Même s’il continue de concentrer tous les pouvoirs, le roi marque des points et met la pression sur les “autres”…
La preuve par le foot
Le Maroc, c’est so foot. Cela fait au moins deux semaines que le ballon rond agit comme un puissant révélateur et un indicateur sociologique hors pair. Si vous avez raté un épisode, si vous vous posez des questions simples, essentielles, du genre “Où va-t-on ?”, “Que devient-on ?”, “Quelle est la température générale du pays ?”, reportez-vous au foot, vous obtiendrez des réponses.
Nous sommes le dimanche 10 avril, un jour de manif’ par excellence. Pas de grosse marche en perspective, mais les désormais traditionnels rendez-vous dominicaux dédiés à la protestation publique. A Casablanca, une marche de jeunes “royalistes” a été annulée sans explication officielle. Dans les salons, pourtant, on murmure que “marcher pour le roi signifie que les autres marchaient contre le roi, ce qui est à la fois faux et dangereux”. Message bien reçu. Les “royalistes” ont été invités à rester chez eux. Très peu nombreux, comparés aux milliers de jeunes qui marchent régulièrement sous la bannière du Mouvement du 20 février, ils attendront d’autres dimanches pour se rattraper. Et puis l’événement du jour n’est pas tant la marche royaliste que le foot, sport-roi au Maroc. Le complexe Mohammed V, niché dans un quartier chic de Casablanca, abrite en ce dimanche 10 avril le 110ème derby Wydad – Raja. Les Rouges contre les Verts, les fils de la médina contre ceux de Derb Soltane, deux peuples et deux armées qui s’affrontent deux fois par an, causant au passage d’énormes dégâts matériels dans toute la ville.
La veille du match au sommet, les deux présidents, Abdelilah Akram et Abdeslam Hanat, se donnent rendez-vous pour une séance de travail avec le gouverneur et le préfet de police. A l’ordre du jour, les détails liés à la sécurité et à la logistique du match. Les hommes ne sont pas dupes, ils jouent gros et ils le savent : ce derby est le premier grand rassemblement populaire programmé un dimanche depuis le début du printemps marocain, le 20 février.
Et la question est : le match risque-t-il, en ce beau dimanche, d’embraser toute la ville ?
Ni le préfet de police, ni le gouverneur, ni les deux présidents de club, n’ont les moyens d’assumer, seuls, la responsabilité de faire jouer le match un dimanche. Ces gens ont besoin de parapluie. Lequel ? Le ministre des Sports ? Non. Celui de l’Intérieur ? Oui, mais pas suffisant, comme nous l’explique cet habitué des arcanes du football marocain et de ses innombrables ramifications politico-sécuritaires : “S’il suffisait du feu vert du ministre de l’Intérieur, il aurait été tellement plus simple de faire reculer le match en milieu de semaine, ou alors de l’avancer au samedi”. Oui, oui, on a compris. Le feu vert ne pouvait venir que de là-haut, tout en haut. Le Palais est entré en ligne.
Ce week-end, les imprimeries casablancaises ont tourné à plein régime : elles ont édité des dizaines de “tifos”, de banderoles et de portraits géants… de Mohammed VI. Une véritable machine de propagande. L’air qui flotte aux alentours du stade, dans les gradins, parmi les supporters, a quelque chose d’irréel. Comme s’il ne s’agissait plus d’un simple match de football entre le Wydad et le Raja, mais entre le roi et… Et qui, en fait ? Son peuple ? Ses fidèles ? Ses supporters ? Ses adversaires ?
Les ultras des deux clubs ont entonné à l’unisson un hymne nouveau, sans doute répété la veille du match : “Malikouna wahid Mohamed Assadiss, Wal baqi maline chekkara koulhoum chefarra ou 3alina h’ggara”. Traduction : “Notre roi est unique, il s’appelle Mohammed VI, les autres c’est des voleurs et ils nous traitent en sous-hommes”. Tout au long de la partie, qui s’est soldée par un score d’équité (1-1, ni vainqueurs, ni vaincus, comme dans une négociation à très gros enjeu politique), Winners et Green Boys, les irréductibles des deux clans, se sont royalement chambrés. Florilège : “Koulchi koulchi illa al malik (tout sauf le roi)”, “Achaâb yourid isqat larbett (le peuple veut faire tomber l’arbitre)”. Mais la formule la plus “hot” a été déployée par les supporters des Rouges, au moment où le Wydad a ouvert le score : “Al Malik Wydadi Wal Kadhafi Rajaoui !”. Inutile de vous dire que les ultras des Verts leur ont rendu la pareille quand le Raja a égalisé : “Al Malik Rajaoui Wal Kadhafi Wydadi !”.
Ce n’est que du foot ? Peut-être, mais cela va tellement loin. Une semaine après le désormais historique derby du 10 avril, le même délire a enveloppé le match Raja – Forces armées royales (c’est sûr qu’avec un nom pareil, le club de Rabat est prédisposé au mélange sport-politique), toujours au complexe Mohammed V de Casablanca. Aux tifos rajaouis, les supporters militaires ont répondu en déployant un immense fanion sur lequel on pouvait lire “Al Fariq Al Malaki (le club royal)” frappé de deux drapeaux marocains…
Le comment d’un “glissement” de situation
La folie du foot n’est qu’un écran de fumée qui cache mal la situation du moment : le roi revient au-devant de la scène. Il occupe à peu près tout l’espace. Il n’y en a que pour lui et tous, autour, sont “des vendus, corrompus ou incapables”. Une phrase-couperet peut résumer cela : “Il est bon, les autres sont nuls”.
S’agit-il d’un phénomène spontané ou savamment orchestré ? Sans doute les deux à la fois et cela n’a rien de surprenant : quand la machine invisible du système ne fabrique pas un “phénomène”, elle a l’art et la manière de le récupérer, le doper, le surdimensionner. Ce sentiment de “suprématie du roi” s’est-il étendu à d’autres compartiments de la société marocaine ? Oui, clairement. Dernière question : tout cela allait-il de soi ? Il y a encore quelques semaines, non. C’est que nous avons assisté, non pas à un renversement mais à un glissement de situation.
Flash-back. Nous sommes le 21 février et le roi vient d’installer le Conseil économique et social. Le décryptage est simple : le Conseil est une réponse directe aux marches de protestation décrétées la veille dans tout le Maroc. Le roi a parlé. Mais il n’a fait aucune allusion au ras-le-bol exprimé par les milliers de Marocains qui ont répondu à l’appel du Mouvement du 20 février. Un discours purement technique. Déception.
Dans les salons, les commentaires vont bon train. Chacun pense une chose et son contraire. “Le roi n’a pas entendu l’appel de la jeunesse (…) Il aurait dû en dire davantage (…) Oui, il doit parler (…) Non, il ne doit pas répondre pour ne pas donner l’impression de céder (…)”. Gros stress. Les officiels sont au bord de la crise de nerfs. Et comment ne le seraient-ils pas quand la foule réclame publiquement leur tête. Certains envisagent même de retirer momentanément leurs enfants de l’école, pour leur épargner les commentaires acerbes de leurs camarades de classe.
Ministres, conseillers, acteurs de la société civile, intellectuels… tous multiplient les rendez-vous et les rencontres informelles “pour tenter de comprendre et de faire quelque chose”. Les questions empruntent les mêmes axes : les jeunes du 20 février (qui sont-ils, que veulent-ils, sont-ils manipulés ?), le roi (que doit-il faire ou ne pas faire ?), les autres (où sont les politiques, les élites, les relais sociaux ?). Les villas de la haute bourgeoisie et les clubs privés deviennent une sorte d’agoras dédiées aux échanges les plus débridés. Les langues se délient pour aborder tous les sujets, sans tabou aucun. C’est nouveau. Personne n’a oublié la destitution de l’Egyptien Moubarak, chassé du pouvoir le 11 février après avoir assuré jusqu’au dernier discours “avoir la situation en main”. Personne n’a oublié, surtout, le fameux discours du Tunisien Ben Ali, et sa tirade inspirée de De Gaulle : “Rani F’hamtkoum (Je vous ai compris)”, qui a pratiquement signé son arrêt de mort.
Depuis le vrai-faux discours du 21 février, et jusqu’à la sortie du 9 mars, tout le monde ignorait si Mohammed VI allait sortir de sa réserve. On le dit alors soucieux de la situation générale, mécontent de ses collaborateurs, et on lui prête de vagues intentions de remaniement ministériel. Va-t-il parler ? Quand ? Sera-t-il entendu et compris ? Que va-t-il dire exactement ? Risque-t-il, comme Ben Ali, de donner un coup de fouet involontaire à la “révolte” si son discours était mal réceptionné ? Et s’il se contentait de jouer simplement la montre et de laisser passer l’orage, de ne rien dire et de ne rien faire ?
Le début d’une révolution tactique
Le mois de mars a peut-être été celui de tous les dangers. Les investissements économiques sont à l’arrêt, le gouvernement donne l’impression de vivre ses derniers jours, et tout le monde attend. Même les loisirs et les activités culturelles n’attirent plus personne. Le Maroc retient son souffle et n’a plus la tête qu’à “ça”.
Les marches de protestation se multiplient au point d’intégrer le cours normal des choses. Le Mouvement du 20 février s’est définitivement installé en acteur incontournable de la réalité marocaine. De nouvelles figures politiques montent au créneau, à l’image des islamistes d’Al Adl Wal Ihsane. Des îcones du tissu économique ou associatif donnent de la voix.
Le discours du 9 mars atterrit en pleine effervescence sociale. Il est attendu mais, dans le même temps, on en attend tout et rien en particulier. Le roi va parler, oui, mais pour dire quoi ? La plupart des officiels, des ministres jusqu’à certains conseillers, l’ignorent. La préparation du discours et son timing n’ont pas emprunté les circuits habituels. Aiguillés par les folles rumeurs de la semaine, beaucoup s’attendent, d’ailleurs, à un remaniement ministériel. Ça sera non. Le discours aborde la séparation des pouvoirs et ouvre le champ des réformes constitutionnelles. Il propose au passage – ce qui a été peu retenu sur le moment – de redéfinir le pacte ou le “contrat” qui lie le roi au peuple. Alors il l’a fait ! Il l’a dit. Il a rebondi en jetant un pavé dans la mare.
Le point d’inflexion est important. Car le roi a réagi, c’est clair et direct. Il a entendu et il a répondu. Très rapidement, on comprend qu’il y a deux manières de considérer le discours. La première est d’insister sur ses points positifs et ils sont nombreux. La deuxième est de considérer que le discours reste malgré tout conservateur, du moment qu’il campe sur les “fondements” religieux de l’Etat-Maroc et passe sous silence l’essentiel du pouvoir royal (la combinaison religion-sécurité-économie).
Le timing est évidemment pour beaucoup dans l’extrême divergence des appréciations. Dans l’absolu, le discours aurait été qualifié de révolutionnaire s’il avait coïncidé avec l’arrivée de Mohammed VI au pouvoir. Prononcé le 9 mars, au moment où le Maroc bouillonne comme une cocotte-minute, il n’a pas le même sens et ressemble davantage à une riposte tactique. Le roi est en mode “réaction”.
Dans tous les cas, le discours a placé la barre assez haut et Mohammed VI a avancé un pion. Il a marqué un point. Mais la vague de protestations n’a pas désenflé. Une partie de la rue continue de réclamer la dissolution du gouvernement, voire du parlement. “Mais pourquoi donc serions-nous en état d’exception ou en situation de vacance de pouvoir ?”, leur rétorquent leurs adversaires. Parmi les jeunes et les démocrates, beaucoup dénoncent “la future Constitution octroyée”, arguant du fait que les membres de la toute nouvelle Commission appelée à plancher sur la réforme de la Constitution ont tous été choisis par le roi lui-même, de facto juge et partie dans cette affaire. “Que peut-on attendre de tous ces gens désignés ?” : tel est le son de cloche renvoyé par les réunions régulièrement tenues par les membres du Mouvement du 20 février.
J’y vais, j’y vais pas ?
La sincérité de la “révolution” mise en place par le roi est mise en doute ? Oui, et il y a de quoi. Le 13 mars, une manifestation pacifique est violement dispersée à Casablanca. Le “dérapage” policier ressemble à un acte de punition et d’intimidation prémédité. Il casse le discours du 9 mars et donne un nouveau souffle au mouvement de protestations. “La répression du 13 mars nous a fait du bien”, résume Aadel Saadani, militant associatif et membre du Mouvement du 20 février.
Une semaine plus tard, les marcheurs sont en effet plus nombreux et les slogans plus offensifs. La police, cette fois, fait marche arrière, assurant une présence étonnamment discrète. Le 20 mars est un énorme succès pour le mouvement des jeunes, et ce n’est pas tout à fait une défaite pour le “système”.
Depuis, la réalité marocaine a pris une nouvelle tournure et le roi continue de mener sa révolution tactique. Comment ? En mettant la pression sur les autres, tous les autres. Aux partis politiques, il a été demandé de proposer des réformes constitutionnelles et la copie rendue, comme prévu, n’est pas révolutionnaire : les partis se sont avérés globalement suivistes, attentistes et plus royalistes que le roi. Aux jeunes, il a été demandé de participer aux consultations menées par la Commission de révision et cela a eu pour effet d’ébranler la sérénité du mouvement du 20 février. Nizar Bennamate, qui fait partie des fondateurs du mouvement, explique : “Les téléphones ont beaucoup sonné, certains parmi nous ont été tentés de répondre positivement à l’initiative de la Commission. Et il nous a fallu nous concerter avant de comprendre que l’attitude la plus cohérente était de dire non. Parce que nous ne voulons pas servir de caution à un processus biaisé au départ”. Abou Ammar Tafnout, autre jeune du 20 février, fait le constat suivant : “La Commission n’est pas légitime à nos yeux mais, au-delà, beaucoup parmi nous ont compris la chose suivante : nous avons servi et nous servons encore d’électrochoc, nous sommes d’abord une force de protestation, pas de proposition”.
Dur retour à la réalité des choses, donc. Mais le jeune Abou Ammar n’oublie pas que les débats byzantins (j’y vais, j’y vais pas ?) qui ont secoué les rangs des jeunes ont surtout servi à remettre le débat politique au cœur des préoccupations quotidiennes. “Parce que la politique, on ne s’en fout pas, on ne s’en fout plus !”, conclut l’intéressé, fougueux comme peut l’être un gosse de 20 ans.
Le code de la presse, le Smig, etc.
Au gouvernement, il a été demandé d’anticiper sur l’échéance du 1er mai en accélérant les échéances du dialogue social. Concrètement, les indices du coût de la vie seront maintenus dans des proportions raisonnables et le Smig sera revu à la hausse (un minimum de 10% de plus sur le salaire minimal, à compter de juillet prochain). Le Conseil de la concurrence ou l’Instance centrale de prévention de la corruption ont été invités à jouer un rôle plus agressif. Même le Code de la presse, en stand by depuis 2007, a été réactivé et un nouveau texte moins liberticide pourrait voir le jour avant la fin de l’actuelle session parlementaire.
Comme pour couper (encore) l’herbe sous le pied de ses contradicteurs, le roi a décidé, le 13 avril, de gracier 190 détenus d’opinion. Toutes les “familles” ont été concernées : des chioukh salafistes aux activistes sahraouis, en passant par les émeutiers de Laâyoune ou les politiques condamnés dans des affaires de terrorisme. Une remarque de fond s’impose, toutefois : la grâce n’a pas réhabilité la justice marocaine puisque les détenus d’opinion n’ont pas été innocentés, elle a seulement permis au roi de gagner un point en jouant la carte de la “magnanimité”. C’est ce que permettent la Constitution et les lois marocaines, qui consacrent la suprématie et la prééminence de l’institution royale aux dépens de toutes les autres institutions. Et c’est peut-être pour cela qu’il est temps de les changer.
Top chrono Le récap’ Le printemps marocain a démarré le 20 février. Depuis, la température a marqué de nombreux pics et la situation a beaucoup évolué. 20 février : des marches pacifiques ont lieu à travers tout le pays. Le Mouvement du 20 vient de faire son entrée officielle dans le paysage marocain. |
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