Miloud Chaabi. Le berger qui a décroché la lune

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Il fut longtemps l’extraterrestre du capitalisme marocain : self made man dans un univers d’héritiers, âroubi dans un monde fassi, poil à gratter de Hassan II. Aujourd’hui, l’ancien berger n’est plus une brebis galeuse. Il est en bons termes avec Mohammed VI, ses manières se font plus policées, les milieux qui comptent lui ouvrent les bras. Histoire d’un “blédard” qui a bousculé les “richards”. 

Mercredi 7 novembre. Tapis rouge et petits fours au siège de la Bourse de Casablanca. La corbeille reçoit aujourd’hui un hôte de taille. Le patron d’Ynna Holding, Miloud Chaabi, introduit sa première société à la cotation, la SNEP (pétrochimie). Tout le gotha du monde financier s’est mis sur son trente et un pour assister à la cérémonie. “L’haj Miloud” est l’homme du moment, celui que courtisent tous les cols blancs. Et pour cause : en plus de rapporter 1 milliard de dirhams au groupe, l’entrée en Bourse de la SNEP sera suivie par celles de cinq autres filiales d’Ynna Holding.

Chaabi se prête au jeu des cameramen qui lui demandent de sonner la cloche encore une fois, avant de signer le livre d’or. Autodidacte ayant quitté l’école coranique jeune, il sort une anti-sèche de sa poche. Les quelques lignes qu’il recopie s’ouvrent par “Au nom de Dieu, le miséricordieux”. Un signe de sa piété légendaire, presque aussi célèbre que ses saillies qui, une fois encore, bluffent l’assistance tout en l’amusant. “Je vous rappelle que la SNEP est la seule société marocaine dont la privatisation s’est déroulée dans les règles de l’art. Les autres privatisations ont été caractérisées par de graves manquements à la transparence”, assène-t-il à l’assistance médusée. Faouzi Chaabi met fin au laïus impertinent de son père par une salve d’applaudissements prématurée. Depuis le temps, les enfants Chaabi ont appris à lisser les angles rugueux de leur père et ses manières parfois cavalières, dans un monde des affaires au verbe policé. C’est qu’avant de fêter son sacre boursier, L’haj Miloud a longtemps été considéré comme un intrus, un corsaire qui a fracassé la porte du capitalisme marocain en réussissant à partir de rien. Une histoire devenue mythique et qui, comme tout mythe, a donné naissance à des versions plus extraordinaires les unes que les autres. “La saga Chaabi a commencé à Kénitra, juste après l’indépendance. Il y a construit une mosquée flanquée d’un haut-parleur de 200 décibels pour l’appel à la prière. Il mettait le son à fond lors de la prière du fajr pour faire fuir les Français et racheter leurs maisons”, peut-on lire sur un site Internet. La réalité dépasse cette fable inventée de toutes pièces. C’est celle d’un berger qui a décroché la lune.

“Les kamikazes du 16 mai étaient en colère à cause de leurs conditions de vie.
À Sidi Moumen, dans une même baraque, vivent 7 personnes dont deux diplômés
au chômage et une fille de 22 ans qui dort à côté de son père. Ils vivent l’enfer.
Pas étonnant qu’ils soient sensibles au premier discours qui leur promet le paradis”.

Le berger devenu milliardaire
Né en 1930 à Chaâba, petit patelin miséreux sur les hauteurs d’Essaouira, Miloud est le cadet de huit enfants. Il est issu d’une famille de paysans qui tire le diable par la queue. A tel point qu’un de ses petits frères est “mort de faim”, affirme L’haj. Sa famille est si pauvre qu’elle accepte de marier l’une de ses filles à un cousin “très moche contre une dot de 16 brebis”. Agé alors de 12 ans, Miloud se voit confier la garde du précieux troupeau. Un jour, assoupi sous un arbre, il est réveillé en sursaut par les voisins venus l’avertir qu’un loup a pénétré dans la bergerie et a dévoré une brebis. “Mon père était un homme très fort. J’ai décidé de m’enfuir plutôt qu’affronter sa colère”, raconte-t-il.

Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le jeune paysan erre de village en village, survit en travaillant dans les souks de la région de Marrakech et de Salé, avant d’atterrir à Kénitra où il devient maçon. En 1948, âgé d’à peine 18 ans, Miloud Chaabi crée sa première affaire, une modeste entreprise de construction qui emploie deux personnes. À force de travail, l’homme gravit les échelons pour se lancer dans la promotion immobilière dans les années 50. “J’ai acheté des terrains, puis construit des maisons que je vendais 5000 dirhams à l’époque”, se souvient-il. Pierre angulaire de la réussite de L’haj Miloud, cette première société existe toujours, noyée dans le magma qu’est Ynna Holding, un empire multiforme qui brasse 10 milliards de dirhams de chiffre d’affaires par an. Un joli pied de nez à un destin tout tracé, qui aurait dû confiner le berger Miloud à son douar natal. “J’aurais tout aussi bien pu me retrouver simple ‘khemmas’”, dit celui qui est devenu un des puissants incontournables du capitalisme marocain. Une réussite éclatante que ses pairs ont bien dû accepter, malgré le franc-parler et le côté “blédard” de l’homme, qui a ainsi bousculé la reproduction programmée des élites marocaines.

“Au ramadan dernier, tout le bureau politique du PPS a dîné chez mon fils Faouzi. Je leur ai conseillé de ne pas participer au gouvernement. Malheureusement, ils ne m’ont pas écouté. Résultat, ils ont troqué un portefeuille de ‘berrah’* (crieur) contre un autre”.
* Celui de ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement

Chaâbi le rebelle 
Aujourd’hui, son fils Omar, formé aux Etats-Unis et conscient du pouvoir de l’image, tente d’améliorer ce reflet de campagnard mal dégrossi, réfléchi à satiété par les médias. “Nous avons déconseillé à notre père de décorer ses hôtels avec du zellige et du stuc. Il risquait d’accentuer son image ‘beldi’. En vain. Il a refusé, au motif que c’était du travail assuré pour les artisans”, soupire Omar. Avant de nuancer, précisant que les loisirs de son père ne feraient pas tache sur le CV d’un milliardaire : “Il est sur les greens de golf tous les jours dès 7 heures du matin. Il aime aussi les belles voitures comme les Ferrari et les Maserati”.

Toujours tiré à quatre épingles, L’haj Miloud ne semble guère se soucier de l’image de campagnard qui lui colle à la peau. Son bureau est une ode à l’artisanat marocain, avec ses plafonds de bois peint sous lesquels trône un imposant Coran ouvert, posé sur un pupitre. Confortablement installé dans ce décor kitsch, le patron, conscient de son effet sur son auditoire, aime raconter à ses visiteurs l’histoire du berger devenu milliardaire. Chez Ynna Holding, on commence tout de même à trouver cette image trop réductrice, de moins en moins conforme, en tout cas, au poids financier du groupe. “Beldi, mon père ? Peut-être est-ce un compliment… Nous, en tout cas, on fait des affaires sans se soucier de l’origine de nos interlocuteurs”, assène Omar, le fils.

Derrière cette petite phrase perce le souvenir des misères faites à son père sous le règne de Hassan II. Ainsi, dans les années 60, Miloud Chaabi, industriel prospère, veut profiter de l’aubaine des marocanisations. Son regard se porte ainsi sur Dimatit, célèbre fabrique de tuyauterie. L’Etat fait la sourde oreille à son offre de rachat, “parce qu’il parlait mal le français”, confie l’un de ses fils. Le capitalisme des années 60 est en effet une chasse gardée des Fassis et Miloud, avec son accent campagnard, “fait tache”. D’autant qu’à l’époque, toutes les fortunes se font à l’ombre de la monarchie, tandis que lui ne doit rien à personne. Richissime électron libre, Chaabi se paie même le luxe de refuser obstinément l’ombrelle royale. Et d’une manière trop manifeste pour passer inaperçue. Ainsi, l’homme d’affaires se mêle de politique en soutenant l’opposant Abderrahim Bouabid, leader socialiste interdit de meetings par Hassan II. “En 1963, Bouabid a lancé sa campagne électorale depuis ma maison de Kénitra. Il a d’ailleurs remporté son siège haut la main. En contrepartie de mon aide, j’ai obtenu la présidence de la Chambre de commerce de Kénitra”, raconte L’haj Miloud, 33 ans à peine à l’époque.

“Il faut des incitations fiscales afin de favoriser la création de zones industrielles
dans les petits patelins du Maroc. C’est le seul moyen de fixer la population rurale,
sachant que les problèmes urbains naissent à la campagne”.

L’homme à abattre
L’échange de bons procédés est un moyen pour le jeune entrepreneur d’acquérir une place au soleil, là où trônent les décideurs. Mais Chaabi est encore loin des premières loges. La Chambre de commerce de Kénitra n’est qu’un strapontin, qui ne le prémunira pas contre un éventuel retour de bâton politique. Suite au meeting de Bouabid, le général Oufkir, alors tout-puissant ministre de l’Intérieur, signe une circulaire… interdisant aux écoles d’accueillir les enfants Chaabi ! “Mes frères et sœurs étaient devenus des parias”, souffle Omar. Ça n’empêche pas L’haj Miloud de décrocher deux fois de suite la présidence de la Fédération nationale des chambres de commerce. Mais en 1969, un autre veto d’Oufkir l’empêche de remporter un troisième mandat. C’est la goutte qui fait déborder le vase. “On me mettait trop de bâtons dans les roues pour des raisons politiques. J’ai préféré mettre en veilleuse mes activités au Maroc, pour me lancer dans les affaires à l’étranger”. En l’occurrence l’Afrique, où Chaabi bâtit le plus gros de sa fortune (lire encadré “Miloud l’Africain”). Ce n’est qu’en 1983 qu’il revient au bercail, encore plus riche et mieux armé pour s’imposer face à l’establishment politico-financier, toujours largement fassi, qui l’attend de pied ferme.

À son retour, Chaabi n’est pas accueilli comme le Messie, c’est le moins que l’on puisse dire. S’il réussit en 1986 à créer Ynna Holding, société-mère qui lui permet de consolider son groupe, il n’est toujours pas prophète en son pays. Son effervescence économique, marquée par la création de sociétés multiples dans le secteur industriel, n’est pas du goût de Hassan II. C’est que la vision de Chaabi n’a pas bougé d’un iota : il refuse toujours le parapluie royal. Aussi, Hassan II confie-t-il le “cas Chaabi” à son nouveau vizir, Driss Basri, chargé désormais des croches-pattes… “Les années 90 seront été marquées par la guerre contre Basri”, souffle L’haj Miloud, qui sera l’une des cibles principales de la campagne d’assainissement menée par Si Driss en 1996. Mais l’homme d’affaires ne baisse pas la garde : il sait qu’on le sous-estime, et c’est de là qu’il tire sa force. Peu après son retour, il finit, opiniâtre, par racheter Dimatit, qu’on lui refuse depuis les années 60. Comment a-t-il fait ? Simple : il a créé une société de tuyauterie concurrente, qu’il a lancée dans une guerre commerciale sauvage contre Dimatit… jusqu’à ce qu’il l’avale. De là vient sans doute sa réputation de flibustier des affaires… et la légende selon laquelle il a une mémoire (et une rancune) d’éléphant. On l’empêchait de s’épanouir dans les Chambres de commerce ? Dès son retour, en 1983, il décroche… un siège de député ! Fort de cette nouvelle tribune, il attaque bille en tête Abderrahmane Saâïdi, ministre chargé des privatisations pendant les années 90. Un procès s’en suit : “Je l’ai traîné à la Cour suprême pour une audience de trois jours”, sourit un Chaabi revanchard…

Chaabi et M6, bras dessus, bras dessous
L’haj déguste sa vengeance froide, comme il sied. Mais depuis le changement de règne, il met de l’eau dans son vin, hésitant moins à trinquer avec le nouveau roi. “En accédant au trône, Mohammed VI m’a fait justice. Il est même venu en 2000 inaugurer Essaouira Al Jadida, la ville nouvelle que j’ai construite, après en avoir longtemps rêvé. Comme je l’ai déjà affirmé plusieurs fois, Sa Majesté m’a rendu ma dignité”. Au point que Miloud Chaabi a fini par être décoré d’un Wissam royal, en 2005. Ironiquement, son concurrent Anas Sefrioui, le patron du puissant groupe immobilier Addoha, était aussi décoré ce jour-là. Le même Sefrioui qui devient sa bête noire quelques mois plus tard. Chaabi ira même jusqu’à l’attaquer en public, soulevant la polémique sur les terrains de l’Etat dont Addoha a bénéficié. “Tout ce qui appartient à l’Etat doit être vendu par appel d’offres”, martèle encore aujourd’hui Chaabi, du haut de son siège de président de la Fédération des promoteurs immobiliers.

Seulement, sa voix tonitruante se fait désormais plus douce quand il s’agit de business royal. Ses sorties médiatiques de l’année dernière sur l’omniprésence du roi dans les affaires, ou bien la situation de monopole de l’ONA dans le secteur du sucre seraient “de l’histoire ancienne”, à en croire Miloud Chaabi. “J’ai dit tout ce que j’avais à dire là-dessus, je n’ai plus rien à ajouter”, répond-il, soudain agacé, quand on lui pose la question.

On croit mener l’entretien, mais Chaabi est un homme qui vous “calcule” vite, et instinctivement. Ce n’est définitivement pas le genre à se laisser piéger par une paire d’interviewers qui lui jouent la partition classique du journaliste gentil et du journaliste méchant. L’homme choisit ses sujets, élude ceux qui fâchent, et n’attaque que quand il le décidé. C’est que le statut de Miloud Chaabi a changé. Il n’est pas tout à fait à l’ombre d’un roi, mais plus, comme naguère, seul sous le soleil. Hassan II n’a jamais voulu lui accorder la considération due à un self made man national. Pour des raisons propres à sa culture et à sa vision des élites, le défunt roi estimait que le modèle Chaabi n’était pas un exemple à donner au peuple. C’est tout le contraire sous Mohammed VI. Surtout que Chaabi se cale, rubis sur l’ongle, sur les grands chantiers lancés par le nouveau roi. Tanger est une priorité ? Chaabi y investit 5 milliards de dirhams dans le tourisme et l’immobilier. Laâyoune a besoin d’un coup de fouet ? Pas de souci, L’haj cravache les provinces du sud en y injectant 3 milliards. Après avoir été un temps proche du PJD, Chaabi prend même ses distances avec le parti islamiste, mal vu en cour. “Eux aussi reçoivent leurs instructions d’en haut”, justifie le self made man, rétif à l’idée d’être “classé” dans un camp politique ou un autre. Probablement dicté par son intérêt du moment, ce jugement repose aussi sur le peu de considération que Chaabi a pour les formations politiques marocaines en général.

“Depuis la création de ma première entreprise en 1948, je n’ai jamais touché de dividendes.
C’est un terme que je ne connais pas, car je réinvestis tous mes gains dans de nouveaux projets”.

Un puissant, au-dessus des partis
L’haj Miloud connaît bien les grandes figures politiques marocaines, dont beaucoup ont défilé à sa table. “Abbas El Fassi et M’hammed Boucetta sont venus me demander de les aider matériellement avant les législatives de 1983”, raconte-t-il ainsi sans fausse pudeur. L’actuel Premier ministre serait même abonné aux visites de courtoisie chez L’haj Miloud. En 2002, Abbas El Fassi, qui a eu vent de l’intention de Chaabi de démissionner du Parti de l’Istiqlal (dont il était vaguement membre) se rend ainsi au domicile de Chaabi pour lui demander d’attendre la tenue du congrès avant de partir. A défaut de le faire changer d’avis… “Talal Ibnou Abdelaziz, le frère du défunt roi Fahd d’Arabie Saoudite, m’a téléphoné pour la même raison. J’ai alors accepté d’attendre”, souligne Chaabi comme pour souligner qu’il n’accède pas aux requêtes de n’importe qui… “Les partis, vous savez ce que c’est”, renchérit-il, l’air entendu. On sait, mais pas aussi bien que Chaabi, qui les fréquente depuis le protectorat : “J’ai participé aux réunions clandestines de l’Istiqlal à 14 ans. Ce parti avait le don d’enraciner le patriotisme chez les gens”.

Le patriotisme à l’ancienne, c’est le grand dada de Chaabi. Il peut vous le servir sur un plateau d’argent, même quand il s’agit de défendre son pire ennemi. “Lors d’une visite au siège de CNN, l’ambassadeur des Etats-Unis a voulu blaguer avec Chaabi en lui déclarant qu’il n’y avait pas de Driss Basri ici. Chaabi a été choqué qu’un étranger se moque d’un officiel marocain devant lui. Il a failli rentrer au Maroc en signe de protestation”, raconte un homme d’affaires, également du voyage. L’haj nourrit en effet un amour épidermique pour sa patrie, mais pas pour ses partis politiques. Ainsi, il n’a jamais épousé aucune formation. Tout au plus s’est-il vaguement “pacsé” avec l’Istiqlal et l’Union Constitutionnelle, avant de flirter avec le PJD. On ne peut pas dire pour autant que Chaabi retourne sa veste. Il en change plutôt l’étiquette car, quand on possède sa fortune, on ne se fait pas recruter. On choisit, ou pas, de soutenir. “J’ai choisi le PPS car je respecte la droiture de Ali Yata (ancien dirigeant du PPS). Il m’avait défendu dans les années 90”, explique Chaabi, député de l’ex-Parti communiste à Essaouira. De là à le taxer de “milliardaire rouge”, il y a bien sûr un grand pas. “Je sais que le communisme n’a jamais donné aucun résultat. Je ne suivrai jamais la doctrine prônée par le PPS. Les membres du parti ne m’appellent d’ailleurs jamais ‘camarade’. Ils disent ‘Frère Chaabi’” souligne-t-il, l’œil pétillant. Marx n’est définitivement pas la tasse de thé de L’haj Miloud. Son truc à lui, c’est “le socialisme musulman”. Ce n’est ni du Keynes, ni du Milton Friedmann. C’est du Chaabi.

Le “socialisme musulman”
Les valeurs religieuses du patron sont un leitmotiv du business Chaabi. En 1999, quand son fils Faouzi émet le souhait d’investir dans la distribution et l’hôtellerie, L’haj lui donne sa bénédiction… à la condition de ne pas y vendre d’alcool. Ce boycott ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 80, le député Chaabi demandait ainsi l’interdiction pure et simple de la vente d’alcool sur tout le territoire marocain. “J’avais proposé de compenser la taxe sur les alcools par la contribution financière d’une dizaine de gros entrepreneurs, dont moi-même”, raconte-t-il. L’homme se fait d’ailleurs un point d’honneur de verser la Zakat (impôt coranique) à l’occasion de chaque Achoura. Il fait ses calculs directement selon les prescriptions de la Charia. C’est ainsi que L’haj Miloud s’est bâti l’image d’un bienfaiteur jamais avare de ses deniers, notamment au profit de son douar natal et de la région d’Essaouira en général. Il a même créé une fondation dédiée à l’action sociale, une fondation “plus puissante que le ministère du Développement social de Nouzha Skalli”, lâche malicieusement Chaabi, sans pitié par sa “camarade” du PPS.

Dans la même veine, Chaabi a tenté d’introduire au Maroc le concept d’“université à vocation islamique”. Au début des années 70, il fait ainsi construire à Essaouira un gigantesque campus universitaire, qu’il veut rattacher à une Faculté. “L’idée de mon père était d’y dispenser un enseignement religieux, mais également commercial et financier. Il voulait qu’on y forme des théologiens qui soient aussi compétents dans les domaines de la finance et du commerce”, explique son fils Omar. Méfiantes, les autorités refusent sèchement. L’haj décide finalement d’en faire don au ministère de l’Education nationale, qui y ouvre un institut d’enseignement technique. Une manière de faire le dos rond. Comme toujours, il n’a pas tardé à rebondir…

 

Les enfants Chaabi. A l’ombre du père

“A la maison, on appelle ma mère ‘la présidente du président’”, plaisante Omar Chaabi, le benjamin de la famille. “Ma mère est tout ce que mon père n’est pas”, déclare, laconique, Faouzi, autre fils de L’haj Miloud. N’empêche que c’est notable : au sein du clan Chaabi, tout le monde est défini à l’aune de l’omnipotent patriarche. D’ailleurs, et les enfants Chaabi ne le diront jamais par respect pour leur paternel, le succès spectaculaire de L’haj Miloud est particulièrement écrasant, quand on cherche à se faire un prénom. Car Miloud Chaabi a déjà tout fait (et réussi) : du business, de la politique… et beaucoup de bruit. Ses enfants ne peuvent emprunter que des sentiers déjà défrichés par L’haj, avec le sentiment, mi-complexé mi-admiratif, qu’ils n’ont rien à lui apprendre. “Un jour, il m’a longuement et attentivement écouté lui exposer le concept des systèmes d’information dans l’entreprise, tel que je l’ai appris aux Etats-Unis. Lui qui n’a pas étudié, il a tout compris immédiatement, comme si c’était inné”, raconte Omar. Ce dernier est aux petits soins pour son père et, comme toute la fratrie, craint plus que tout les colères légendaires de l’haj Miloud. “Le jour et l’heure où Omar devait présenter le nouveau système d’information financière du groupe, un défilé de bikinis passait sur l’écran ‘Reuters’ qui faisait partie du système. Totalement paniqué, Omar a tout fait pour retarder l’arrivée de son père, sachant qu’il serait immanquablement choqué par un tel spectacle”, raconte un cadre d’Ynna Holding.
Les héritiers Chaabi, à l’image de Faouzi, député du PPS, et Asmae, maire d’Essaouira, sont sous les feux des projecteurs de la scène politique, contrairement à de nombreux enfants de capitaines d’industrie. Mais ils n’ont jamais été élevés comme des gosses de riches. “Mon père a toujours refusé de m’acheter une moto. Seul Faouzi a réussi à le convaincre”, raconte Omar avec un sourire. La frugalité et l’épargne, valeurs chères à Miloud, sont difficiles à vivre quand on est fils de milliardaire et qu’on ouvre les yeux sur les plaisirs de la vie… “Faouzi s’habillait on ne peut plus normalement, raconte un de ses anciens camarades de classe. Nous ne l’avons jamais cru quand il nous a dit que son père était très riche… jusqu’au jour où ce dernier est passé le récupérer à la sortie de l’école, au volant d’une voiture de luxe”. Vivons cachés…

 

Exil économique. Miloud l’Africain

À la fin des années 60, Miloud Chaabi se sent à l’étroit au Maroc. Le régime semble même l’étouffer. “Il y avait de la répression. Je suis alors parti à l’étranger et j’ai levé le pied concernant mes activités au Maroc”, raconte le septuagénaire, qui ne veut plus aujourd’hui s’attarder sur son exil politico-économique. Un de ses proches raconte : “Les déboires des marocanisations de l’époque, ses confrontations à répétition avec Oufkir et, surtout, le discours de Hassan II qui signifiait aux hommes d’affaires qu’ils ne pouvaient évoluer que dans son ombre, avaient fini par l’agacer. Il était prêt à quitter le Maroc en pyjama pour tenter l’aventure à l’étranger”. Chaabi décide alors d’investir la Libye, attiré comme plusieurs investisseurs marocains par le programme commun lancé, à l’époque, par les deux pays. Mais la partie n’est pas gagnée d’avance. “L’autorisation de l’Office de Changes lui avait été refusée, alors que pour d’autres entrepreneurs, c’était une simple formalité”, raconte une de ses connaissances de longue date. Chaabi, d’une détermination à casser un mur, arrive, par on ne sait quel mystère, à investir tout de même au pays de Kadhafi. Selon certains observateurs, qui soulignent son extraordinaire prospérité dans les BTP en Libye, Chaabi serait très proche du “guide de la révolution”. Pourtant, il quitte ce pays dans les années 80 pour rebondir en Tunisie. Il y installe une usine de tuyauterie, toujours en activité. Au début des années 90, il lance sa campagne d’Egypte en créant une usine de batteries automobiles. Et au Pays des pharaons, le berger qui s’émerveillait au passage des voitures devient un véritable bulldozer. Son succès est tel qu’il donne des sueurs froides à ses homologues égyptiens. En 1997, Miloud Chaabi a même droit aux honneurs de la presse cairote (le prestigieux quotidien Al Ahram en tête), qui s’interroge sur les origines de sa fortune. Il est accusé d’être proche des Frères musulmans, tandis que ses rapports avec la Libye sous embargo intriguent. C’est que les sommes brassées par Chaabi sont mirobolantes : 1,4 milliard de dirhams d´investissements en six mois, 830 millions de dirhams de bénéfices à la Bourse du Caire en un an. Aujourd’hui, Chaabi est partie prenante dans un gigantesque projet immobilier près du Caire, “Madinate Nasr”, une ville nouvelle de deux millions de logements. “Chaabi s’exporte très bien, son savoir-faire est reconnu sur tout le continent africain”, reconnaissent les milieux d’affaires. Il a d’ailleurs été le premier capitaine d’industrie marocain à investir en Afrique subsaharienne. Dès 1997, il injecte 50 millions de dirhams en Côte d’Ivoire dans une usine de fabrication de tubes en PVC. Actuellement, Ynna Holding compte différents projets, notamment dans le BTP et le tourisme, au Sénégal, au Gabon, en Mauritanie et au Mali. Le groupe est aussi en charge d’un gros projet de logement en Guinée équatoriale. Et l’Afrique ne lui suffisant plus, Chaabi attaque aussi l’Europe. Il est ainsi le premier producteur de tomates et de concombres en France. Même s’il ne parle pas un traître mot de français… et qu’il n’en fait absolument pas un complexe.

 

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