacement du café Argana est central. Il est juste à côté de l’entrée principale du souk artisanal de Marrakech. C’est un lieu recommandé par tous les guides touristiques et qui connaît donc une très grande affluence dès les premières heures de la matinée”, rappelle un hôtelier marrakchi.

Accident, attentat ?
A l’intérieur, les premiers arrivants tentent de secourir les victimes, des touristes étrangers pour la plupart. Les corps sont recouverts de nappes et de draps de fortune. Le bilan humain risque d’être très lourd. “Les policiers nous rassuraient en nous disant qu’il s’agissait de l’explosion de bonbonnes de gaz, et qu’il n’y avait donc rien à craindre”, raconte un touriste français, sur une chaîne de télévision internationale. Les ambulances arrivent assez vite sur place. Les premiers blessés sont évacués vers les centres hospitaliers de la ville. Les personnes décédées sont enveloppées dans des sacs spéciaux et disposées au rez-de-chaussée du café. “Mais au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, précise Khalid Naciri, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, nous avons pu établir qu’il s’agissait d’un acte criminel”, déclare-t-il à chaud. En moins d’une heure, les enquêteurs ont en fait rassemblé suffisamment d’éléments pour conclure à “la piste terroriste”. L’ampleur des dégâts dépasse de très loin l’effet que pourrait produire une bonbonne de gaz, même de grande taille. Puis il y a les corps des victimes, transportés vers l’hôpital d’Ibn Tofail et l’hôpital militaire de Marrakech. Selon le chef du service des urgences, “des débris métalliques et des clous ont été découverts sur les dépouilles des victimes”. Les auteurs de cette nouvelle attaque auraient a priori utilisé des bombes artisanales, semblables à celles employées lors des attentats du 16 mai 2003, puis ceux de Hay El Farah en 2007.

Place déserte
En début d’après-midi, un cordon de sécurité est installé autour du café Argana, malgré l’affluence de centaines de touristes, d’habitants et de commerçants du quartier. Des équipes de la police scientifique arrivent sur les lieux, munis de grosses mallettes. Ils se dirigent directement à l’étage. Objectif : protéger la scène du crime et recueillir le maximum d’indices pouvant mener à l’identification des auteurs de cet attentat. Combien sont-ils ? Ont-ils péri lors de l’explosion ou ont-ils pu quitter les lieux après avoir déposé leurs bombes ? Des témoins affirment avoir vu un jeune homme, portant un maillot du Real Madrid, rentrer dans le café portant un sac de sport. Il se serait installé en terrasse et aurait commandé un jus d’orange, une demi-heure à peine avant l’explosion. D’autres sources évoquent la piste de deux jeunes hommes, portant des sacs à dos et qui auraient actionné leurs charges à l’intérieur du café. A partir de midi en tout cas, des barrages sont installés tout autour de la ville. L’état d’alerte est maximal. A l’hôpital de la ville, on compte plus de 20 blessés. Sur place, les équipes médicales sont sur les nerfs. Elles manquent de matériel et surtout de sang. En milieu d’après-midi, des appels aux dons circulent sur Internet. 
Vers 17h, la place Jamaâ El Fna est totalement bouclée. Les commerces sont fermés. Les fameux restaurateurs de la place sont en chômage technique. Un deuil national est également décrété. A Marrakech, mais également à Rabat et à Casablanca, on craint de nouveaux attentats. La tension est palpable dans la rue, dans les restaurants et sur les terrasses de café.

Communiquons, disons tout, et vite !
Peu avant 18h, une conférence de presse est annoncée au siège de la wilaya de Marrakech. Les ministres de l’Intérieur et de la Justice sont arrivés quelques heures auparavant, dépêchés sur place par Mohammed VI. Ce dernier les avait chargés, en début de matinée, “d’informer l’opinion publique des conclusions des investigations, avec toute la célérité et la transparence requises, en veillant à dévoiler la vérité, et en s’astreignant à la primauté de la loi et à la préservation de la quiétude et de la sécurité des personnes et des biens, sous l’autorité de la justice”. Le choix des mots employés dans le communiqué du cabinet royal n’est pas anodin. Quelques heures seulement après l’explosion au café Argana, des observateurs ont exprimé leurs craintes de voir “le printemps marocain” avorté. “Il n’en est rien, nous assure Khalid Naciri. Ne nous voilons pas la face, le risque est encore réel. Ces gens ont frappé là où ça fait mal. Mais le Maroc reste engagé dans son processus de réformes et d’ouverture”.
Même son de cloche auprès de cet acteur associatif, proche des milieux salafistes : “Cet évènement est condamnable à tous les points de vue. Nous ne disposons pas encore d’éléments nous permettant de nous prononcer définitivement, mais un acte terroriste, aussi abject soit-il, ne doit pas nous décourager de poursuivre l’effort d’ouverture démocratique. C’est un accident qui peut arriver partout dans le monde. Il faut punir sévèrement ses auteurs et ne pas mettre tout le monde dans le même panier”, conclut-il.

Trop tôt pour savoir
Lors de son point de presse tenu à Marrakech, le ministre de l’Intérieur, Taïeb Cherkaoui, a préféré faire l’impasse sur ces interrogations. Après une longue réunion avec les patrons de la police, de la gendarmerie et de la wilaya de Marrakech, le ministre s’est contenté d’une brève déclaration où il a qualifié l’explosion de Jamaâ El Fna “d’acte terroriste”. Le bilan officiel fait état de 14 morts, dont trois Marocains. Certaines victimes étrangères n’ont pas encore été identifiées, a précisé le ministre. Quid de l’identité des auteurs de cet attentat ? “Les recherches et l’enquête sont toujours en cours”, a simplement répondu Cherkaoui avant de s’éclipser, s’excusant de ne pas pouvoir répondre aux questions des journalistes. En début de soirée, une information non officielle voulait que l’attentat du café Argana ait été commis à l’aide d’une charge explosive à retardement ou actionnée à distance. “Si cette piste se précise, affirme ce spécialiste des mouvements islamistes, elle constituerait une rupture avec les méthodes kamikazes utilisées jusque-là par les groupuscules terroristes indépendants ou affiliés à Al Qaïda”. Affaire à suivre.

 

Commanditaires. La piste AQMI 
Hasard ou coïncidence ? Marrakech est ensanglantée quelques jours après la diffusion d’une nouvelle vidéo d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) proférant des menaces franches à l’encontre du royaume. Depuis plus de trois ans, la menace d’AQMI se précise dans la vaste région du Sahel. Elle a revendiqué plusieurs prises d’otages dans le sud de l’Algérie et au nord du Niger, et perpétré plusieurs attaques dans des garnisons militaires en Mauritanie et au Mali. Concernant le Maroc, jusque-là épargné, il a fallu attendre le 5 janvier 2011, date à laquelle 27 personnes ont été arrêtées dans plusieurs villes du royaume, notamment Casablanca, Rabat et Fès. Les autorités avaient alors annoncé que ces personnes étaient soupçonnées de “terrorisme”, sans aller jusqu’à faire un lien direct avec AQMI. Le 12 janvier, coup de théâtre : le ministre de l’Intérieur, Taïeb Cherkaoui, organise une conférence de presse dans la région d’Amgala, près du mur de défense du Sahara, où il annonce l’arrestation de cinq militaires, soupçonnés d’avoir “facilité” l’introduction d’armes saisies au Maroc avec la complicité de trafiquants opérant dans le sud. Cette fois, la piste AQMI se précise. 
Cependant, selon certains observateurs, la signature d’AQMI n’est pas si évidente. “On ne peut pas donner du crédit à la dernière vidéo d’AQMI, surtout à un moment où l’Etat a entamé un processus irréversible pour libérer les prisonniers qui ont fait les frais des lois antiterrorisme”, nuance le politologue Mohamed Darif, tout en donnant du crédit à la possible implication de mains étrangères dans cet acte. “Il est possible que des commanditaires étrangers cherchent à pousser les autorités marocaines à serrer l’étau sécuritaire et stopper net l’élan de liberté qui souffle dans la rue marocaine. Ce qui aboutira nécessairement à un clash entre les autorités et la rue, avec la possibilité de vivre un remake du scénario tunisien ou égyptien”, souligne Mohamed Darif. Autre piste évoquée, celle de l’existence d’une composante à l’intérieur du pays, qui ne voit pas d’un bon œil la révolution tranquille qui a démarré au Maroc. “Théoriquement, certaines composantes à l’intérieur du pays, voyant leurs intérêts fondre comme neige au soleil à cause des réformes amorcées au Maroc, pourraient être tentées de faire avorter le processus en commanditant un acte barbare de ce genre. Il ne faut pas avoir peur de le dire”, conclut Mohamed Darif.

 

Répercussions. La fin du printemps marocain ? 
Le porte-parole du gouvernement est on ne peut plus clair. “Il est hors de question de faire marche arrière. Le processus des réformes engagé se poursuivra comme prévu. Préserver ces réformes n’est pas antinomique avec les mesures visant à protéger les citoyens”, nous déclare Khalid Naciri. Voilà qui est rassurant. Car la déflagration du café Argana peut être fatale aux acquis obtenus grâce au Mouvement du 20 février. Une aile sécuritaire pourrait sauter sur l’occasion pour freiner le déroulement des réformes. “Certaines personnes risquent de recommander de siffler la fin de la récréation et de revenir aux pratiques d’usage, comme mater les marches pacifiques”, explique un observateur. Mais les jeunes du 20 février n’en démordent pas. L’un d’entre eux, Jalal Makhfi, l’exprime clairement sur son mur Facebook : “J’espère que cet acte ne nous ramènera pas en arrière comme ce qui s’est passé après le 16 mai… Je veux dire voir le champ des libertés se rétrécir, assister à une vague d’arrestations massives ou encore à des exactions aux droits de l’homme. C’est pour cette raison que le Mouvement du 20 février ne s’arrêtera pas de manifester et de mettre plus de pression pour que l’on ne vive pas une nouvelle régression”. Aucune décision n’a encore été prise au sujet du maintien ou de l’annulation du grand rassemblement populaire prévu le 1er mai, en coordination avec les centrales syndicales pour la fête du travail.
Il n’empêche que cet acte terroriste pourrait malgré tout produire des dommages collatéraux. L’attitude du pouvoir vis-à-vis de certaines affaires risque de connaître un revirement radical. En tête, il y a l’épineux dossier des détenus salafistes, toujours derrière les barreaux. Après les grâces du 14 avril, l’on murmurait que des négociations étaient en cours, en vue de préparer une nouvelle vague de libérations. Aujourd’hui, ces tractations risquent d’être interrompues. “Tout dépendra des conclusions de l’enquête judiciaire, explique Abderrahim Mouhtad, fondateur de l’association Annassir, très active auprès des familles des détenus salafistes. S’il s’avère que cet attentat a été perpétré par des personnes qui n’ont rien à voir avec les salafistes, il n’y a aucune raison pour ne pas continuer le travail mené aujourd’hui”. Et dans le cas contraire ? “Quand bien même le terroriste serait lié aux salafistes, il faut réfléchir autrement à la gestion de ce dossier. Il faut savoir que ces détenus, pour la plupart, sont déséquilibrés mentalement”, poursuit Mouhtad. à l’heure de mettre sous presse, rien n’a encore filtré sur les pistes que suivent les enquêteurs pour identifier et mettre la main sur les commanditaires et les exécutants de cet acte criminel.

 

Chronologie. Les précédents attentats
24 août 1994. Trois Franco-algériens ouvrent le feu à l’Hôtel Atlas Asni à Marrakech. Deux touristes espagnols y laissent la vie. Tout le pays est ébranlé. Des barrages sont dressés sur toutes les routes et une chasse à l’homme est organisée à travers tout le territoire, qui aboutira à l’arrestation des terroristes, dont certains de nationalité algérienne. Depuis cette date, les frontières entre le Maroc et l’Algérie sont fermées. 
16 mai 2003. Cinq attentats kamikazes font 45 morts. Les autorités se lancent dès lors dans une lutte sans merci contre les cellules terroristes qu’ils démantèlent par dizaines. Avec une loi dédiée au terrorisme adoptée quelques semaines plus tard, près de 2000 personnes sont envoyées derrières les barreaux.
11 mars 2007. Un kamikaze, Abdelfettah Raydi, se fait exploser dans un cybercafé de Sidi Moumen à Casablanca. Raydi venait d’être gracié après avoir purgé une peine de trois ans pour terrorisme. Les autorités se lancent à la recherche de ses complices et arrivent à en arrêter la plupart. Ou du moins à les pousser à se démasquer. 
10 avril 2007. Encerclés par les forces de sécurité, quatre kamikazes de la cellule Raydi, dont son jeune frère Ayoub, se font exploser à Hay El Farah, à Casablanca. Un policier y trouve la mort.
14 avril 2007. Deux frères se font exploser sur le boulevard Moulay Youssef à Casablanca. Ils sont présentés comme ayant été membres de la même cellule de Raydi. Le pays est une nouvelle fois en alerte générale. Au parlement, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Chakib Benmoussa, affirme que parmi les terroristes qui quittent la prison à la fin de leur peine, peu sont enclins à se “repentir”. Le processus de grâce pour les salafistes avait été, depuis, suspendu. Jusqu’au 14 avril dernier.

 

Marrakech. Ça frappe là où ça fait mal
Depuis août 1994, Marrakech avait été épargnée par le terrorisme. Haut-lieu du tourisme, la ville ocre a pu se relever de l’attentat d’Atlas Asni pour reprendre sa place. Et de plus belle. Quand des attentats kamikazes ont secoué Casablanca, la capitale touristique marocaine a souffert pendant quelques mois, mais a surtout bénéficié d’un sérieux quadrillage sécuritaire, notamment autour des sites historiques accueillant les touristes. Jamaâ El Fna en premier lieu. “Pas tout à fait, rectifie ce gradé de la police ayant servi dans cette ville, puisque Marrakech connaît un bon déploiement des éléments de la sécurité depuis le 11 septembre 2001”. Et, selon notre source, cette présence massive de la sécurité ne s’est jamais relâchée. Elle s’est même renforcée quand Marrakech est devenue un carrefour pour les célébrités, un lieu de prédilection pour les grands meetings et congrès internationaux. Voire même un lieu de résidence secondaire pour des sommités du monde politique, des arts et de la culture. Une source locale affirme que les autorités marocaines sont parvenues à déjouer plusieurs attentats à Marrakech au cours des dernières années. “Des cellules, parmi celles démantelées depuis le 16 mai 2003, prévoyaient de s’attaquer à des cibles touristiques dans la ville. Il était même question de viser en premier lieu Jamaâ El Fna et certains établissements, dont d’ailleurs le café-restaurant Argana, où les touristes affluent en masse pour la vue sans pareil qu’il offre sur la place”, explique notre interlocuteur. Depuis, Marrakech aurait-elle connu un relâchement sécuritaire ? Un opérateur touristique de la ville abonde dans ce sens. “Sous la pression de la rue et des manifestations, l’étau s’est en quelque sorte desserré”, affirme notre interlocuteur. Une thèse que remet en cause une source locale. “De telles approximations sont hâtives et dangereuses. La même vigilance est toujours de mise”, explique notre source. Cela dit, quel avenir pour le tourisme, principale activité de cette ville frappée de plein fouet et en pleine haute saison ? “Cela dépendra de plusieurs facteurs, en premier lieu de la partie qui pourrait revendiquer l’attentat d’aujourd’hui. Si c’est AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique), le retour à la normale pourrait prendre plus de temps”, affirme un opérateur touristique marrakchi. “Nous en avons fait l’expérience en 1994 et en 2001. Le touriste est généralement de retour après trois à six mois”, répond une source au Centre régional du tourisme.

 

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