Hubert Védrine: "Le monde oscille entre chaotique et semi-chaotique"

En marge des Atlantic Dialogues organisés par l'OCP Policy Center à Marrakech, Telquel.ma a rencontré Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères et expert en stratégie géopolitique. Il nous livre son analyse, "un peu brutale, mais réaliste" - selon ses propres termes - du monde actuel et projette les évolutions possibles et souhaitables.

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© AFP

 

Telquel.ma : Quelles évolutions connaît l’ordre géopolitique mondial? Comment le cartographieriez-vous?

Hubert Védrine: Les puissances occidentales croyaient avoir remporté la bataille avec la fin de l’URSS en 1991, mais c’est une illusion d’optique. Même si elles restent très puissantes et riches, elles ont perdu le monopole. Les 50 pays émergents ont fini par émerger, la Chine en tête.

Les Occidentaux sont tellement habitués depuis plusieurs siècles à tout déterminer et régenter, à définir la hiérarchie des normes et des valeurs, que c’est extrêmement difficile pour eux de s’adapter à cela. Pour les Américains c’est à la fois exaspérant et inquiétant. Pour les Européens, c’est une déconvenue terrible, car ils ont vraiment cru à l’existence d’une communauté internationale.

C’est un monde qui est dur et compétitif. Il n’y a pas de mer calme en vue. Ce n’est pas le cyclone permanent non plus. On est constamment entre mer agitée et très agitée, partout. Ce n’est pas rassurant pour ceux qui pensent qu’il y a un ordre mondial organisé.

Un monde qui oscille entre chaotique et semi-chaotique, cela ne veut pas dire non plus que c’est la guerre générale. Il n’y a pas de gestion collective, mais il y a des cadres dans lesquels les puissances discutent et négocient plus ou moins: l’ONU, le G20, le G7, l’OMC. Mais ce ne sont pas des puissances qui vont imposer aux autres, donc cela dépend de l’équilibre, qui s’établit ou pas.

 Comment, dans ce contexte, établir des instances de gouvernance qui permettent une vraie gestion collective des problématiques mondiales?

Au XIXe siècle en Europe, les puissances ont cogéré plutôt bien pendant un siècle les équilibres des différents pays européens au sein de ce que l’on appelle le « Concert européen ». Il faut souhaiter que s’établisse entre les grands blocs du monde actuel quelque chose de ce type.

Je ne vois pas les États-Unis retrouver leur position de domination complète. J’avais parlé d’ « hyperpuissance » dans les années 1990, nous ne retrouverons pas cela. Je ne pense pas que les Occidentaux ensemble puissent reprendre le contrôle qu’ils ont eu auparavant. Je ne pense pas non plus que la Chine toute seule veuille et puisse contrôler le système à la place des États-Unis, ni que les pays émergents puissent s’allier (par exemple l’alliance Inde-Chine), ni que le fameux système multilatéral qui rassemble tous les autres pays émergents puisse gouverner les États-Unis ou la Chine.

Donc on est obligés de s’adapter à la situation. Il est important d’avoir une analyse, peut-être un peu brutale, mais réaliste. Je ne crois pas aux pouvoirs supranationaux, mais beaucoup plus à la coopération et à l’internationalisme.

Et si ce « concert » ne se fait pas, comment projetez-vous l’évolution de ce monde instable?

Il peut y avoir des situations semi-chaotiques durables. Au Moyen-Orient par exemple, aucune puissance ne peut l’emporter complètement. Ni l’Iran, ni l’Arabie Saoudite, ni la Turquie, ni Israël, ni l’Égypte.

Chacun veut imposer sa loi à l’ensemble de la région, et cela peut continuer très longtemps. Les puissances extérieures ne peuvent pas réorganiser le Moyen-Orient. Il y a également la question de la relation États-Unis/Chine, avec le problème de la Corée du Nord qui les amène actuellement à coopérer… mais qui va l’emporter au final ? Par conséquent, il ne faut quand même pas écarter l’hypothèse, même si c’est perturbant, qu’il puisse y avoir une situation durablement instable.

Pourrait-il tout de même y avoir des éléments déclencheurs d’une réorganisation?

Des pays ou des entités peuvent contribuer plus que d’autres à réorganiser tout cela. Par exemple, la France essaye actuellement de mettre en place une vraie politique étrangère, à la fois réaliste et ambitieuse. Au Moyen-Orient par exemple, Emmanuel Macron a le contact avec tout le monde. Ce n’est pas une fin en soi, mais cela peut aider.

Également, certains sujets provoquent une réaction internationale. Par exemple, quand Donald Trump a pris la décision de se retirer de l’accord de la COP 21 sur le climat, le monde entier a dit « c’est une imbécillité, nous on continue », et même les entreprises américaines. Je pense aussi que la prise de conscience écologique va s’accélérer, et qu’une sorte de coalition mondiale de bonnes volontés va s’organiser, avec un mélange d’États, d’entreprises, d’organismes.

Il y a un autre sujet pour lequel la difficulté va obliger à réagir, ce sont les mouvements migratoires (hors demandeurs d’asile). Il y en a et en aura sans arrêt, dans toutes les régions du monde les gens essayent d’aller là où ils peuvent vivre mieux. Des habitants d’Asie pacifique vont aller en Australie, des Africains vont aller en Côte d’Ivoire, en Afrique du Sud ou au Maroc, ou encore vers l’Europe, les États-Unis…

À un moment donné, on va être obligés de cogérer ces mouvements. Cela ne peut pas être simplement des décisions nationales ou même européennes seules. Je suis sûr que dans les années qui viennent, on verra progressivement se mettre en place et s’imposer une cogestion des flux entre les pays de départ (par exemple l’Afrique de l’Ouest), les pays de transit (par exemple le Maghreb) et puis les pays d’arrivée, avec un espace Schengen reconstruit, reformaté et plus efficace. Ce sont des morceaux des problèmes mondiaux qui vont être progressivement mieux pris en compte.

Comment, dans ce cadre, l’Afrique peut-elle se positionner pour acquérir plus de poids sur la scène internationale ?

Il est difficile de parler de l’Afrique au singulier. Il y a de grandes différences entre les régions et plusieurs organisations sous-régionales. Certaines sont assez utiles, comme la CEDEAO par exemple. Il y a en Afrique énormément de potentiels et atouts, mais aussi de vrais risques et handicaps : il faut plus de sécurité juridique, une meilleure gouvernance, rebâtir des États et des administrations.

Après, il y a des zones d’insécurité, mais elles sont minoritaires en Afrique. Les potentiels résident essentiellement dans le sous-sol africain, et l’apparition de classes moyennes émergentes. Concernant la démographie, c’est à la fois un atout et un handicap. Les Africains vont faire comme les Asiatiques, les Latino-Américains, en cherchant à tirer le meilleur parti de la « mondialité mondialisée », mais sans réponse globale spécifiquement africaine.

 

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