Maghreb Steel. Grandeur et décadence

Sauvé de justesse par ses banquiers, le numéro un du marché de l’acier plat n’est pas pour autant sorti de la zone de turbulences. Récit d’une déroute qui a failli mettre à genoux un fleuron de l’industrie lourde.

 

“Tu me donnes 10 000 titres Maghreb Steel contre un kilo de ferraille ?”. Cette blague de potache que font circuler les gérants de portefeuille dans les salles de marché de Casablanca, faisant allusion aux difficultés financières de l’aciériste, ne fait pas sourire tout le monde. Et pour cause, le “colosse d’acier” comme le désignait encore récemment la presse économique, était incapable il y a tout juste trois semaines de rembourser ses échéances, déclenchant la panique dans les milieux bancaires et financiers, engagés avec le groupe des Sekkat à hauteur de 2 milliards de dirhams de dettes, rien qu’en lignes de trésorerie. Cette affaire arrive surtout à un moment crucial. Elle est déjà interprétée comme le signe avant-coureur des contre-coups de la crise, que les officiels ont si longtemps tenté d’étouffer…

 

Le Mittal de Mohammedia

Fadel Sekkat est un autodidacte, une véritable success story nationale. Né à Fès en 1945, il se lance dans les affaires au milieu des années 1970, en rachetant une petite usine de métallurgie qui a du mal à démarrer à cause de problèmes de… trésorerie. Doté d’un flair industriel hors pair, l’homme fait de cette petite fabrique de tubes un des fleurons de l’industrie lourde du royaume, qu’il rebaptisera plus tard Maghreb Steel, un nom qui sonne bien sur les marchés internationaux de l’acier. Parti d’un chiffre d’affaires de 15 millions de dirhams et une dizaine d’ouvriers, le groupe des Sekkat emploie aujourd’hui 2000 personnes, et génère 2,5 milliards de dirhams de chiffre d’affaires. Il produit plusieurs variantes d’acier à destination des secteurs du BTP, de l’immobilier, de l’automobile ou de l’électroménager, et détient à lui seul plus de 85% de parts de marché au Maroc sur le segment de l’acier plat. Mais ce n’est pas tout. Maghreb Steel, c’est aussi l’un des grands exportateurs du pays. La moitié de sa production est écoulée en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique et même aux Etats-Unis. La forte croissance mondiale d’avant-crise le pousse à investir dès le début des années 2000 dans un projet aux dimensions pharaoniques : un complexe sidérurgique érigé sur plus de 80 hectares à Mohammedia, dans une zone industrielle dédiée, baptisée Blad Assolb (le pays du métal), et qui consomme l’équivalent des besoins d’une ville comme Meknès en électricité. Inauguré par le roi himself en avril dernier, le nouveau complexe de Maghreb Steel, qui a coûté 5,7 milliards de dirhams, avait pour ambition de faire du Maroc une des plaques tournantes de la production d’acier dans la région MENA. Mais dans le business, les choses ne vont jamais comme on le souhaite…

 

Crise, bug, etc.

Quand Fadel Sekkat a lancé les travaux de construction de son complexe de Blad Assolb en 2007, l’acier, ce métal roi de la révolution industrielle du 19ème siècle, se vendait entre 1200 et 1300 dollars la tonne. En 2011, son cours est descendu à moins de 500 dollars, et il se négocie aujourd’hui à 350. En cause ? La chute de la demande mondiale, notamment en Europe, effet direct de la crise économique. L’impact sur l’activité et la rentabilité de Maghreb Steel est immédiat : exit les résultats nets bénéficiaires, le groupe des Sekkat termine l’année 2011 avec une perte sèche de 114 millions de dirhams, soit 10 fois plus que le déficit accusé un an plutôt. Pire encore, devant le cycle baissier des prix entamé au quatrième trimestre de 2011, le management du groupe décide de retenir sa marchandise chez lui pour ne pas vendre à perte.

A l’entame de l’année 2012, ce sont ainsi plus de 717 millions de dirhams de produits finis qui sont restés en stock, en attendant des jours meilleurs. Conséquence directe, le besoin en fonds de roulement explose pour flirter avec les 2 milliards de dirhams, poussant le groupe à s’endetter à tour de bras pour fluidifier son business. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, Maghreb Steel, qui a perdu des plumes à l’export, fermant carrément son antenne européenne (Maghreb Steel Europe), se voit attaquée sur son marché domestique par des producteurs espagnols qui n’ont qu’un seul objectif : écouler leurs produits à n’importe quel prix, profitant au passage du démantèlement douanier concédé par le Maroc en marge de ses négociations avec l’Union européenne. Le groupe de Fadel Sekkat tire la sonnette d’alarme au milieu de l’année 2012, avouant pour la première fois, dans un communiqué de presse, sa déconvenue. L’heure est grave, mais personne ne se doute encore que le groupe, un fleuron de l’industrie lourde, arrivera au défaut de paiement…sauf quelques malins de la place casablancaise qui ont anticipé la chute de cet ogre en se débarrassant en début d’année de tous les titres de créance Maghreb Steel qu’ils détenaient en portefeuille.

 

Moroccan job

Le 28 décembre 2012. Alors que tout le monde s’apprête à célébrer le Nouvel An, chez Maghreb Steel, l’heure n’est pas à la fête. Une échéance de 150 millions de dirhams tombe ce jour-là. Les banques, les assurances et autres fonds de placement collectifs détiennent un bon paquet de billets de trésorerie signés Maghreb Steel, et comptent bien les recouvrer. Mais les caisses du groupe des Sekkat sont vides. Anticipant la catastrophe, le big boss réunit les détenteurs de ses titres pour les rassurer. “Je peux vous dire que les banques nous suivent sans problèmes”, déclare ce jour-là Fadel Sekkat devant une assistance comble.

Monsieur le président, comme l’appellent ses collaborateurs, a bien raison : Maghreb Steel est trop grande pour tomber, et sa “faillite” équivaudrait  à un tsunami industriel et financier. Trop engagées sur ce dossier, les banques qui accompagnent le groupe (Attijariwafa bank, la BCP, BMCE Bank et Crédit du Maroc) ne peuvent pas le lâcher. Elles n’ont surtout pas le choix.

Un plan de sauvetage est alors concocté in extremis : les billets de trésorerie qui tombent le 28 décembre ne sont pas remboursés, mais cette ligne de 150 millions de dirhams est tout bonnement renouvelée. Idem pour les échéances du 2 janvier et du 7 janvier 2013, qui se chiffrent au total à 200 millions de dirhams. Les gestionnaires de fonds jouent le jeu. Mais ce n’est pas suffisant. Les crédits de trésorerie contractés auprès des quatre banques, estimés à 2 milliards de dirhams, sont rééchelonnés sur une durée de trois ans. Une faveur qu’on n’accorde pas à n’importe qui. Et pour soulager encore plus le fonds de roulement du groupe, Attijariwafa bank et la BCP décident même d’entrer dans le tour de table du sidérurgiste en souscrivant à une augmentation de capital d’un montant de 600 millions de dirhams. “C’est très surprenant. La BCP prend habituellement ce genre de décision en deux mois, voire plus. Dans ce dossier, tout s’est fait très vite, en deux jours, avec l’aval du ministre des Finances lui-même”, s’étonne un vieux routier de la banque du cheval. Maghreb Steel peut donc souffler… pour le moment.

 

Perspectives. Et maintenant, on va où ?

“Pour consommer de l’acier, il faut avoir confiance dans l’avenir”, explique Marcel Genet, à la tête du cabinet de conseil parisien Laplace. Pour l’instant, l’avenir, justement, est loin d’être rose. C’est ce que soutiennent les analystes du marché. L’association mondiale de l’acier, qui regroupe la quasi-totalité des producteurs internationaux, a d’ailleurs revu à la baisse ses prévisions de croissance de la consommation mondiale. Tombée à 2% en 2012, contre plus de 6% l’année précédente, la croissance du marché de l’acier ne sera que de 3,2% en 2013. Pas de quoi pavoiser. En attendant, Maghreb Steel essaie tant bien que mal d’arracher une protection de l’Etat pour sauvegarder ses intérêts sur le marché domestique. La firme vient en effet d’envoyer une demande officielle au gouvernement Benkirane pour prendre des mesures “antidumping” contre les importations d’acier. Désormais, les pouvoirs publics ont la main. Affaire à suivre.

 

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