Hommage. Remember Bouanani

Poète, écrivain et cinéaste oublié, Ahmed Bouanani a beaucoup écrit, mais peu publié. A sa disparition, sa fille Touda a retrouvé des dizaines de textes, qu’elle tente aujourd’hui de faire éditer.

C’est l’histoire d’une mémoire qui a failli se perdre totalement. Quand, en 2006, un incendie a ravagé l’appartement rbati de Ahmed Bouanani, sa télévision a fondu, et il s’en est fallu de peu pour que tous ses manuscrits disparaissent. Heureusement, une grande partie d’entre eux a survécu aux flammes : plusieurs romans, et des dizaines de nouvelles et de poèmes, que sa fille Touda a découverts au lendemain de la mort du poète, en février 2011. Une œuvre conséquente, à trier et à faire connaître. C’est le nouveau combat de Touda Bouanani, vidéaste installée en France, pour lequel elle a décidé de rentrer au pays.

De son vivant, Ahmed Bouanani, né à Casablanca en 1938, est resté méconnu du grand public. Les fins cinéphiles le connaissent comme monteur du mythique film Wechma (1970), et comme réalisateur de l’expérimental long-métrage Le Mirage (1980), ou des courts-métrages Mémoire 14 (1970) et 6&12 (1968). On lui doit aussi les scénarios et les dialogues de deux films de Daoud Aoulad Syad, dont Cheval de vent (2001), un superbe road-movie à la marocaine, quasi philosophique.

Discret et subversif

Son œuvre littéraire est encore plus confidentielle. Abdellatif Laâbi la louait pourtant dans son Anthologie de la poésie marocaine (Ed. La Différence, 2005) : “Pétrie d’oralité, l’écriture de Bouanani parvient à insérer l’imaginaire et les raccourcis de la langue populaire dans une prose poétique [qui] s’avère redoutable pour dénoncer les cercles de l’oppression, fustiger l’irrationnel et en appeler à la résurrection d’un pays où l’on doit enfin penser à bâtir dans l’homme”.

Au corps défendant du lectorat, l’écrivain n’a publié que quatre ouvrages, restés confidentiels, n’ayant jamais fait l’objet d’un travail de communication digne de ce nom : un roman – L’Hôpital (Ed. Al Kalam, 1990) –, et trois recueils de poèmes – Les Persiennes (Ed. Stouky, 1980), Photogrammes (Ed. Avant-Quart, 1989) et Territoires de l’instant (Ed. La Croisée des Chemins, 1999). Dans son travail de cinéaste, Ahmed Bouanani a été bridé et censuré par le CCM : catalogué communiste, on lui a refusé de nombreux scénarios. La discrétion autour de son travail d’écriture s’explique plutôt par sa réticence à exhiber ses textes. “Comme disait Borges, moi j’écrivais pour moi-même et pour passer le temps”, confiait-il dans ces colonnes à l’été 2010. “Pour le publier, ses éditeurs ont dû lui arracher les manuscrits des mains”, rappelle aujourd’hui sa fille.

Un travail encyclopédique

Que renferment donc les archives secrètes de Ahmed Bouanani, dont personne ne connaissait l’ampleur, et qui s’entassent dans une foule de cartons dans son ancien appartement de Rabat ? Parmi ces dizaines de textes, intégralement manuscrits, émerge un ouvrage encyclopédique, dont la publication pourrait être utile aux chercheurs et étudiants du milieu du cinéma. Il s’agit d’une Histoire du cinéma marocain, de ses débuts à l’aube du XXème siècle – sous le protectorat – jusqu’en 1984. Aux côtés de descriptions de films et de biographies de réalisateurs, Bouanani y analyse l’instrumentalisation qui fut faite du cinéma à des fins politiques.

On y retrouve aussi le Voleur de Mémoire, une fresque en trois tomes, qui raconte, de manière romancée, l’histoire de la famille de l’écrivain, de la fin du XIXème à celle du XXème siècle. A travers le récit de la vie de personnages simples, d’origine modeste, elle donne un éclairage quasi sociologique sur cette époque de l’histoire du Maroc et le phénomène de l’exode rural. Depuis la tribu montagneuse berbère chassée de ses meilleures terres pour avoir tenté de se soulever contre le sultan, jusqu’à la vie citadine de l’époque moderne.

Demain, la reconnaissance ?

Cette somme littéraire, qui contient également plusieurs polars, Touda Bouanani se dédie aujourd’hui à la faire publier. “Si je ne le fais pas, elle disparaîtra”, justifie-t-elle. Et c’est toute la famille qui met la main à la pâte : sur la terrasse de l’immeuble, la mère, Naïma, a fait sécher les ouvrages que les pompiers avaient copieusement arrosés. Une tante saisit sur ordinateur des manuscrits par cahiers entiers. Touda classe et démarche. Elle a déjà obtenu des accords de principe auprès de deux maisons d’édition, l’une en France et l’autre au Maroc. D’ici la fin de l’année, toutes deux devraient rééditer L’Hôpital, le seul roman qu’a publié Ahmed Bouanani, aujourd’hui introuvable en librairie. Dans ce récit, inspiré d’un séjour dans un hôpital rbati où il soigna une tuberculose, Bouanani décrit un univers glauque, où l’humanité peine à survivre.

Parallèlement, la mémoire autour du travail cinématographique de Ahmed Bouanani s’est mise en marche. En un an, ses films ont été projetés dans une dizaine de festivals, au Maroc et à l’étranger, notamment dans deux des plus grands musées d’arts contemporains du monde, le Tate Modern de Londres, et le MoMa de New York. A l’automne prochain, le public aura l’occasion de découvrir Ahmed Bouanani de manière plus ludique, avec la sortie du documentaire que lui consacre le cinéaste Ali Essafi.

Gageons que ce n’est que le début de la reconnaissance posthume de ce grand écrivain oublié, au ton cru, parfois nostalgique, toujours sans concessions. Pour la beauté de ses poèmes et son engagement critique, Bouanani la mérite bien.

 

Extraits. Paroles de poète

“Vois-tu, nous avons d’abord bâti dans du sable, le vent a emporté le sable. Puis nous avons bâti dans du roc, la foudre a brisé le roc. Il faut qu’on pense sérieusement à bâtir, dans l’homme.” [Mon pays, extrait du recueil Les Persiennes]

“Le temps qui s’étire le temps / qui brasse silence et paresse / le vent qui gomme la jeunesse / ce royaume jamais content / Le silence s’égrène en chants / et la paresse en grenadille / un lézard en queue de faucille / est un rêve à double tranchant / Découpant le ciel en morceaux / une richesse ou une aumône / dans la chair de tous les berceaux / il est le printemps et l’automne / L’enfant s’y égare aisément / à peine est-il sur la grand’ route / que le dos du rêve se voûte / sans qu’il sache jamais comment.”  [Le Temps I, inédit]

“On a construit cet hôpital pour te guérir mon pote, te guérir de ta salle manie de vivre, de dégoiser d’interminables discours sur la mort et une vie mal digérée, mal goupillée, où mourra mille fois le petit vieux (…)” [Extrait du roman l’Hôpital]

 

 

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