Hicham Houdaïfa: «La précarité tord les femmes»

A l’occasion de la sortie de son premier livre, Dos de femmes, dos de mulets. Les oubliées du Maroc profond , Hicham Houdaïfa se confie à Telquel.ma sur son engagement face à la souffrance des femmes principalement en milieu rural.

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Hicham Houdaïfa
Hicham Houdaïfa. Crédit : DR

Sorti le 10 février, Dos de femmes, dos de mulets. Les oubliées du Maroc profond est le premier livre du journaliste Hicham Houdaïfa, ancien du Journal Hebdo. Aujourd’hui journaliste freelance, il a créé en 2012 la maison d’édition En toutes lettres avec Kenza Sefrioui, également ancienne journaliste au Journal Hebdo.

Sous la forme d’un recueil de reportages et investigations, Dos de femmes, dos de mulets. Les oubliées du Maroc profond raconte le quotidien souvent très dur des femmes marocaines, principalement dans les villages et zones rurales. L’ouvrage fera l’objet d’une lecture dimanche 22 février au stand du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) au Salon international de l’édition et du livre.

Telquel.ma : Pourquoi avoir écrit sur les femmes ?

Hicham Houdaïfa : Le sujet s’est imposé de lui-même. En vingt ans de journalisme, j’ai beaucoup travaillé sur la condition féminine que ce soit dans les milieux ruraux ou dans les périphéries des grandes villes. Le degré de précarité de ces femmes-là m’a toujours touché, ému. La sortie de ce livre coïncidait également avec le lancement de la collection « Enquête » dans les éditions En toutes lettres dont je suis l’un des fondateurs. On s’est dit que ça serait intéressant que le premier livre de la collection porte sur ces femmes. C’est un recueil de huit reportages et d’enquêtes que j’ai moi-même réalisés entre fin septembre 2014 et début janvier 2015. Les sujets sont actuels, ils traitent de l’état de fragilité et de précarité des femmes.

Qui sont-elles ?

Ce sont souvent des mères célibataires. Il y a une fragilité double : elles sont déjà très mal payées, logent dans des conditions difficiles et sont en plus victimes d’exploitation sexuelle où « tout le monde se sert ».  Si elles refusent, elles sont renvoyées. Ainsi, l’un des reportages sur un petit village, Mibladen, situé à 10 km de Midelt, dévoile le quotidien des femmes travaillant chaque jour à extraire du plomb du fond de la roche. Le village possédait une mine officiellement fermée depuis 1975. Les hommes qui ont repris le travail pour essayer de s’en sortir financièrement avec le plomb qui restait sont tombés malades. Aujourd’hui, ils ne s’en occupent plus ; à la place, ce sont les femmes qui ont été désignées pour extraire le plomb de ces galeries. Une situation de précarité qu’on retrouve chez les femmes qui font la cueillette de clémentines dans les champs agricoles à Berkane, dans l’Oriental. Exploitées sexuellement par leurs supérieurs, elles ne peuvent cependant rien faire sous peine d’être renvoyées.

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On retrouve cette même exploitation avec les barmaids de Casablanca, mères célibataires, qui souvent ne viennent pas de Casablanca. Elles ne sont pas déclarées à la CNSS et sont harcelées sexuellement par leur employeur. C’est d’ailleurs le seul reportage dans le livre, avec l’enquête sur la traite des Marocaines dans les pays du Golfe, où l’on retrouve des femmes vivant en milieu urbain. La précarité qui existe parfois dans les périphéries des villes (bidonvilles) est encore plus forte que la précarité des milieux ruraux.

Comment avez-vous recueilli ces propos ? Avez-vous été confronté à des réticences ?

Ce genre de reportage peut être difficile pour un journaliste qui n’a jamais travaillé sur ce sujet-là. Or j’ai passé de nombreuses années sur ce registre. J’étais journaliste au Journal Hebdomadaire et je faisais beaucoup d’enquêtes et de reportages à l’époque. Je travaille beaucoup avec les sections locales de l’AMDH et avec les associations féministes comme la fondation Ytto et l’ADFM (Association démocratique des femmes du Maroc). C’est grâce à cette expérience que j’ai pu tisser un lien de confiance avec ces femmes.

J’ai fait mon premier reportage dans un village à côté d’Imilchil où les femmes ont été victimes d’une répression sévère en 1973. Une milice armée avait tenté de faire une révolution à la Che Guevara. Le pouvoir à l’époque avait alors puni collectivement le village. Ce reportage était très difficile car d’autres journalistes étaient partis dans la bourgade avant moi et avaient laissé une très mauvaise impression de la presse. Il a fallu que je parte là-bas une première fois pour parler aux gens, faire intervenir l’AMDH pour pouvoir recueillir leur confiance.

Une fois le contact établi, elles se rendent compte que l’on n’est pas là pour écrire des papiers sur elles comme on écrirait sur des animaux dans des zoos. On va au-delà du cliché. On donne à lire ces voix oubliées aux Marocains et au pouvoir public.

D’où vient le titre « Dos de femme, dos de mulet » ?

Cela n’a rien à voir avec les femmes mules de Melilia. Il vient d’une expression en arabe que j’ai beaucoup entendu lors de mes reportages dans l’Atlas, « Dhar lmra, dhar lbghel ». Elle illustre l’image de ces femmes courbées qui m’est resté dans la tête. La précarité nous tord. On le voit chez les barmaids de Casablanca, chez les petites filles mariées traditionnellement qui sont courbées à 14 ans avec leur bébé, chez les travailleuses de la mine de plomb, dans les champs…

Quel est le reportage qui vous a le plus marqué ?

Ces témoignages m’ont rendu malade, je ne m’y suis jamais habitué. Ces femmes cueilleuses de Berkane qui sont exploités sexuellement en silence entre le marteau du mari et l’enclume du travail qu’elle pourrait perdre à tout moment m’ont beaucoup touché. Ces femmes violées en 1973 dans ce village près d’Imilchil, qui répètent qu’elles n’ont pas besoin de réparations, qu’elles attendent le jour du jugement pour regarder leur bourreaux dans les yeux et crier vengeance. Les filles qui te disent que leur vie est finie à 20 ans mais qui veulent que leur fille aille à l’école. J’ai recueilli des témoignages d’enseignantes dans les écoles rurales qui ont fait face à des menaces de suicide chez les filles quand on veut les marier à 12, 13 ou 14 ans. L’AMDH par exemple a dû aller dans un village reculé voir un père de famille pour lui demander de ne pas marier sa fille au bord du suicide. Ils ont réussi, mais sur combien de cas ?

Comment ces femmes arrivent-elle à une telle soumission ?

Mes reportages sont très impersonnels, je reste journaliste avant tout. Dans mon modeste travail, j’ai diagnostiqué deux grands problèmes dans ce pays par rapport aux femmes en situation de précarité. La première, c’est la scolarité des petites files. L’État affirme que de plus en plus de filles sont scolarisées, alors que moi je vois le contraire. Il y a un nombre important de filles qui ne vont pas à l’école dans les villages ruraux. Or une fille qui ne va pas à l’école, c’est une fille que l’on va marier prématurément ou envoyer comme bonne dans la ville car c’est une bouche de plus à nourrir. Les garçons travaillent soit dans les champs, soit dans les ateliers des grandes villes. On ne peut pas encourager les parents à envoyer leurs filles dans les écoles rurales quand celles-ci n’ont même pas de sanitaires et sont souvent à plus de 10km des villages ce qui implique un danger pour s’y rendre.

La deuxième chose concerne l’arsenal juridique de ce pays. Les mariages de mineurs et coutumiers (traditionnels) ne sont pas formellement interdits par la Moudawana. La proportion des mariages qui impliquent une mineure est de 11% des mariages prononcés, soit 33 000 mariages par an. Il est également temps de revoir le Code pénal, machiste, qui a pour objectif la moralité et non pas la dignité de ses citoyens. Une femme qui se fait violer doit apporter la preuve de son viol. Pareil pour le harcèlement sexuel dans le milieu professionnel. C’est grave !

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J’ai fait un reportage sur la violence envers la femme. J’ai eu accès à plusieurs centres d’écoute un peu partout dans le Maroc. J’ai pu remarquer qu’une femme indépendante économiquement peut dire non à une violence subie. A l’inverse, lorsque celle-ci ne peut subvenir toute seule à ses besoins , elle devient plus fragile.

À qui s’adresse votre livre ?

J’ai voulu dévoiler une réalité à l’opinion publique. À travers cette collection, j’aimerais interpeller les journalistes d’investigation pour les inciter à inclure leurs travaux dans les prochains livres, sachant que chaque ouvrage contient une dizaine de reportages et d’enquête. C’est très important d’avoir d’autres plumes. La collection est destinée aux journalistes. Elle ne vivra que si elle est alimentée par ceux-ci. Pour la suite, notre but est de sortir deux livres par an sur des sujets qui seraient oubliés ou qui auraient besoin d’être fouillés.

Pourquoi avoir traité ce sujet dans un format littéraire ?

Le format du journal peut amener à la frustration de ne pas pouvoir aller au bout de son enquête. La volonté de faire le tour d’une thématique est irréalisable dans le format papier. Par contre, le livre permet d’analyser un Maroc différent de celui exposé dans les journaux classiques. On se positionne en tant que complément à la presse. C’est une volonté d’imposer l’enquête journalistique comme genre littéraire comme en France ou aux États-Unis. Et pourtant je n’ai pas pu tout traiter : je n’ai pas parlé de la traite interne des bonnes qui est très importante, je n’ai pas parlé non plus des femmes mules qui transportent les marchandises de Melilia au Maroc.

Comment a été accueilli votre recueil, présenté au Salon international du livre ?

Il a très bien été accueilli par la communauté des journalistes, ce qui été très important pour moi. Lors de la présentation, j’avais avec moi la présidente de la fondation Ytto, Najat Ikhich, qui milite contre le mariage coutumier depuis des années. C’était aussi le but de cette lecture, de faire connaître des personnes de la société civile qui sont en contact quotidien avec la réalité.

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