La justice, l’armée, la religion… le roi contrôle déjà tous les piliers du pouvoir. Et avec cette nouvelle loi fixant la liste des entreprises publiques stratégiques, il verrouille définitivement son contrôle sur l’économie. Analyse.
Mardi 7 février, Mohammed VI préside le premier Conseil des ministres du gouvernement de Abdelilah Benkirane. Pour 22 ministres sur 31, ceux qui n’ont jamais été aux affaires, c’est la première séance de travail qu’ils tiennent avec le roi. Un grand jour ! Car se mettre autour d’une table avec le chef de l’Etat est un privilège. Un moment précieux et sacré dont rien ne doit filtrer, si ce n’est les images classiques des chaînes nationales et la très officielle dépêche de la MAP, relatant le communiqué solennel du cabinet royal. Plusieurs ministres contactés n’ont pas souhaité raconter le déroulement de ce Conseil, étape cruciale dans le circuit législatif. Ni même commenter ouvertement le résultat de ses délibérations. Pourtant, sur l’ordre du jour de cette réunion était inscrit un point (au moins) d’une extrême importance : “Projet de loi organique n°02-12 pris pour l’application des dispositions des deux articles 49 et 92 de la constitution” (sic). Derrière cette formulation administrative indéchiffrable, se cache un texte de loi loin d’être anodin. Il partage le pouvoir de nomination, dans les hautes fonctions du secteur public, entre le roi et le Chef de gouvernement.
Rendre au roi ce qui appartient au roi…
Ce projet de loi organique, en fait, détermine, dans la longue liste des établissements et entreprises publics (EEP), ceux jugés stratégiques. Leurs patrons sont nommés en Conseil des ministres, présidé par le roi en personne, tandis que pour les autres structures (a priori jugées moins stratégiques), les responsables sont directement désignés par le Chef de l’Exécutif sans besoin du sceau royal. Cette liste est donc un baromètre de la marge de manœuvre dont dispose le gouvernement de Abdelilah Benkirane. Ces offices, agences, sociétés et autres EEP sont en effet le fer de lance dans la conduite des politiques publiques. C’est à travers ces organismes que des programmes sont mis en exécution, des chantiers sont lancés, et de grands engagements financiers sont pris.
Et la répartition qui ressort de ce projet de loi est nettement à l’avantage de la monarchie (voir infographie). Le roi garde la main haute sur les fleurons du secteur public : OCP, RAM, SNRT, CDG, ONCF, CNSS, BCP, Al Omrane… Autant de sigles familiers pour les Marocains. De grosses structures publiques qui rapportent beaucoup d’argent à l’Etat, et qui mobilisent d’importants fonds publics dans leurs investissements. D’ailleurs, dans le top 10 -sur la base du chiffre d’affaires – du portefeuille public, neuf structures restent entre les mains du monarque. Il n’y a que la Caisse marocaine des retraites (CMR) qui fait exception dans cette « short list » des entreprises marchandes. Et encore, la CMR en question fait partie de ces caisses de notre système de retraite chancelant, en proie à des difficultés à peu près insurmontables.
Le gouvernement n’a d’ailleurs hérité que d’établissements plutôt “compliqués”, pour ne citer que la Caisse de compensation ou les centres hospitaliers universitaires. Rien de “prestigieux”, donc, à se mettre sous la dent, si ce n’est quelques rares administrations comme l’Office du tourisme, le gendarme du marché financier (CDVM), le Centre cinématographique marocain ou encore l’Agence pour le développement des investissements.
La centaine d’autres établissements et entreprises publics sont, pour leur majorité, des structures de deuxième division : elles opèrent dans des secteurs sensibles et hautement problématiques comme la santé, l’éducation, l’agriculture ou l’exportation, mais elles ne disposent pas de suffisamment de moyens pour relever de grands défis… En résumé, donc, le roi conserve les entreprises les plus prestigieuses, les plus visibles et les plus influentes. Il concède par contre au gouvernement les secteurs à problèmes, les coquilles vides et, excusez l’expression, les canards boiteux.
Rien de grave pour le PJD
Bien évidemment, l’équipe Benkirane cherche à minimiser la portée symbolique et les conséquences opérationnelles de cette répartition inéquitable des pouvoirs. Aziz Rabbah, dans ses déclarations à la presse, se réjouit du nombre de 500 entreprises qui sont entre les mains de l’Exécutif. Mais le ministre du Transport omet de souligner que dans son département, par exemple, il n’obtient la tutelle que de la Caisse pour le financement routier, dédiée aux “routes rurales”, alors que les gros calibres (Autoroutes du Maroc, Office des aéroports, etc.) restent sous supervision royale. Et puis, la majorité des 500 établissements auxquels il fait référence étaient déjà sous contrôle gouvernemental. L’avancée démocratique se révèle alors sous son vrai jour : minime, à la limite insignifiante.
Pour dédramatiser le déséquilibre qu’implique cette loi, le porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi, préfère nous rappeler le texte de la Constitution : “La nomination à ces hauts postes en Conseil des ministres se fait sur proposition du Chef du gouvernement et à l’initiative du ministre concerné”. Faut-il comprendre que le roi ne fait que présider ce Conseil et donner sa bénédiction aux propositions de ses ministres ? Ne cherche-t-il à aucun moment à les influencer ? Ses différents conseillers, présents en force dans le sas de cette imposante salle du trône, se limiteraient donc au simple rôle de figurants ? Quid de la nomination de Bouchaïb Rmail (à la tête de la Sûreté nationale), la première à transiter par ce nouveau circuit du Conseil des ministres ? Comment s’est-elle déroulée ? Est-ce que Benkirane a réellement proposé Rmail ou, beaucoup plus vraisemblable, lui a-t-on soufflé son nom au dernier moment ? Le Chef du gouvernement l’a-t-il au moins approché avant l’annonce de sa nomination, ne serait-ce que pour le sonder quant à sa disposition à devenir le patron de la police ? “Ce qui est certain, c’est que le Chef du gouvernement est convaincu des compétences de M. Rmail et qu’il a été proposé par le ministre de l’Intérieur”, se contente de nous expliquer Mustapha El Khalfi. Une manière de botter en touche, en somme.
Initiative gouvernementale ?
à en croire le porte-parole du gouvernement, le projet de loi sur les nominations aurait été une initiative gouvernementale. “C’est le département chargé de la Fonction publique qui a élaboré ce texte et il a été distribué aux ministres suffisamment à l’avance pour l’examiner”, nous assure-t-il. Pourtant, tout laisse croire que le Conseil de gouvernement qui a débattu de ce projet de loi a été décidé dans la précipitation. Le site de la primature, qui a l’habitude de diffuser un ordre du jour de ces Conseils, ne contient pas de convocation pour ce mardi 7 février. Seule trace, passée presque inaperçue, d’un conclave de l’équipe Benkirane : le communiqué du Secrétariat général du gouvernement, tenu par le technocrate Driss Dahak, daté du 5 février… Un dimanche !
Cette impatience du gouvernement à produire une loi aussi importante est pour le moins curieuse. Il aurait pu commencer son travail législatif par la production d’autres textes. Et il n’avait que l’embarras du choix. Par exemple, la loi organique traitant de “l’organisation et la conduite des travaux du gouvernement, au statut de ses membres et aux cas d’incompatibilité avec la fonction de ministre” paraît nettement plus pertinente, venant de la part de cette nouvelle équipe de l’Exécutif, qui prétend vouloir changer le mode de gouvernance. Au lieu de cela, Benkirane et son équipe ont choisi d’accoucher -moins d’un mois après l’investiture- d’un texte juridique qui pèse des milliards dans la balance du pouvoir. Et c’est, au bas mot, une erreur de débutants. “Il ne faut pas oublier que le PJD découvre à peine les fonctions au plus haut niveau de l’Etat. Ils ont été pris de court par le Palais, nettement plus rodé au jeu du pouvoir. Et dans la politique, l’avantage est souvent à celui qui prend les devants”, nous explique un observateur.
La fameuse loi devra, malgré tout, franchir une dernière étape avant son entrée en vigueur : la présentation au parlement. Une commission d’élus sera chargée de l’étudier en profondeur, pendant au moins 10 jours, avant de la soumettre au vote en séance plénière. Même si elle risque de passer comme une lettre à la poste, l’opposition ne devrait pas rater l’occasion de fustiger Benkirane et son gouvernement. “On ne va pas se gêner pour demander au gouvernement de nous expliquer sur quels critères ce classement des entreprises publiques a été fait”, nous annonce un élu socialiste, aujourd’hui dans l’opposition.
Aveu d’incompétence
Ce pouvoir de nomination était, en fait, un des derniers bastions à défendre pour espérer un passage de témoin effectif entre la monarchie et l’Exécutif. Car dans la nouvelle Constitution, le roi conserve toutes ses prérogatives : il est toujours Commandeur des croyants, chef suprême de l’armée, président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et de la Cour constitutionnelle. Il ne restait donc plus que la porte entrouverte par cet article 49 de la Constitution. Si celui-ci verrouille clairement la nomination, en Conseil des ministres, du patron de Bank Al-Maghrib, des walis, des gouverneurs et des ambassadeurs, il laissait les autres postes “disputables” au Conseil de gouvernement. Mais, au final, le gouvernement PJD s’est montré peu ambitieux. Il n’a pas eu l’audace de “gratter” pour rogner un peu plus sur les pouvoirs de Mohammed VI. “Nous ne sommes là ni pour marchander ni pour nous opposer à l’institution monarchique”, rétorque mollement Mustapha El Khalfi. Comprenez, on ne négocie pas avec le roi.
En laissant presque tout entre les mains du roi, Benkirane fait preuve d’une timidité extrême. Et c’est tout sauf surprenant. Déjà, dans le long feuilleton de tractations qui a mené à la distribution des portefeuilles ministériels, le parti gagnant des élections a “sacrifié” des secteurs sociaux sensibles (santé, habitat…) sans broncher. “Le PJD n’a pas les épaules assez larges pour porter toutes les responsabilités, fait remarquer un commis de l’Etat. Il n’est même pas certain qu’il dispose de suffisamment de femmes et d’hommes pour occuper les hautes fonctions dans les établissements publics. Et on ne peut pas laisser ces établissements stratégiques entre leurs mains…”.
Grands patrons. Le roi nomme…et révoque aussi Un haut commis de l’Etat n’est jamais viré, il est toujours remplacé. Quand il devient indésirable, il est mis sur le banc en attendant de lui trouver un successeur. Et ça peut prendre de longs mois, avant que le nouvel heureux élu ne soit désigné. Un des derniers exemples en date est sans doute celui de Ali Bouzerda, ancien patron de la MAP, qui, au lendemain d’une visite royale à New York (septembre 2010), a été prié de rester chez lui. Ce n’est que 9 mois plus tard qu’un nouveau boss a pris ses fonctions à la tête de l’agence officielle. Même si c’est rare, il arrive aussi qu’un grand patron en chasse un autre. Et de manière surprenante. On se rappelle toujours de l’ancien patron de la CDG, Mustapha Bakkoury, qui, en juin 2009, avait appris… par texto qu’on lui avait désigné un successeur. Alors qu’il était en pleine cérémonie de remise de diplômes à l’université Al Akhawayn ! Même les ministres de tutelle, qui président généralement les conseils d’administration de ces établissements, n’étaient jusque-là pas forcément mis au parfum de tels changements. Avec la nouvelle Constitution, ce n’est plus possible. Grâce au passage obligé par le Conseil des ministres, tout le gouvernement est mis au courant. Théoriquement, ce sont ses membres qui sont censés prendre l’initiative de proposer les noms des dirigeants des établissements et entreprises publics dépendant de leurs départements. Ils sont validés par le Chef du gouvernement qui, à son tour, les soumet à l’approbation royale. Alors Benkirane va-t-il oser jouer cette carte constitutionnelle, et d’arriver au prochain Conseil des ministres avec une longue liste de nouveaux patrons ? Il a tout intérêt à le faire. Benkirane pourrait en effet réussir un coup double : montrer qu’il est déterminé à user de tous ses pouvoirs constitutionnels, mais aussi compenser le manque de représentation féminine dans son équipe en proposant, pourquoi pas, une femme à la tête d’un établissement public. |
Rapports de force. On sentait le coup venir… “Le renforcement du statut du Premier ministre en tant que chef d’un pouvoir exécutif effectif, et pleinement responsable du gouvernement, de l’administration publique…”. Voilà comment Mohammed VI, dans son discours historique du 9 mars 2011, annonçant une réforme constitutionnelle, évoquait la question de partage des pouvoirs. Depuis, on l’a vu, les choses ont bien changé. Les rapports de force aussi. Les propositions des partis politiques sur le texte constitutionnel ayant été très timides, on pouvait dès lors imaginer que le Palais n’allait pas lâcher grand-chose de ses prérogatives. Une réaction légitime de la part de tout acteur politique : pourquoi faire un cadeau à des “adversaires” qui vous caressent déjà dans le sens du poil ? Et aujourd’hui encore, le roi continue de saisir la moindre occasion pour démontrer que l’Etat, et le pouvoir, c’est lui. Et que pour “empiéter” sur ses plates-bandes, il va falloir se lever tôt. Au lendemain même de la nomination de Abdelilah Benkirane -et alors que celui-ci était à peine en train de négocier la formation d’une majorité-, le Chef du gouvernement s’est fait doubler avec la désignation de 28 nouveaux ambassadeurs, tous nommés directement par le roi et sans passer par la case Conseil des ministres. Même pour la formation du gouvernement, Benkirane a dû accepter d’ouvrir son équipe à des technocrates du Palais qui occupent des départements stratégiques, dont le tout-puissant Secrétariat général du gouvernement, par lequel transitent tous les textes législatifs. Cette dernière loi sur les établissements publics n’est donc pas la première couleuvre avalée par le Chef du gouvernement. Sera-t-elle la dernière ? Tout porte à croire que non… |
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer