Réforme. La monarchie en question

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Pouvoirs du roi, son implication dans le business, signaux attendus du palais, mobilisation dans la rue, travail de la commission de réforme de la Constitution… quatre acteurs de différents horizons nous livrent leurs impressions. Débat.

 

Qui sont-ils ? 
Abdellah El Harrif
Secrétaire général du parti Annahj Addimocrati, il est l’un des derniers détenus politiques d’Ilal Amam à avoir quitté les geôles de Hassan II. Cet ancien marxiste-léniniste représente, avec son parti, cette aile de la gauche radicale qui refuse tout dialogue avec le Makhzen.
Mohamed Aghnaj
Agé de 39 ans, il est membre d’Al Adl Wal Ihsane depuis vingt ans. Il s’occupe du comité des droits de l’homme au sein de la Jamaâ et exerce en tant qu’avocat à Casablanca.
Omar Balafrej
Président de la Fondation Bouabid, il fait partie de cette jeunesse qui aspire au renouvellement de la gauche au Maroc. Il a été élu en 2003 conseiller municipal à Ifrane sous les couleurs de l’USFP, qu’il vient de quitter pour “désaccord sur la ligne politique”.
Toumader Aouidi
Membre active du Mouvement du 20 février à Casablanca, Toumader a 25 ans. En parallèle de ses études en médecine dentaire, elle est aussi une militante de l’AMDH.

 

 

La mobilisation de la rue doit-elle continuer ?
Toumader Aouidi :
 C’est clair. Le Mouvement du 20 février n’a pas encore atteint tous ses objectifs. La mobilisation doit continuer et va continuer. Mais de manière différente. Notre but aujourd’hui est de mobiliser plus de monde, nous voulons atteindre des gens qui ne sont pas encore sortis dans la rue. Notre prochaine cible sera les quartiers populaires. C’est là où les vrais maux de la société existent.
Abdellah El Harrif : Le mouvement vient seulement de commencer. Il faut que d’autres gens sortent. On n’a pas encore vu les syndicats, par exemple, qui devront d’ailleurs avoir un rôle capital dans la mobilisation des foules. Il n’y a qu’à voir les exemples tunisien ou égyptien pour s’en rendre compte. L’intervention de l’UGTT en Tunisie a été décisive dans le renversement du régime de Ben Ali. Idem pour les dockers du canal de Suez en Egypte. Il faut donc mobiliser plus de gens, pour que les aspirations des jeunes ne soient pas trahies. Et on connaît très bien le Makhzen et son histoire. Il a une très longue expérience dans le détournement des réformes. Il ne faut donc pas se laisser faire. Il faut maintenir la pression. 
Mohamed Aghnaj : On doit évidemment maintenir la pression sur le pouvoir, et même l’élever d’un cran. Le mouvement ne doit pas s’arrêter là. Al Adl continuera aussi de soutenir le Mouvement du 20 février, tout en respectant ses revendications et ses slogans. 
Omar Balafrej : Je ne veux pas faire dans le béni-oui-ouisme, mais il faut dire que le discours du roi a été un tournant. C’est une victoire pour le Mouvement du 20 février. Cela dit, il faut maintenir la mobilisation de la rue. Et j’irai même plus loin en disant que le mouvement ne doit jamais s’arrêter. Car la démocratie n’est pas un but en soi. C’est le seul moyen de permettre à une société de se développer, d’être homogène et solidaire. Il faut donc se mobiliser davantage, mais repenser et développer le discours et les revendications à moyen et long termes.
A. EL Harrif : Je n’ai pas dit que rien n’a été accompli. Le mouvement a déjà arraché des choses. La réforme promise par le roi est déjà un acquis. On ne le nie pas. Mais il ne faut pas non plus s’endormir sur ses lauriers. La pression doit continuer et il faut rester très vigilant, car le Makhzen nous a appris, de par son histoire, à ne pas trop le prendre au sérieux. Combien de fois on a eu des promesses de démocratisation, de réconciliation, mais rien n’a été fait. Et cela me rend sceptique par rapport au processus de changement qui est lancé aujourd’hui. Les institutions n’ont jamais rien fait jusque-là, le changement ne peut donc se faire à l’intérieur du système. 

Quels sont les signaux qui doivent être envoyés aujourd’hui par le Palais pour gagner la confiance de la rue ?
O. Balafrej : 
Je pense qu’il y a déjà un signal fort qui a été envoyé. C’est celui de l’ouverture des médias publics. Ce n’est pas encore au niveau de nos aspirations, mais il y a un effort qui a été fait, et il faut le reconnaître. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut ouvrir davantage le champ médiatique pour permettre à des formations comme Annahj ou Al Adl de s’exprimer librement, de présenter leur projet de société… La télé doit programmer d’urgence des émissions politiques au quotidien. Les Marocains ont soif de débat. Autre signal qui doit être émis d’urgence : écarter les symboles du Makhzen. Je pense particulièrement à deux personnes, Mounir Majidi et Fouad Ali El Himma. Ils sont bien sûr une dizaine, mais ces deux messieurs cristallisent à eux seuls toutes les pratiques makhzéniennes que nous devons dépasser aujourd’hui.
T. Aouidi : Nos revendications sont claires : on demande une monarchie parlementaire. On n’a aucune confiance dans la commission chargée de la réforme constitutionnelle. Comment voulez-vous qu’on ait confiance en ce processus alors qu’on nous a tabassés quatre jours seulement après le discours du roi ? Il faut dissoudre le parlement et le gouvernement, car ces deux corps ne représentent pas le peuple marocain. Ce sera ça le vrai signal fort. 
M. Aghnaj : Je me demande si la Constitution actuelle a un réel pouvoir constituant. Ma réponse est non. C’est un texte taillé sur mesure par la monarchie et pour la monarchie. On a besoin aujourd’hui d’un vrai dialogue social sur ce texte. Je dis dialogue social et non un dialogue avec le roi. La Constitution actuelle n’a aucun fondement d’Etat moderne, elle est donc irréformable. Il faut tout repenser à partir de zéro. On ne doit pas attendre que le roi nous octroie des choses, ou lutter pour lui soutirer des concessions… C’est au peuple d’écrire sa propre constitution. 
A. El Harrif : Tant que le système de répression est là, on ne peut pas avancer. Laânigri est toujours là, Housni Benslimane également. L’un des signaux forts qu’on attend du Palais, c’est de limoger tous ces gens qui ont trempé dans des crimes et de les juger. Quant à la Constitution actuelle, je pense sincèrement qu’elle est irréformable. Le roi détient tous les pouvoirs, qui sont, pire encore, renforcés par la sacralité. Pour avancer réellement, il faut mettre ce texte de côté et rédiger une nouvelle constitution sur des bases démocratiques. Et tant qu’il y a ce système de commanderie des croyants, on ne peut pas prétendre à la démocratie.
O. Balafrej : J’ai une petite gêne par rapport à ce qui a été dit. Je vous propose, messieurs, de rédiger une constitution parallèle, nous donner vos propositions, attendre le fruit du travail de cette commission et le comparer avec vos projets. Qu’est-ce qui vous empêche de mettre noir sur blanc vos propositions ? 
A. el Harrif : Ce n’est pas parce que je vais proposer mon texte qu’il sera retenu. Ce qu’il faut, c’est maintenir la pression dans la rue. Nous devons établir un véritable rapport de forces pour arracher la constitution idéale. Et pour cela, il ne faut pas perdre son temps dans les propositions, mais plutôt descendre dans la rue de manière pacifique, mobiliser le maximum de gens et maintenir la pression sur le pouvoir.
O. Balafrej : Je suis d’accord avec vous. La mobilisation doit continuer. Mais il faut la replacer également sur le terrain du social et de l’économique. La société marocaine a besoin de cohérence. Donnez-nous ce que vous voulez, pour qu’on puisse comparer. Et là, les médias ont un grand rôle à jouer. Il faut que tout le monde puisse passer à la télé et donner sa vision des choses. Tous les courants sans aucune exception. Ce serait le seul signal fort qui nous redonnerait confiance en l’avenir.
M. Aghnaj : Il faut savoir que l’administration n’est pas neutre. Je vais vous poser une question assez simple : est-ce que le pouvoir constituant est remis en question aujourd’hui ? Je ne sais pas. Mais on doit discuter ensemble du mode de gouvernance qu’on veut. Nous ne sommes pas obligés d’avoir un mode préétabli.

Est-ce que le modèle monarchique est aujourd’hui remis en question ?
T. Aouidi : 
Le Mouvement du 20 février a toujours été clair dans ses revendications. Nous ne remettons pas en cause l’institution monarchique. Mais nous pensons que son rôle doit évoluer vers un modèle de monarchie parlementaire où le roi règne mais ne gouverne pas. Il faut bien évidemment bannir les articles 19, 23 et 29 de la Constitution, qui traitent de commanderie des croyants, de sacralité et des dahirs royaux. Leur esprit ne correspond pas à la logique démocratique. 
A. el Harrif : La question qu’on doit se poser est la suivante : est-ce que la monarchie est réformable ? Malheureusement pour la monarchie, elle n’a jamais voulu se réformer. Et je doute aujourd’hui qu’elle puisse le faire. Je ne veux pas donner de caution à qui que ce soit. C’est le peuple qui doit décider du régime qu’il veut. Si la monarchie se réforme, ce sera tant mieux pour elle. Mais, d’après mon expérience politique, la monarchie a toujours essayé de faire avorter les choses et de garder tous les pouvoirs. Je reste donc très sceptique par rapport à sa volonté actuelle d’aller de l’avant. Et l’avenir proche nous le dira.
O. Balafrej : J’aimerais vivre dans un Maroc où on aurait le droit d’être républicain, islamiste, marxiste… et de passer à la télé pour exprimer ses avis. Mon rêve, c’est une monarchie parlementaire, comme ce qui existe dans d’autres pays, qui sont des modèles de démocratie. Et je suis à l’aise dans ma revendication. La monarchie n’est pas antinomique avec la démocratie.
M. Aghnaj : Ce mouvement a ravivé notre volonté de vivre ensemble. Nous voulons un Etat civil. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. On le dit depuis plus de 15 ans. On peut faire avec une monarchie parlementaire, si la majorité le veut. D’ailleurs on a respecté la volonté du Mouvement du 20 février et nous nous sommes limités à ses slogans. Ce qu’on veut plus que tout, c’est la justice, la dignité et la liberté. Et il n’y a pas de modèle unique pour nous permettre d’en bénéficier. Si la monarchie parlementaire peut nous garantir cela, elle est la bienvenue. Même si ce n’est pas notre idéal.
O. Balafrej : Mais quel est votre modèle de société ? J’aimerais bien le connaître, sachant que vous êtes une force politique qui représente une sensibilité dans la société marocaine, même si je pense qu’elle n’est pas majoritaire.
M. Aghnaj : Nous sommes d’abord des gens de la da3wa (prédication). Nous appelons à l’islam et nous pensons que soumettre quelqu’un à des contraintes politiques, sociales ou économiques limite sa réceptivité à ce message divin. Partant de ce principe, tout modèle qui libère les citoyens de ces contraintes représente pour nous un bon modèle. Tous les docteurs en constitution islamique sont unanimes sur le fait qu’il n’y a pas de modèle unique. D’ailleurs, dans l’histoire islamique, nous avons eu à une période la khilafa, qui a duré 30 ans après le décès du prophète, et il n’y a eu après que des régimes plus ou moins despotiques. Des régimes qui ont reçu l’habillage islamique alors que leur fond ne répondait pas aux normes du modèle islamique.

“Achaâb yourid iskat annidam” (le peuple veut la chute du régime) risque-t-il de devenir un slogan de la rue ?
T. Aouidi : 
Je ne pense pas que cela pourrait devenir une revendication du mouvement. Pour l’instant, en tout cas. Quand nous tenons nos réunions, il y a évidemment les opinions personnelles des uns et des autres qui sont discutées. Mais de manière générale, nous avons des objectifs bien définis. Se mettre aujourd’hui à en fixer de nouveaux ne risque pas de nous renforcer. Bien au contraire.
M. Aghnaj : Personne autour de cette table ne peut prédire comment cela risque d’évoluer. Cela dépend de l’évolution des revendications portées par le peuple. “Acha3b yourid iskat annidam” est un slogan que l’on a vu dans des vidéos sur YouTube, publiées avant même la marche du 20 février. Il n’y a aucune garantie que cela ne se reproduise pas.
O. Balafrej : Après le discours du chef de l’Etat et avec ce qui va se passer dans les mois à venir – si tout va bien -, le Maroc va pouvoir entrer dans une véritable phase démocratique. Je pense même que le chef de l’Etat, le roi du Maroc, pourra sauver la monarchie en veillant à ce que cette transition démocratique se déroule bien. La réforme constitutionnelle doit être profonde, en consacrant le principe que celui qui gouverne rende des comptes. Si ça ne se passe pas ainsi, le Maroc sera de toute façon démocratique, mais on devra malheureusement passer par des violences et des émeutes. Ce que je ne souhaite pas pour mon pays et pour mes compatriotes. L’histoire est en marche. Dans 50 ou 100 ans, le Maroc finira par être démocratique, avec ou sans l’assentiment et le partenariat de la monarchie. Mais, encore une fois, la monarchie n’est pas contradictoire avec la démocratie. Et nous avons plusieurs exemples, notamment dans les pays européens. Parmi les pays les plus solidaires au monde, il y a les pays scandinaves, qui sont des monarchies.
A. El HArrif : Il ne faut pas calquer ici ce qui se passe ailleurs parce qu’il s’agit d’expériences spécifiques. Il y a aussi, d’ailleurs, des républiques qui sont solidaires. Je préfère que l’on parle d’un régime démocratique, tout court, et qu’on laisse ouverte la question de la nature du régime. Si la monarchie se réforme, tant mieux pour elle. Si elle ne le fait pas, il faut bien passer à autre chose. On ne va pas rester indéfiniment sous la tyrannie…

En marge de la réforme de l’institution monarchique, se pose également la question du business royal. Que faudra-t-il faire dans ce sens ?
O. Balafrej :
 Il y a des modèles à appliquer. La reine d’Angleterre n’est actionnaire majoritaire dans aucune entreprise de son pays. Quand on est chef de l’Etat, on ne doit pas être un acteur économique majeur, c’est un conflit d’intérêts. Cela dit, nous avons besoin au Maroc de la fortune de la famille royale. Elle peut être injectée dans des fonds montés principalement par des institutions publiques comme la CDG et la Banque Populaire. Avec des positions minoritaires, la fortune de la monarchie permettrait de booster notre économie qui a besoin de beaucoup d’argent, surtout dans les régions reculées du pays.
T. Aouidi : J’abonde dans le même sens. La question de l’interférence entre pouvoir politique et pouvoir économique est cruciale. Surtout que l’influence sur le politique à travers l’économie s’étend même à l’entourage royal. Un exemple flagrant : Mounir Majidi, qui tient entre autres le secteur de la publicité, n’hésite pas à s’en servir pour faire pression sur les médias.
O. Balafrej : Il y a des situations où les ressources sont mal affectées, en raison justement de cette connexion entre pouvoir politique et pouvoir économique. Prenons l’exemple du TGV, qui est une catastrophe monumentale. On va se payer une ligne à grande vitesse pour 20 milliards de dirhams, alors qu’on a besoin de cet argent pour autre chose. Rien que dans le domaine ferroviaire, figurez-vous que le plan du Maroc à horizon 2040 ne prévoit pas de train pour Errachidia. Que dire alors aux gens d’Errachidia ? Déménagez, vous n’avez plus aucun avenir dans cette région ! Dans un système démocratique, on aurait pris en compte les véritables besoins des citoyens avant de lancer un projet de 20 milliards. “La démocratie est le moins mauvais des systèmes”, disait Churchill.
M. Aghnaj : En ce qui nous concerne, nous avons déjà formulé notre proposition en 2000 (ndlr, Mémorandum à qui de droit, envoyé par Abdeslam Yassine en 2000), au lendemain de l’accession de Mohammed VI au trône. Mais c’était un autre contexte. Aujourd’hui, nous savons que le roi dispose d’une grande fortune. Nous ne pouvons pas lui dire : “C’est fini, n’investis plus dans l’économie. Va-t-en et prends ton argent avec toi”. Ce n’est pas possible. Nous avons même besoin de rassurer les autres investisseurs marocains, qui ont accumulé des fortunes pendant une certaine période par des moyens pas vraiment honnêtes. Après tout, ils tiennent les richesses du pays et nous en avons bien besoin pour notre économie. C’est ainsi que, depuis novembre 2001, nous prônons l’idée d’une sorte d’amnistie économique…
O. Balafrej : Je suis contre cette amnistie. Il faut que l’argent volé soit rendu.
M. Aghnaj : Je ne dis pas que nous sommes pour l’amnistie, aujourd’hui, dans le système actuel. Avant cela, il faut d’abord se doter d’un système qui garantit l’éthique et l’égalité. Un système qui corresponde à notre idéal de justice, de dignité et de liberté. Une autre condition sine qua non est que les gens qui se sont mal enrichis réinvestissent leur argent dans l’économie marocaine. Le problème, c’est que nous sommes un pays capitaliste qui ne favorise pas l’accumulation d’un capital national. Les richesses du pays sont exploitées au profit des entreprises étrangères.
A. El Harrif : A ma connaissance, la famille royale est revenue d’exil en 1955 avec peu d’argent. Elle avait très peu de moyens financiers. Donc, il y a eu beaucoup de richesses qui ont été mal acquises du fait que Hassan II et ses proches se sont servis. Alors, tout ce qui a été mal acquis devrait normalement revenir au peuple. C’est clair. Sous Mohammed VI aussi, il y a eu beaucoup de personnes qui ont profité de l’économie de rente et des délits d’initiés, que ce soit en Bourse ou dans l’immobilier. Il ne faut donc pas se limiter aux entreprises du roi. Si on veut aller vers une équité, il faut vraiment remettre en cause toutes les fortunes colossales qui ont été amassées par des moyens pas vraiment justes. Il y a des formes d’enrichissement au Maroc qui ressemblent à du pillage des ressources publiques. Notre bourgeoisie a utilisé l’Etat comme une vache à lait : elle a pris des terres, des entreprises, des marchés… Et tant qu’on a ça, on ne peut pas prétendre à un vrai développement. Le pouvoir politique doit être loin du pouvoir économique. Sinon c’est la porte ouverte à l’arbitraire et au favoritisme. Cela dit, le roi peut avoir une certaine richesse, ce n’est pas un problème. Mais il ne faut pas que le pouvoir économique et le pouvoir politique soient concentrés entre ses mains.
O. Balafrej : Nous avons besoin, dans notre pays, d’un pacte de confiance sociale. De vraies réformes d’urgence pour redonner sa dignité à la majorité de la population qui n’en a pas. Il y a plein d’idées dans ce sens : un revenu d’insertion minimum, tripler la bourse étudiant au Maroc, qui est restée bloquée à 300 dirhams par mois depuis les années 1970, et j’en passe… Mais il faut, par ailleurs, trouver les ressources financières nécessaires. Il est temps pour les gens qui ont beaucoup d’argent dans ce pays de payer des impôts. Ils ne vont pas rester comme ça, avec leurs voitures qui valent un siècle de SMIG, sans faire preuve de solidarité.
A. El Harrif : L’exonération fiscale du secteur de l’agriculture est également un scandale. Alors que même les revenus des moins fortunés font l’objet de retenue d’impôt à la source, les grands propriétaires terriens ne payent pas un sou à l’Etat. Et ça, c’est parce que la royauté est le plus grand propriétaire terrien. Tant que la classe qui constitue la base sociale du régime est une classe de propriétaires terriens, il n’y aura pas de développement. Ce sont des rentiers, absentéistes, conservateurs, qui tiennent les campagnes, défendent leurs privilèges et perpétuent le même modèle de sous-développement. Un pas important serait fait si un impôt agricole est instauré et qu’une lutte contre ces féodaux est menée.
O. Balafrej : Il faut partir du principe d’une société solidaire. Après, on peut diverger sur des questions techniques. Je pense par exemple qu’il est temps de mettre en place un impôt sur la succession. Même les pays les plus libéraux, comme les Etats-Unis, taxent la succession à 35%. Cela permet aussi de lutter contre l’économie de rente. Autrement dit, ce n’est pas parce que quelqu’un a bien travaillé durant toute sa vie qu’il doit tout léguer à ses héritiers. S’il est suffisamment riche, il doit partager avec l’Etat pour permettre une redistribution de la richesse. C’est ça aussi la solidarité. C’est ce genre de mesures, que beaucoup de pays appliquent, qu’on doit mettre en place dans un Maroc où la solidarité deviendrait une valeur nationale. Et je ne parle pas de la Zakat, qui est une pratique religieuse qu’il faut perpétuer, mais d’une valeur de solidarité portée par l’Etat et institutionnalisée.

Au sein du Mouvement du 20 février cohabitent deux courants opposés, Al Adl et l’extrême gauche. Comment arrivez-vous à vous entendre ? 
M. Aghnaj : 
Je tiens à préciser que ce n’est pas une alliance. C’est tout à l’honneur d’Al Adl et d’Annahaj d’adhérer à un mouvement qui prône un changement économique et social. Le jeu du pouvoir est justement de réduire au silence des pans de la société. La caractéristique du Makhzen est de corrompre tout le monde pour décrédibiliser toute initiative qui ne serait pas à son avantage. Le contexte actuel et notre maturité nous ont fait admettre qu’il y avait peut-être des ajustements à faire par rapport à nos idéaux, et que des efforts devaient être faits pour trouver une base commune pour pouvoir vivre ensemble.
A. El Harrif : Ce qui m’intéresse, c’est l’unité de ce mouvement. Montrer du doigt Annahj ou Al Adl, ça vise à le diviser et à le décrédibiliser. C’est dans l’unité du mouvement que nous pouvons réaliser un certain nombre de choses. Maintenant, nous n’avons pas d’alliance écrite avec Al Adl. Ses membres acceptent de lutter pour la démocratie, ils le disent et l’écrivent, on ne demande pas mieux. 
T. Aouidi : Le Mouvement du 20 février a posé un cadre. Toute organisation qui se reconnaît dans les revendications du mouvement est la bienvenue. Il faut arrêter de se concentrer sur ce qui nous oppose et se recentrer sur ce qui nous rassemble. 
O. Balafrej : Ce qui est formidable dans ce mouvement, c’est qu’il est rejoint par une jeunesse qui n’était pas politisée et qui semblait se désintéresser de la chose publique. Aujourd’hui, ces jeunes sont actifs dans la vie politique du Maroc. C’est évident que le mouvement doit rester uni vu l’importance de ses revendications. Il y a des divergences objectives, mais il faut se mettre d’accord sur un même modèle démocratique et solidaire. La révolte ne va durer qu’un temps, il faudrait, après, que chaque mouvement propose son projet de société. Demain on aura besoin de projets concurrents, car c’est ça la démocratie. J’attends avec impatience qu’Al Adl se constitue en parti politique et qu’il y ait un vrai pôle de gauche. Aujourd’hui, il y a un bloc uni, celui de ceux qui profitent du système makhzénien. Si on touche à leurs intérêts, ils n’hésiteront pas à se défendre.
M. Aghnaj : Aujourd’hui, Al Adl ne se constitue pas en parti car on ne sera qu’un chiffre de plus sur une liste. 
O. Balafrej : On sait faire la différence entre les vrais et les faux partis. Al Adl serait un vrai parti. 
A. El Harrif : Nous, nous avons arraché notre existence en tant que parti sans faire de concessions.
M. Aghnaj : Nous avons une logique qui est cohérente. Si nous ne reconnaissons pas le fondement de l’Etat, si nous avons un problème avec le pouvoir constituant, nous n’allons pas participer à ce système. Pour l’instant, nous voulons discuter le pouvoir constituant du Maroc, si nous avons un Etat de liberté, d’égalité et de dignité, il serait normal qu’on se constitue en courant politique. Mais je peux vous dire que si on arrive à ce stade-là, Al Adl sera désintéressé d’aller au-devant de la scène politique. Nous voulons un milieu propice et des conditions optimales pour que chacun puisse exercer sa foi musulmane sans aucune contrainte. 
O. Balafrej : En tout cas, le pouvoir nous a fixé un échéancier. En juin, soit ça se passe bien, nous sortirons alors avec un vrai projet de société et c’est tant mieux, soit ça se passe mal, et il faudra alors être prêt à une plus forte mobilisation.

20 Février. Un mouvement irrécupérable ? 
En plus des jeunes réunis initialement sur Facebook, le Mouvement du 20 février a pu rassembler diverses organisations de différents horizons politiques. Que ce soient les islamistes d’Al Adl Wal Ihsane et même du PJD, ou encore les jeunesses de la gauche ou les sympathisants des formations d’extrême gauche, tous défilent désormais sous la bannière du 20 février. Le mouvement ne risque-t-il donc pas d’être un jour récupéré politiquement par l’une des structures qui le soutiennent aujourd’hui ? Les jeunes du 20 février se montrent confiants. “Ce serait difficile de récupérer le mouvement car la liste des revendications a été débattue pendant plusieurs semaines sur Facebook. Elles constituent notre pacte. En plus, le mouvement est décentralisé, les villes travaillent toutes seules”, affirme Nizar Benamate, un des leaders du 20 février. Le dirigeant d’Annahj Addimocrati abonde dans le même sens. “Aucune force n’a intérêt à s’accaparer le mouvement, car ça signifierait sa mise à mort”, souligne Abdellah El Harrif. Et au représentant d’Al Adl de surenchérir : “La dynamique du Mouvement du 20 février c’est surtout sa diversité, et il faut la garantir. Nous ne sommes pas à un moment où il faut trancher, et nous ne sommes pas dans des élections où il y a des considérations quantitatives. Peut-être qu’une fois que le mouvement aura obtenu gain de cause, chacun va se retrouver avec la liberté de choisir la voie qu’il veut”.

 

Constitution. La commission de la discorde 

Que pensez-vous du travail de la commission qui est en charge de la réforme de la Constitution ?
T. Aouidi :
 Je n’ai pas du tout confiance en cette commission. Les choses devraient se faire autrement. 
A. El Harrif : Nous avons boycotté cette commission car nous ne voulons pas participer à la logique de réformes des constitutions qui prévaut depuis toujours dans notre pays. C’est notre droit, et Omar a même dit que nous avions le droit d’être républicains. Or, dans la loi, on peut ne pas être pour la monarchie, mais on ne peut pas être contre elle.
O. Balafrej : ça fait partie des choses qu’il faut changer. 
A. El Harrif : Nous ne sommes pas d’accord avec la méthode de désignation de la commission. En plus, l’intervention des partis politiques est à 90% celle du parti unique, favorable au Makhzen. Que les gens qui ont participé aux trucages des élections pendant de nombreuses années soient encore là et participent à cette commission, ce n’est vraiment pas de bon augure. Il faut que le roi renvoie des signaux forts, qu’on ait le droit de parler. Les médias publics sont quand même financés avec notre argent, ils doivent nous représenter. 
O. Balafrej : La commission est une erreur, elle est dans la continuité de ce que l’on voyait avant, alors que le discours du roi marquait une nouvelle étape. C’est un discours nouveau. Aujourd’hui on peut dire c’est mauvais, on rejette tout, ou au contraire essayer de voir ce qu’il y a à sauver. Pourquoi n’y aurait-il pas des débats publics autour de cette Constitution ? C’est vrai qu’il y aurait ces dizaines de hizbicules qui diraient la même chose, mais on verrait quand même la différence. 
M. Aghnaj : Nous, c’est simple, on ne nous demande pas notre avis. Nous sommes exclus des médias publics, on interdit même aux gens de nous citer. Nous sommes “tolérés”, un terme qui a été spécialement inventé pour nous, car il n’existe nulle part dans la loi. La balle est dans l’autre camp.

 

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