Débat. Le PJD, le M20 et le Makhzen… Le triangle du pouvoir

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Taux de participation aux élections, victoire du parti islamiste, capacité d’Abdelilah Benkirane à gouverner, nouvelle carte du champ partisan, dialogue avec Al Adl Wal Ihsane et le M20…. Autant de sujets abordés par nos invités. Synthèse.

Comment analysez-vous les résultats des élections du 25 novembre ? 

Najib Chaouki : Pour le Mouvement du 20 février, l’appel au boycott des législatives a été largement suivi. La masse électorale réelle au Maroc dépasse 20 millions de personnes, mais seulement 6 millions ont voté. Pire encore, un million de personnes qui se sont rendus aux urnes ont choisi un vote de protestation puisqu’ils y ont mis des bulletins nuls. C’est un désaveu pour l’Etat et les partis politiques qui ont mené campagne pour ce scrutin. Le taux de participation ne dépasse donc pas les 24 %. Et le premier parti, en vérité, est celui des citoyens qui ont boycotté, suivi par celui de ceux qui ont voté blanc. Et ce n’est qu’en troisième position qu’on retrouve le PJD. Ainsi, ces élections ont de nouveau débouché sur une carte politique qui manque de légitimité populaire.

Omar Balafrej : Effectivement, nous ne sommes pas sortis de cette crise de manque de légitimité des institutions élues. Mais il faut relever que le processus du scrutin du 25 novembre a été moins opaque que celui du référendum constitutionnel. Et les Marocains, pour ceux qui ont voté, ont fait un choix massif pour le PJD qui a récolté plus de 20 % des voix. Les Marocains, à mon avis, ont fait un choix anti-G8 en votant pour les islamistes et c’est un vote qui dépasse la base électorale du PJD. C’est dans ce sens que je pense que ce parti a arraché, malgré tout, une certaine légitimité populaire.

Mustapha Miftah : Malheureusement, on ne dispose toujours pas des résultats détaillés par région et par ville pour approfondir l’analyse. Mais ce qui est frappant c’est qu’entre 2007 et aujourd’hui, les listes électorales comptent 2 millions de personnes en moins. Pourtant, la population éligible au vote n’a cessé d’augmenter. Notons aussi qu’une bonne partie des formations qui ont remporté ce scrutin a été contre le M20, contre une réelle réforme de la Constitution et contre le changement en général. On peut dès lors parler d’un vote sanction contre ces partis et contre le pouvoir auquel elles se sont alliées. Toutefois, je pense que le camp moderniste, démocrate et progressiste se trouve devant la meilleure configuration possible. C’est pour ce camp, l’occasion de relancer le débat au sujet des réformes profondes à lancer. Surtout que le M20 est toujours là et qu’il ne lâche pas prise.

Karim Tazi : Je regrette que certains, au sein du 20 février, s’arqueboutent sur leurs positions et continuent d’interpréter les événements sans la moindre objectivité. Il faut vraiment être de mauvaise foi pour prétendre que ce scrutin n’a pas marqué une rupture. Je ne pense pas que les 55 % qui n’ont pas voté aient tous répondu à l’appel au boycott du M20 et des forces politiques qui soutiennent cet appel au boycott. La vérité est que les Marocains, en 30 ans de scrutins truqués et sans enjeux, ont perdu confiance dans les processus électoraux et une certaine apathie a fini par s’installer. Mais je suis persuadé que beaucoup plus de citoyens se seraient dirigés aux urnes s’ils avaient su qu’une relative transparence allait être de mise le jour du scrutin. Ils ont du s’en mordre les doigts le lendemain matin. Cette fois encore, on a essayé d’influer sur le vote, mais non pas en manipulant les résultats, mais en amont via le G8 notamment. Et je crois que les gens qui sont allés voter PJD l’ont fait pour, justement, faire échouer cette tentative. Le G8 a été le plus beau cadeau politique qu’on pouvait faire au PJD.

Omar Iharchane : Les élections du 25 novembre ont été un non événement alors que l’événement, le vrai, était la victoire du PJD. Avec ce que vit le pays, le processus de préparation des élections aurait du être différent. Il devait être soustrait au ministère de l’Intérieur. Je dirai aussi que ni une nouvelle Constitution, ni les élections ne suffisent à elles seules pour instaurer une réelle démocratie. Tout ce processus nous fait déboucher sur un gouvernement et un Parlement qui manquent de légitimité alors que le M20 peut prétendre à cette légitimité au vu du nombre des citoyens qui prennent part à ses manifestations partout au Maroc.

K. Tazi : Ce scrutin nous apporte d’abord un acquis fondamental, celui de la réhabilitation du politique avec un grand P, puisque c’est un vrai parti politique qui a remporté les élections et non pas un parti de marionnettes. A quelques exceptions près, les technocrates parachutés par le palais ont méprisé les partis au sein desquels ils ont été parachutés et ont favorisé une culture du dénigrement du politique dans le sens noble du terme. Le PJD a un projet de société : je n’y adhère pas du tout mais il a un projet autour duquel il a construit des structures et une organisation et c’est la raison pour laquelle il a infligé une défaite cuisante à ses adversaires.

Il faut se féliciter de cette réhabilitation du politique et ce n’est pas parce qu’elle est l’œuvre d’un parti islamiste qu’il faut la rejeter. L’autre point très important est que c’est la première fois que la monarchie, qui ne tolère que très difficilement qu’un autre qu’elle dispose d’une réelle légitimité et d’une certaine popularité, accepte de diriger avec lui. Le M20 ne doit pas rester aveugle à ces évolutions, au risque d’aggraver sa marginalisation par la société.

N. Chaouki : Le M20 a arraché plusieurs acquis pour le peuple marocain. Le plus important à notre avis a été d’obliger la monarchie à réviser la constitution par référendum et ce n’était pas évident. Je dirai aussi que le mouvement de la rue a obligé l’Etat à s’abstenir de toute intervention flagrante le jour du scrutin. S’il n’y avait pas eu le M20 avec des marches dans 60 villes, la veille du scrutin, on n’aurait pas eu des élections relativement transparentes.

K. Tazi : J’étais parmi les premiers à saluer les immenses acquis arrachés grâce au M20. Mais il me semble que ce mouvement s’est égaré tout seul comme un grand, sans même l’intervention du Makhzen. Personne ne peut plus maintenant s’arroger le droit de parler au nom du peuple, il faut avoir l’humilité de l’admettre, comme il faut accepter que le peuple marocain est hostile à toute option explicitement ou implicitement révolutionnaire. Il me semble que les Marocains sont prêts à un processus graduel de réformes. Ne nous voilons pas la face : La plus grande mobilisation du M20, celle du 20 mars, a mobilisé 800 000 manifestants, c’est énorme, mais cela ne donne pas plus de légitimité au M20 qu’aux réformistes qui ont mobilisé 6 millions d’électeurs le 25 novembre.

O. Balafrej : La force du PJD est qu’il est clair idéologiquement, il détient une machine moderne et démocratique et il a été capable de présenter des visages et des personnalités qui jouissent de crédibilité. Un autre point important est à soulever : malgré les tentatives de certains lobbies de mettre en avant Saâd Eddine El Othmani, le roi a respecté les choix du PJD et du peuple en nommant comme Chef de gouvernement le Secrétaire général du parti, Abdelilah Benkirane. Je tiens à relever aussi qu’on a pour la première fois de notre histoire, un chef de gouvernement qui choisit une télé publique pour s’adresser aux Marocains, en darija, et pour aborder tous les sujets. Ce qui me chagrine par contre, c’est le fait que ma famille politique, la gauche, reste en dehors de cette transition en préparation.

M. Miftah : Il ne faut pas croire tout ce qu’on voit à la télé ! Pourquoi a-t-on accéléré la cadence pour adopter la Constitution, puis passer à des élections anticipées sitôt après ? Je pense que tout a été fait pour revenir à la situation d’avant le M20 et dire que le dossier est clos. C’était le véritable enjeu du Makhzen alors que le deuxième enjeu était de maintenir le statu quo au sein de la classe politique. Je crois qu’il ne faut pas perdre de vue le principal objectif : passer enfin à l’âge adulte de la démocratie au lieu de s’éterniser dans une transition qui n’en finit pas.

Pensez-vous que Abdelilah Benkirane et le PJD auront le courage politique de tenir tête au Makhzen ?

N. Chaouki : Abdelilah Benkirane n’est pas le premier chef de gouvernement à bénéficier de la supposée légitimité démocratique et populaire. Abderrahmane Youssoufi en 1998 a pris le même poste suite à une longue histoire de militantisme et après avoir gagné les élections. Et Abdelilah Benkirane, pour moi, est plus soumis au palais que son prédécesseur. N’oublions pas ses sorties médiatiques anti-M20 où il prétendait défendre la monarchie et la Commanderie des croyants. Pourtant, le Mouvement lui a rendu d’immenses services : Sans nous, il n’aurait jamais osé s’attaquer au PAM ou à Majidi dans ses discours populistes.

M. Miftah : Le M20 a été un véritable tsunami et quand il crie « écoute la voix du peuple !», il s’adresse au roi, au Makhzen, mais aussi à la classe politique. Mais lors de la préparation de la nouvelle Constitution, nous avons vu comment les partis politiques, PJD en tête, se sont ligués pour vider la réforme de son contenu. Je pense que ce parti n’a pas un programme de rupture, mais de continuité. Et si on ne s’inscrit pas en rupture avec les pratiques du Makhzen, rien ne pourra changer.

K. Tazi : On oublie que le Makhzen est composé de plusieurs factions et que le roi est souvent l’otage ces différentes forces. Il y a eu le discours du 9 mars, et je n’ai aucun doute sur sa sincérité, mais, par la suite le rapport de force a changé et les réactionnaires de tous bords ont repris du poil de la bête. On a eu de belles promesses et une nouvelle Constitution, mais on a eu aussi les boutchichis et les voyous qui ont investi la rue pour briser les voix du changement. Mais le 25 novembre est, malgré tout, une véritable rupture car pour la première fois la politique a repris ses droits. Ce résultat est également une gifle pour la gauche et pour ceux qui campent sur le « non » systématique et qui ont laissé l’initiative aux conservateurs.

O. Iharchane : La victoire du PJD a un goût d’inachevé. D’un côté, il a besoin d’alliances avec d’autres partis pour gouverner. D’un autre côté, le palais désigne trois nouveaux conseillers pour renforcer le fameux gouvernement de l’ombre. Le régime cherche -et réussit jusque-là- à gagner du temps surtout que le coût, avec le M20, n’est pas tellement exorbitant comme c’était le cas dans d’autres pays touchés par le printemps arabe. Et puis on sait que l’une des qualités principales du Makhzen est sa grande capacité d’acclimatation. Nous sommes dans un scénario de continuité avec les mêmes méthodes d’antan. La manœuvre consiste toujours à nous mettre face à un chef de gouvernement alors que les grandes décisions restent entre les mains du palais et de ses hommes. Le PJD aura-t-il par exemple le courage de remettre en cause les grands chantiers que supervise directement le sérail ? Pour ne pas lui faire un procès d’intention, je pense qu’il faut attendre le prochain gouvernement, les noms qui le composent et sa déclaration de politique générale. Et même lui laisser 100 jours comme délai de grâce. Mais en parallèle, le M20 doit continuer à manifester pour établir un certain équilibre et maintenir la pression.

O. Balafrej : Je suis aussi d’accord pour un délai de grâce de 100 jours à accorder au PJD. Cependant, je pense que la véritable problématique à poser est celle du contrat social. Même avec la croissance de ces dix dernières années, il y a eu une explosion des inégalités sociales. Les plus riches s’enrichissent davantage et de manière obscène. Les autres, au mieux, stagnent. Il faut avoir la volonté politique, ici et maintenant, de donner des signaux très forts pour remédier à cette situation et associer tout le monde au débat autour de ce contrat social et éventuellement commencer par l’impôt et un moratoire sur les grands chantiers.

M. Miftah : Je doute que le PJD puisse ouvrir le dossier des grands chantiers et des grandes affaires. Un promoteur immobilier proche d’eux avait essayé d’avoir leur appui pour mettre en place une commission d’enquête parlementaire sur le foncier de l’Etat. Il n’a trouvé aucun écho. Je pense que la force des islamistes au Maroc est d’avoir lu et compris Gramsci mieux que les gauchistes. Gramsci disait en substance : « Ce que tu ne peux pas faire en réalité, fais le en opération de communication ». Aujourd’hui, on a un chef de gouvernement populiste et le peuple a de l’attrait pour le populisme. Abdelilah Benkirane n’est pas tendre avec ses rivaux politiques et souvenez-vous de tout ce qu’il a dit à propos du M20 par exemple ou à propos des festivals. Mais aujourd’hui, je pense qu’il est en train d’apprendre à se retenir.

K. Tazi : Abdelilah Benkirane n’est pas le PJD à lui tout seul et le PJD n’est pas Abdelilah Benkirane. Le PJD est un vrai parti, un arbre qui a des racines profondes. C’est un parti qui a un fonctionnement totalement démocratique et c’est pour cela qu’il sera moins difficile à manipuler que les autres, même si leur intention sincère est d’essayer de gouverner en bonne intelligence avec le Palais. A deux reprises, avant les élections, le secrétaire général du PJD m’a dit qu’il ne fallait pas compter sur lui pour une confrontation avec le roi. Par contre, il m’a précisé que, s’il subissait des pressions, il allait remettre les clés et s’en aller. Je lui ai répondu que personne ne lui demande de se confronter au Palais mais seulement d’affirmer et de défendre l’indépendance de l’exécutif. Si celle-ci était menacée, le simple fait de démissionner serait un acte de courage historique et on ne pourra pas lui demander plus que cela. Le premier test de ce courage se verra à l’occasion du choix du ministre de l’intérieur. Espérons que Benkirane se souviendra de l’erreur fatale faite par Youssoufi et sera ferme sur les ministres dit « de souveraineté ». En attendant, il faut que le M20 évite les procès d’intention et accorde au PJD au moins 100 jours ! Si le PJD « se couche » devant le Palais, alors là on aura toutes les raisons de revenir dans la rue.

N. Chaouki : Le dilemme est simple. Du moment qu’il y a élections, on a toujours et fatalement un parti qui les remporte. Pour le M20, que ce soit le PJD ou un autre parti cela ne change rien. Nos revendications restent les mêmes, à savoir en finir avec le despotisme et la corruption. Le PJD serait-il capable de contrôler les grands marchés de l’Etat passés hors du circuit habituel ? Aurait-il le courage de remettre en cause un accord passé entre Nicolas Sarkozy et Mohammed VI au profit d’une firme française ? J’en doute parce que le Chef du gouvernement est un simple exécutant alors que le vrai pouvoir est entre les mains du roi. Et aussi parce que le rôle du Conseil des ministres reste prépondérant au détriment du Conseil de gouvernement. Personnellement, je n’attends rien des islamistes et le PJD est une aubaine pour le M20 dans ce sens où c’est la dernière carte entre les mains du Makhzen.

Pensez-vous que maintenant que le PJD est aux affaires, les revendications du M20 pourraient être satisfaites ?

O. Iharchane : J’espère que le PJD aura le courage de reprendre à son compte une vraie révision de la Constitution. Et rien ne nous empêche de le faire puisque nous avons déjà eu deux réformes successives en 1970 et 1972. J’espère aussi voir le PJD, non pas remettre en cause les grands chantiers, mais demander à ce qu’ils fassent l’objet d’un examen au Parlement. J’espère enfin que le parti aura le courage de mettre la personne qu’il faut au ministère de l’Intérieur parce que c’est ce ministère qui est responsable de la corruption, y compris la corruption de la classe politique au sens large du terme. Mais, nous avons déjà vu Abdelilah Benkirane faire marche arrière par rapport à ses premières déclarations dès, qu’ici et là, les partis susceptibles de composer une majorité avec lui ont commencé à mettre sur la table leurs conditions. Il a initialement promis un gouvernement rajeuni, ramassé et renouvelé mais là, il semble avoir revu ses ambitions à la baisse.

M. Miftah : Le PJD a un programme antinomique avec les attentes de la société à savoir la citoyenneté. Le parti islamiste a une trajectoire et des positions connues. En interdisant les militants de son parti de descendre avec le Mouvement du 20 février et en soutenant la dernière constitution, le parti a montré des signes de soumission et de faiblesse envers le régime. Car au-delà des grands chantiers (la croissance économique, l’inflation…) le débat est aussi politique.

N. Chaouki : Nos revendications sont connues depuis le 20 février et nous continuerons de faire pression sur l’Etat jusqu’à obtenir satisfaction. Certes l’Etat n’a pas fait complètement la sourde oreille, mais sa réponse a été partielle, voir au compte-gouttes : il a lâché quelques détenus d’opinion, mais il en reste plusieurs derrière les barreaux (18 militants du M20, les salafistes, Rachid Niny…). Donc il y a des acquis, mais ce n’est pas suffisant. En réalité, c’est une manière du régime de détourner les revendications du M20. Je le répète, nous ne sommes pas des nihilistes : il y a eu des acquis. Sans le M20, la nouvelle constitution n’aurait pas eu lieu, les élections auraient pu se dérouler dans des conditions moins transparentes avec un éventuel sacre du G8. Alors si aujourd’hui le PJD entame le processus de réformes, nous serons à ses côtés. Mais s’il se range du côté du palais pour servir les intérêts de la monarchie, nous serons contre. Nous ne lâcherons pas sur nos revendications de faire tomber le despotisme et combattre la corruption.

K. Tazi : Le M20 se définit exclusivement comme un mouvement de protestation. C’est bien un temps, au -delà les opinions se lassent et réclament du concret. En Tunisie ou en Egypte, les revendications ont été claires : en finir avec Ben Ali et Moubarak.  Les revendications du M20 doivent être plus concrètes, plus compréhensibles pour l’opinion publique. “Iskat al fassad” et “Iskat al istibdad” sont de beaux slogans, mais concrètement comment s’y prend on? Quelles sont les dix mesures qui peuvent enclencher le démantèlement de l’économie de rente? Il faut les énumérer et se battre pour les obtenir. J’ai l’impression qu’en gardant ses objectifs flous, et une attitude systématiquement “contre” le M20 s’est progressivement mis hors-jeu. C’est dommage car le Maroc doit beaucoup à ce mouvement.

O. Balafraj : Il y a des actions précises qui peuvent être mis en œuvre dans les 100 premiers jours et qui ont un rapport avec la transparence. Primo, la déclaration de patrimoine de tous les ministres et responsables d’administration. Deusio, sur le plan politique, l’inscription automatique des personnes en âge de voter dans les listes électorales pour en finir avec le manque de représentativité de ce corps électoral. Et tertio, un moratoire sur les grands chantiers. Sur ce point, il ne s’agit pas de les arrêter, mais que ces grands projets (TGV, Plan Maroc vert..) soient soumis au parlement et au Conseil économique et social pour évaluation. Car cela touche le despotisme économique qui est beaucoup plus grave que le despotisme politique, puisqu’il hypothèque l’avenir des générations à venir. Ces mesures demandent un grand courage et seront un premier test pour le gouvernement de Benkirane.

K. Tazi. : Effectivement, il faut des propositions concrètes dans ce sens. Par exemple, trouver les moyens de contrôler le foncier au Maroc qui est le principal moyen d’octroi de rentes et d’enrichissement vertigineux.

O. Aherchane : Le M20 est une force de contestation au sein de laquelle il y a des organismes de soutien qui doivent en principe avoir cette force de proposition. En supposant que nous sommes en phase de transition, le risque de régression persiste. La principale garantie de cette « transition » est donc la veille populaire qui, normalement, échoit à la société civile mais cette dernière a été étouffée par le régime. Du coup, le mouvement de contestation a toutes les raisons de continuer. Notre but est de faire tomber le despotisme. Comment ? Par la contestation pacifique et de façon graduelle. Les slogans qui sont scandés dans les marches font l’unanimité entre les composantes du M20. La lutte contre l’abus de pouvoir, la transparence dans les appels d’offre publics, la bonne gestion des deniers publics… ce sont des objectifs qui nous rassemblent tous. Si on quitte les rues, le risque de régression est grand et les signes ne manquent pas : Rappelez-vous, après le discours du 9 mars et même après le vote de la constitution, les autorités ont continué de tabasser les manifestants.

M. Miftah : Le M20 a une grande qualité : il ne demande pas la permission pour exprimer son point de vue. Parce que revendiquer c’est respirer. Et on ne peut pas demander une permission pour remplir ses poumons d’air frais. Pour revenir au PJD, il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas d’un parti nouveau. Il existait déjà et son projet de société est plus ou moins connu. Il ne faut pas oublier qu’il a pesé de tous son poids pour avorter le Plan d’intégration de la femme qui visait à donner à nos mères, nos filles et nos femmes la place qu’elles méritent. C’est une position rétrograde qu’on ne peut pas partager.

 

FICHES

Omar Balafrej : Directeur général du Technopark et président de la Fondation Abderrahim Bouabid, il a milité au parti socialiste dès son plus jeune âge. Mais il a fini par démissionner de l’USFP qui ne cadre plus avec ses idéaux. Aujourd’hui, il appelle à un sursaut de la gauche, la vraie.

Najib Chaouki : Diplômé en économie politique de l’institut supérieur de Kaiserslautern (Allemagne), il rentre au pays où il devient journaliste. Il est parmi les fondateurs du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles. Mais il est aussi parmi les premiers à lancer l’appel à manifester, le 20 février 2011. C’est un des jeunes les plus en vue du M20.

Omar Iharchane : Il est l’un des plus jeunes membres du Cercle politique d’Al Adl Wal Ihsane, bras politique de la Jamaâ du cheikh Yacine. Directeur d’un centre de recherches interne à l’association, il vient d’obtenir un doctorat en sciences de l’administration. Il sert, quelque part, d’interface entre Al Adl et le M20.

Mustapha Miftah : Directeur délégué de la Fédération du bâtiment, il est également membre de plusieurs instances comme Transparecy International. C’est  à ce titre qu’il siège au sein de la commission exécutive de l’Instance de lutte contre la corruption. Ancien militant de l’UNEM, M. Miftah est aussi membre dirigeant du PSU, un parti qui a appelé au boycott.

Karim Tazi : Homme d’affaires engagé dans l’associatif, il est le fondateur de la Banque Alimentaire. Réputé pour ne pas avoir peur des mots, il a été l’un des premiers soutiens du M20. Aujourd’hui, il prend quelque distance et appelle tout le monde à faire son autocritique sans rien céder sur l’essentiel.

 

Alliances. La gauche cherche sa place

A la lumière de la coalition gouvernementale qui se profile, quelle nouvelle lecture peut-on faire du champ partisan ?

Omar Balafraj : Je pense qu’il y a des chances pour que le PJD et l’Istiqlal se transforment en l’équivalent des chrétiens démocrates après la deuxième guerre mondiale. A cette époque, il y avait une situation où la religion était très forte en Europe. L’Eglise a décidé de jouer le jeu de la démocratie et les résultats étaient concluants. Il y a aussi des chances qu’un vrai pôle libéral voit le jour avec le PAM, le RNI et peut-être même l’USFP. Parce que si on voit la physionomie de la plupart des élus du parti de la rose, ils n’ont rien à voir avec les hommes de gauche. Les gens qui dirigent ce parti sont des notables.

Mustapha Miftah : Un des grands drames au Maroc est que nous n’avons pas un pôle libéral. La liberté d’entreprendre et la libre concurrence n’ont jamais existé. La gauche a aussi un problème : nous avons toujours considéré que l’opposition est un projet en soi. Sauf que les gens ne vous suivent pas si vous n’avez pas un projet qui fait rêver. Le PSU essaye de faire son autocritique. Nous sommes conscients que souvent notre projet n’est pas lisible : Nous nous adressons à nous mêmes et non au peuple. Nous ne pouvons pas être un parti moderne qui défend la citoyenneté et ne pas être l’exemple de la société. Après le 25 novembre je crois que nous sommes dos au mur et nous devons réagir.

Karim Tazi : J’espère que le PAM, le RNI, l’UC et le MP vont finir par se regrouper pour constituer un bloc féodal. Je dis bien féodal car aucun de ces partis ne peut se prétendre libéral. En face, il peut y avoir un bloc conservateur mais démocratique, autour du PJD et de l’Istiqlal. Le plus effrayant c’est qu’il n’y a plus de gauche, c’est-à-dire plus de partis qui défendent un projet de société exprimant les valeurs d’une gauche marocaine au début du 21ème siècle. Celles qui visent de permettre à la femme de libérer le formidable potentiel économique social qui est le sien et dont le Maroc a cruellement besoin. Celles qui ambitionnent de réhabiliter les services publics et d’en faire la richesse de ceux qui n’ont pas de richesse. Celles qui visent à faire de la culture le principal rempart contre toutes les formes de barbarie qu’elles soient matérialistes ou obscurantistes.

O. Balafraj : La gauche a certainement besoin de clarifier ses positions et doit avoir une vision. Mais il y a des sujets qu’on ne traite pas. Par exemple l’impôt sur la succession, ou l’import sur l’agriculture. Sur ces sujets, il y a des lignes de fractures. Et à travers ces lignes on verra le modèle de société de chaque bloc. Car aujourd’hui, le problème est celui du contrat social. La classe moyenne par exemple ne croit pas en ses institutions.

Omar Iherchane : La base des alliances politiques doit être revu. On l’a vu, des alliances contre-nature comme le G8 ou même la koutla n’ont pas pu tenir longtemps. Il faut donc respecter l’équilibre dans la société, avoir une clarté dans les positions et regagner la confiance des citoyens.

 

Dialogue. Le M20 et Al Adl veulent des garanties

Abdelilah Benkirane a émis le souhait de voir la Jamaâ se transformer en parti politique. Est-ce aujourd’hui envisageable ?  

Omar Iherchane. Al Adl n’a jamais refusé le dialogue. D’ailleurs Abderahmane El Youssoufi était le premier à lancer des ponts avec nous notamment via un de ses conseillers. Mais nous sommes convaincus qu’un chef de gouvernement ne réglera pas la question de la Jamaâ. Car elle ne se résume pas à la seule création d’une formation politique. Si on veut créer un parti, nous pouvons le faire dès demain et personne ne pourra nous arrêter. D’ailleurs sur le plan juridique, rien ne nous empêche puisque nous avons la qualité d’association à caractère politique. Mais nous refusons par principe car le dialogue avec le régime est de nature à le légitimer. Nos conditions pour dialoguer sont connues et se résument ainsi : une réelle ouverture du champ politique, une vraie alternance sur le pouvoir qui ne peut être possible que si celui qui gouverne dispose de véritables prérogatives et enfin, des élections transparentes qui donnent des résultats crédibles.

Benkirane a dit qu’il recevra le M20. Êtres-vous prêts pour le rencontrer ? 

Najib Chaouki : Nous n’avons pas de confiance dans le régime. Même si c’est le roi qui nous invite, nous ne répondrons pas à l’invitation. D’abord, il faut regagner notre confiance. Comment ? En relâchant les militants du M20 et à leur tête le rappeur Al Haked, en ouvrant une enquête sur les 9 martyres du mouvement, en nous donnant le droit d’accès à la télévision publique, en garantissant la liberté de manifester et de constituer des associations et des partis, en ouvrant les dossiers de la corruption (donner suite aux rapports de la Cour des comptes par exemple)… ce sont là des mesures à prendre rapidement. Si ces conditions ne sont pas réunies, nous ne pouvons pas ouvrir un dialogue avec le chef du gouvernement.

 

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