Scandale. Bons baisers de Midelt !

L’affaire du magistrat qui aurait obligé un tôlier à lui baiser les pieds fait grogner les acteurs associatifs de Midelt, alors que le ministère de la Justice poursuit son enquête. TelQuel s’est rendu sur place pour entendre la version des protagonistes. Récit.

Il est 11 h ce samedi 23 février et nous sommes à Aït Ghyat, un quartier pauvre récemment intégré dans le tissu urbain de la ville de Midelt. Un vent violent balaie la chaussée non goudronnée. Il n’y a pas âme qui vive, mis à part deux individus réfugiés dans une voiture, à une dizaine de mètres de l’école. “Ce sont des policiers qui sont là pour surveiller les visiteurs de Hicham”, nous explique un habitant du quartier. A Aït Ghyat, les maisons ne sont pas encore finies et c’est le cas de celle des Himmi, la famille du jeune Hicham, qui est devenu une icône locale, voire nationale, depuis ce 16 février. Ce jour-là, Saïd Farih, l’un des trois substituts du procureur de Midelt, natif de Casablanca et 25 ans au compteur d’une carrière commencée à Guelmim, l’aurait obligé à lui baiser ses chaussures dans un des commissariats de la ville pour lui faire payer son “insolence”.

 

Un homme blessé

Dans le modeste salon de la maison des Himmi, Hicham nous fait le récit de ce qu’il s’est réellement passé ce 16 février. Il était au garage de tôlerie et carrosserie au quartier Ghinia-Almou quand Saïd Farih se pointa vers 17 h pour demander des nouvelles de la voiture de sa femme, une Hyundai essence dorée, qui devait être repeinte pour la somme de 3000 DH. “Je lui ai dit que le patron était malade et qu’il devait encore patienter”, affirme Hicham. Le magistrat aurait alors commencé à l’insulter copieusement, avant de s’en aller, furieux. Un quart d’heure plus tard, deux flics en civil se pointent au garage et emmènent le jeune tôlier au commissariat pour une vérification d’identité. Saïd Farih ne tarde pas à les rejoindre. Tout comme Jamal Seghmouli, le patron de Hicham. “Ce n’est qu’à son arrivée, et à la manière dont les policiers le saluaient, que j’ai compris qu’il s’agissait d’une personnalité importante”, affirme Hicham Himmi. La suite ? Saïd Farih l’aurait giflé à trois reprises, craché à la figure en proférant moult menaces. Avant d’en arriver à plus infâmant : lui ordonner de lui baiser une chaussure, puis l’autre. “J’ai regardé les policiers qui avaient baissé la tête, puis je me suis exécuté”, poursuit le jeune tôlier. Mais pourquoi alors n’a-t-il pas opposé la moindre résistance, ne serait-ce que par quelque sursaut de dignité ? “En une fraction de seconde, j’ai pesé le pour et le contre. J’ai pensé à mes parents et surtout à mon père handicapé et à Hiba, ma fille de 2 ans”, répond Hicham Himmi, toujours pas remis de sa mésaventure d’un autre temps. La suite est encore plus révélatrice. Le magistrat aurait ordonné aux policiers de mettre “le fils de p…” dans une geôle pour “parachever son éducation”, avant de tourner les talons et s’en aller. Une version que confirme à TelQuel Jamal Seghmouli, patron de Hicham et témoin oculaire de la scène. “C’est ce dont j’ai témoigné devant le procureur général de Meknès, mercredi 20 février”, poursuit notre interlocuteur. Le reste de l’histoire, on le connaît. Une indignation générale s’empare de la ville et touche le reste du pays au fil des jours, rappelant à tous que le temps des humiliations n’est pas encore révolu.

 

Une campagne de dénigrement ?

C’est à l’autre bout de la ville que nous rencontrons Saïd Farih. Notre entretien se déroule dans sa voiture, un 4X4 noir. L’homme, âgé de près de 55 ans, est de petite taille, en jean délavé et veste bleu marine. “Je jure sur la tête de ma mère que cette affaire est montée de toutes pièces”, commence le magistrat. A l’en croire, il n’aurait fait que protester pour le retard pris dans la réparation du véhicule de sa femme. Sans plus. “Hicham Himmi m’a répondu d’une manière insolente, me disant que si je n’étais pas content, je n’avais qu’à reprendre mon tas de ferraille, puis il est passé aux menaces”, se défend Saïd Farih, qui enlève ses lunettes laissant apparaître des cils grisonnants. “Il m’a dit ‘Sors d’ici sinon je tue dine mok’. Il était apparemment dans un état anormal. En plus, il avait à la main un outil en métal dont j’ai oublié la nature”, affirme le magistrat, qui dit n’avoir fait que son devoir. Son devoir ? “En ma qualité de substitut du procureur et étant de permanence ce jour-là, j’ai alerté la police pour procéder à une vérification d’identité et porter plainte contre lui”, explique-t-il. Par la suite, Saïd Farih aurait, selon ses dires, été contacté par un de ses amis, qui intercédait en faveur de Hicham Himmi. “Au commissariat, il a enfin compris à qui il avait affaire. Il s’est jeté sur moi pour embrasser mes mains, mais je l’ai repoussé”, nous confie Saïd Farih, qui affirme lui avoir pardonné avant de quitter le commissariat. “Le lendemain, je tombe sur un site d’information local qui parle de cette pseudo-affaire. Je n’en revenais pas”, s’emporte notre interlocuteur, qui crie à “une campagne de dénigrement”. Mais pourquoi lui et non un autre magistrat de la ville ? “Ce sont des calculs politiques qui profitent de l’imbécillité de certains milieux qui disent défendre les droits de l’homme”, répond Saïd Farih. Notre homme sort de ses gonds quand on évoque son passage à Oujda d’où il a été muté à Midelt par mesure disciplinaire. “Mon passé ne regarde personne et on ne peut pas réduire une carrière d’un quart de siècle à quelques détails”, conclut le magistrat.

 

Enquête au ralenti

Le procureur général de Meknès affirme, par communiqué daté du samedi 23 février, avoir ouvert une enquête. Mercredi 20 février, Hicham Himmi a été entendu à Meknès, tout comme l’a été son employeur, Jamal Seghmouli. “Il reste encore au juge à convoquer cinq autres témoins, des voisins du garage de tôlerie”, affirme une source locale. Mais les autorités de Midelt opposent un black-out total sur l’identité des deux policiers qui ont accompagné Hicham Himmi au commissariat, ainsi que sur celle de l’officier assurant la permanence ce 16 février. Mais pas Jamal Seghmouli, qui affirme : “Je connais le policier qui frappait Hicham à mon arrivée au commissariat et il se prénomme Abdellah.” A Midelt, comme dans d’autres petites villes, on désigne généralement les agents de police par leur prénom ou leur origine, ce qui n’empêche pas qu’ils soient identifiables. Dans les suites de l’enquête, on apprend que la DGSN a dépêché à Midelt, quelques jours après l’événement, des agents pour entendre un groupe de policiers et avoir leur version. “Une semaine après le déclenchement de l’affaire, nous n’avons rien vu de concret et nous craignons que cette enquête tombe dans l’oubli”, s’inquiète Hamid Aït Youssef, membre du bureau de la section locale de l’AMDH (Association marocaine des droits de l’homme). Quant aux habitants de la ville, ils se disent choqués de voir le magistrat Saïd Farih se rendre à son bureau comme si de rien n’était. “Il aurait dû au moins être suspendu en attendant l’issue de l’enquête”, explique Mounir Boudguig, président de la section locale de l’AMDH. Mais la justice a visiblement ses raisons que la raison ignore…

 

Zoom. Une ville, des scandales

Dans cette ville de 50 000 habitants, coincée entre le Moyen-Atlas et le Haut-Atlas et frappée par le chômage et la pauvreté, les cafés sont un commerce florissant. Seul refuge contre le froid glacial, les clients s’y arrachent les journaux qui arrivent à Midelt à la mi-journée. Les plus avertis font le lien entre cette affaire et l’affaire de corruption qui a valu huit mois de prison à Mohamed Hanini en 2010. Cet ancien maire PJD a été filmé en pleine négociation d’un pot-de-vin, une somme d’argent qu’il voulait soutirer à un promoteur hôtelier du nom de Rachid Adnane. Or, il se trouve que le même Rachid Adnane est l’actuel député-maire istiqlalien de la ville. Circonstance aggravante, c’est un ami intime du magistrat Saïd Farih. “Cette affaire sent le règlement de comptes politiques”, soutient un homme d’affaires de la ville. “Le PJD veut redorer son blason, sinon pourquoi il a été le premier à appeler à un sit-in et à l’organiser dès le lendemain ?”, s’interroge notre interlocuteur. “Pourquoi Aziza Qandoussi, la députée PJD de la ville, s’est-elle trop agitée et a tout fait pour ébruiter l’affaire avant de s’éclipser ?”, enchérit-il. Midelt, où Mohammed VI avait désigné Abdelilah Benkirane comme Chef de gouvernement fin novembre 2011, se retrouve au centre de l’actualité, de manière encore plus violente. En attendant la prochaine affaire…

 

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