De nombreux hauts commis de l’Etat marocains quittent ce monde sans laisser la moindre trace écrite de leur expérience. Mohamed Seddik Maâninou est l’un des rares responsables à raconter ses mémoires pour nous éclairer, entre autres, sur le ministre de l’Intérieur, Driss Basri, toujours omniprésent dans la mémoire collective. Tour à tour traducteur, présentateur, directeur de la télévision nationale, directeur de l’information, puis secrétaire général du ministère, l’homme né en 1944 a collaboré avec la boîte noire du régime de Hassan II durant douze ans.
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Lorsqu’il a accédé en 1985 à la tête du ministère de l’Information, Driss Basri l’a géré d’une main de fer pour prendre le contrôle d’un secteur qui lui échappait encore relativement. Dans le cinquième tome de ses mémoires, Ayam Zaman, Maâninou revient sur les agissements du “serviteur du roi” aux humeurs brusques et incontrôlables. Du putsch contre le ministère de l’Information à la mainmise sur la télévision par des gouverneurs aux ordres de Basri, de l’espionnage des journalistes de la presse écrite à la frilosité du régime quant à la liberté de la presse, le livre est une mine d’anecdotes qui nous plonge dans un passé pas si lointain. De l’histoire par le petit bout de la lorgnette.
Putsch contre le ministère de l’Information
Premier flic du royaume, redoutable vizir de Hassan II, Driss Basri est propulsé, à la stupeur générale, à la tête du ministère de l’Information en 1985. A l’origine de cette décision surprenante, une colère de Hassan II contre Dar El Brihi. Alors qu’il regarde l’émission “Watiqa” sur la RTM, qui donne à entendre les témoignages d’anciens responsables marocains, le monarque est atterré par les propos peu amènes envers le système de Mehdi Benaboud, ancien ambassadeur du Maroc aux Etats-Unis. S’ensuit le limogeage de Abdellatif Filali, remplacé illico par le bras droit du roi, qui trône désormais à la tête du ministère de l’Information et de l’Intérieur.
“Lorsque Driss Basri a été nommé ministre de l’Information en plus de ses fonctions de ministre de l’Intérieur, tout le monde croyait que cette décision, prise à la suite d’une colère royale passagère, n’était pas définitive (…) et qu’il ne resterait à la tête du département de l’Information que quelques semaines, en attendant un remaniement ministériel”, se souvient Mohamed Seddik Maâninou. C’est aussi ce que laissait entendre Driss Basri lui-même. “Une fois, peut-être trois semaines après sa nomination, Basri m’a dit que le roi lui avait confié le ministère de l’Information pour une période ne dépassant pas trois mois”, poursuit Maâninou. Sauf que le “règne” du puissant ministre sur le département de l’Information va durer dix ans.
Et dès le lendemain de sa nomination, sa mainmise commence à se dessiner : “Il m’a téléphoné pour m’apprendre que la télévision a couvert deux de ses ‘activités’ et qu’il va envoyer un de ses collaborateurs à la télé pour les contrôler. Il m’a ainsi demandé d’en informer le directeur général de la RTM. Je lui ai alors proposé de ne passer qu’une seule activité par jour avec de courts passages”, écrit l’ancien secrétaire général du ministère de l’Information. Piqué au vif, Driss Basri met fin à la conversation, non sans signifier sa colère à son interlocuteur. “C’est votre télévision, faites-en ce que vous voulez”, rétorque-t-il à Maâninou.
Quelques heures plus tard, l’homme fort du régime convoque le haut cadre dans son bureau. “Je m’attendais à un échange tendu mais l’accueil fut chaleureux. A mon arrivée, il m’a salué en faisant l’éloge de mon travail à la télévision. Et il m’a appris que ses activités seront contrôlées par deux de ses proches collaborateurs, Hafid Benhachem et Abdessalam Ziadi (deux fidèles lieutenants de Driss Basri au ministère de l’Intérieur, ndlr)”, raconte l’auteur.
“Durant les premières semaines et les premiers mois, Driss Basri a fait en sorte tant que faire se peut qu’il n’y ait à la télé aucune erreur de nature à le faire tomber comme Filali”
Et ce qui devait arriver arriva. En bons soldats de Ssi Driss, les deux hommes débarquaient sans la moindre gêne dans la salle de montage, “coupant des passages et en ajoutant d’autres” dans les apparitions du ministre de l’Intérieur. Serviteur zélé, il apprend des erreurs de son prédécesseur en s’imposant une ligne rouge : ne jamais attirer l’ire du roi. “Il m’a un jour demandé: ‘Professionnellement, combien devrait durer l’activité d’un ministre’. Je lui ai répondu: ‘Moins de deux minutes’. Il a ainsi donné ses ordres à ses collaborateurs afin que les deux minutes ne soient pas dépassées (…) Durant les premières semaines et les premiers mois, il a fait en sorte tant que faire se peut qu’il n’y ait à la télé aucune erreur de nature à le faire tomber comme Filali”.
“Je ne veux pas de votre cinéma”
Quelques semaines après sa nomination, Driss Basri tient sa première réunion avec les équipes du ministère de l’Information. Quelque peu tendu, le ministre donne le la en enfonçant une porte ouverte : “Les outils que vous dirigez s’adressent directement aux Marocains, ce qui donne à ces outils énormément d’influence.” Après les interventions du directeur de la Radio nationale, Mohamed Bendeddouch, et du directeur général de la MAP, Abdeljalil Fenjiro, la parole est au directeur du Centre cinématographique marocain (CCM), Souheil Ben Barka.
S’exprimant en français, le réalisateur, qui n’a pas la langue dans sa poche, dépeint un portrait sombre aussi bien du cinéma marocain que du CCM. “Son analyse était fondée sur des raisons à la fois professionnelles et commerciales. Il avait des ambitions dans le cinéma et ailleurs”, explique Maâninou. Après un court silence, l’homme surprend l’assistance en lançant : “Le cinéma n’a rien à voir avec les médias. Le cinéma doit dépendre du ministère de la Culture, c’est pourquoi je vous propose de mettre le CCM sous sa tutelle.” La réaction de l’enfant de Settat ? “Basri a tapé violemment du poing sur la table, faisant trembler le verre de thé posé à sa droite. Le visage rouge, les traits défigurés, il rétorque à Souheil Ben Barka: ‘ça suffit, ça suffit, je n’ai pas besoin de cinéma. Va au ministère de la Culture’ (…) Et de frapper à nouveau du poing sur la table en répétant: ‘Je n’ai pas besoin de cinéma dans ce ministère’.”
Pris au dépourvu, Souheil Ben Barka, intimidé, tente de faire son mea culpa en grommelant des bribes d’explications. “Basri l’a interrompu et mis fin à la réunion. Je l’ai accompagné dans les escaliers, qu’il a descendus avec précipitation. Il a regagné sa voiture sans prendre congé. Il était très en colère.” Si bien que “Basri n’est plus revenu à son bureau au ministère de l’Information au boulevard Mohammed V durant les dix années de ses fonctions. Les secrétaires l’ont attendu en vain tout ce temps. Leur fonction était de nettoyer le bureau (…) Il a “répudié” totalement le bâtiment de son ministère. Mais il a envoyé plus tard des ‘jeunes’ qui devaient se préparer à assumer des responsabilités. Beaucoup d’entre eux deviendront gouverneurs, directeurs centraux, directeurs d’agences, diplomates sous Hassan II et Mohammed VI.”
A-t-il sévi contre Souheil Ben Barka ? Loin s’en faut. “J’ai découvert quelques semaines plus tard qu’ils s’étaient réconciliés et que Basri lui avait donné un terrain destiné à des projets touristiques, dont le complexe Dawliz (…) Avec le temps, Souheil Ben Barka a réalisé qu’il “perdait son temps” au CCM et qu’il pouvait gagner plus d’argent en abandonnant cette responsabilité. Il n’a jamais pu faire part au ministre de sa volonté. Un jour, il m’a demandé d’intervenir pour l’éloigner du CCM (…), lettre que j’ai gardée dans mon bureau en attendant le moment opportun.”
“La télé, c’est moi”
Au fil du temps, les activités du ministre deviennent de plus en plus fréquentes à l’écran, si bien qu’elles étaient présentées en dehors des JT, sous forme de feuilletons qui durent plusieurs jours et pendant lesquels les présentateurs sont chargés de lire les discours de Basri avec des couvertures sur les rassemblements, les réunions et les inaugurations”, raconte Maâninou .
“Basri copiait certains comportements du roi. Il était, par exemple, le dernier à arriver à une réunion, laissant l’assistance s’impatienter”
La télévision étant un moyen d’influence efficace, la boîte noire du régime s’est rabattue dessus plus que de raison. “C’est ainsi que la télévision s’est transformée, pour le ministre, en stratégie visant à influencer l’opinion publique et à le présenter comme une personnalité exceptionnelle qui travaille plus que tout autre.” Un exercice dans lequel Hassan est passé maître et qui inspire l’apprenti ministre de l’Information. “Pour bâtir cette image de personnalité hors du commun, Basri copiait certains comportements du roi. Il était, par exemple, le dernier à arriver à une réunion, laissant l’assistance s’impatienter. C’était une manière de se montrer supérieur aux autres, qui devaient ainsi attendre l’arrivée de celui qui avait l’autorité et le dernier mot.”
Notre ami le journaliste
Quels rapports entretenait Basri avec les journalistes avant son accession à la tête du ministère de l’Information ? “Certes, il avait des relations avec certains d’entre eux, il se rapprochait et en attirait d’autres, mais il avait peu de rapports avec les médias en général.” Sitôt nommé, l’homme pallie cette faiblesse. La démarche, on s’en doute, est loin d’être innocente. “Petit à petit, il a senti le besoin de lier des relations dans les milieux et renforcer d’autres afin d’éviter toute confrontation et se prémunir contre les critiques dont il pouvait, lui ou ceux qui travaillent avec lui à l’Intérieur, être la cible”, analyse l’ancien haut commis de l’Etat.
“Basri n’hésitait pas à appeler certains responsables de ces journaux pour les réprimander à propos d’un article, une information ou un commentaire”
“Al Alam, Al Ittihad Al Ichtiraki, Anoual, l’Opinion, Libération et Le Matin du Sahara étaient parmi les premiers journaux qu’il lisait avant de dormir. Quand il tombait sur une information qui concernait le ministère de l’Intérieur, il téléphonait immédiatement à un de ses collaborateurs pour lui demander de s’intéresser au sujet afin de préparer un communiqué, un démenti ou fournir des informations différentes. Il s’intéressait également à des hebdomadaires comme Maroc Hebdo, Jeune Afrique et ensuite le Journal, Assahifa et d’autres. Il n’hésitait pas à appeler certains responsables de ces journaux pour les réprimander à propos d’un article, une information ou un commentaire. En même temps, il encourageait et exprimait sa volonté de les soutenir (…) Il faut dire que, parfois, il affichait aussi sa volonté de sanctionner, ce qui explique que, pendant la période qu’il a passée à la tête du ministère, il y ait eu plusieurs poursuites judiciaires et procès contre des journalistes et des directeurs de publication. Parmi eux, la condamnation d’Idrissi Kaitouni, le directeur de l’Opinion, à deux ans de prison et une amende – avant que le roi ne le gracie après l’intervention de sa famille -, la poursuite de Abdelkrim Ghellab, le directeur d’Al Alam, qui sera annulée avant le procès, le procès de Mohamed El Brini, le directeur d’Al ittihad Al Ichtiraki, et sa condamnation à trois mois de prison avec sursis et une amende, le procès de Houcine Gouar, le directeur d’Anoual, et d’autres…”
Le père fouettard sait aussi se transformer en mère consolatrice, distribuant argent et cadeaux à tout bout de champ. “De nombreux journaux et de nombreux journalistes ont bénéficié de manière personnelle de soutiens financiers, pour monter leurs projets ou pour faire face à des problèmes sociaux ou de santé, ou encore pour passer des vacances.”
La malédiction du Monde
De retour chez lui après une journée, comme à l’accoutumée, marathonienne, Mohamed Seddik Maâninou s’apprête à s’endormir quand le téléphone sonne à une heure du matin. Au bout du fil, un gouverneur qui, passant outre les excuses d’usage, lui annonce que Driss Basri veut lui parler. Et de prévenir, sans autre forme d’explication : “Il a l’air énervé.” Coutumier aux inquiétants appels tardifs de Basri, Maâninou devine que Basri n’est pas porteur d’une bonne nouvelle. A raison. “Vous ne faites pas votre boulot. Je dois m’occuper de tout. Vous n’avez aucun sens de la responsabilité”, lui lance le ministre de but en blanc, avant de lui annoncer l’objet de sa colère : “Il est où, le journal Le Monde ? Pourquoi Sidna n’a pas reçu le numéro d’aujourd’hui ? C’est une faute grave. Les choses ne se passeront pas ainsi. Ce ministère (de l’Information) ne me crée que des problèmes. Il est où, Le Monde ? Il faut que le roi le reçoive immédiatement. Je dis bien immédiatement”, éructe-t-il avant de raccrocher, ne laissant pas l’occasion au haut cadre de son département de placer un mot.
“Il était impossible de l’interrompre ou d’engager un dialogue avec lui. Je connaissais sa méthode et j’étais sûr qu’il allait revenir à la charge, ce qu’il n’a pas tardé à faire. Il m’a donc à nouveau rappelé en me demandant : ‘Avez-vous trouvé le Monde ? Il faut le livrer à Sidna sur le champ, il est à Skhirate’, ajoutant, remonté: ‘Vous êtes des fainéants, vous ne m’aidez pas. Il faut que je me charge de tout’”, se souvient l’ancien secrétaire général du ministère.
Lorsqu’il lui dit qu’il va chercher le tant attendu numéro du Monde, Basri rétorque, toujours en colère: “Je ne vous demande pas de le chercher. Je vous demande de le livrer à Skhirate. Vous avez compris?” Le hasard veut que Maâninou ait un amoncellement de journaux dans sa salle à manger, où figure une édition du Monde. Emmitouflé dans un pyjama, l’homme se dirige vers Skhirate, sous la pression de son chef. “J’avais un téléphone mobile énorme que Basri m’avait offert (…) En route, il m’a appelé pour savoir quelle distance me séparait de Skhirate en me demandant d’accélérer.”
Arrivé à la résidence royale, il remet le journal à un agent de la police. Soulagé, il quitte Skhirate en direction de Rabat. “Alors que j’étais près de chez moi, le téléphone noir sonne encore. Je me suis dit que Basri s’excuserait en me remerciant. A peine ai-je décroché que sa colère, qui a atteint son paroxysme, éclate. Je ne comprenais pas ce qu’il disait”, raconte Maâninou, qui s’était tout simplement trompé de numéro du Monde en donnant à “Sidna” l’édition de la veille. Rebelote ! Sitôt arrivé à son domicile, il choisit cette fois la bonne édition, avant de reprendre le chemin maudit vers Skhirate.
“Celui qui veut diriger le Monde marocain doit être prêt à aller en prison”, disait Basri
Chemin ponctué “de cris, de reproches et de menaces” du lieutenant de Hassan II. L’auteur revient au passage sur cette relation d’“amour” compliquée entre le défunt souverain et le journal français. Un amour si fort qu’il aspirait à voir naître au Maroc une publication d’une telle qualité. “Alors que j’étais un jour à Ifrane avec mon ami Abdeljalil Fenjiro (directeur général de la MAP), le ministre nous a confié que le Maroc avait besoin d’un journal du niveau du Monde. Je me souviens lui avoir dit que je n’étais pas prêt à en assumer la direction (…) Basri m’a répondu : ‘Ahmed Snoussi (ancien ministre de l’Information) est capable d’assumer cette mission’. A sa réponse du tac au tac, j’ai compris que le projet était à un stade avancé.” Quelques semaines plus tard, Basri engage à nouveau la conversation avec Maâninou à ce sujet. “Celui qui veut diriger le Monde marocain doit être prêt à aller en prison”, disait Basri, ironique. Résultat ? “Quelques mois plus tard, Basri nous a dit que le journal s’appelle Le Temps.”
“Pas de minijupe dans la salle du trône !”
Une journaliste doit éviter de couvrir des activités royales en jupe. C’est la leçon que Fatima M. a appris à ses dépens. “Elle était travailleuse et ambitieuse, élégante et intelligente. Vu son succès dans sa couverture des événements, elle a été propulsée pour couvrir les activités royales”, explique Mohamed Seddik Maâninou. Ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Pour son baptême du feu, Fatima M. accompagne l’équipe de tournage pour la première fois dans la salle du trône du palais royal. “Dès son arrivée, Hassan II remarque cette journaliste, belle et grande de taille, portant une minijupe.” Le roi l’interpelle et lui signifie d’une manière courtoise que l’on ne s’habille pas ainsi dans la salle du trône. “Même mes sœurs, lorsqu’elles accèdent à la salle, ne sont pas habillées en minijupe. Il faut faire attention”, relate Maâninou.
La journaliste est si troublée qu’elle considère l’événement comme de mauvais augure pour sa carrière débutante. “Quelques semaines plus tard, Fatima est appelée à couvrir une nouvelle activité royale à l’aéroport de Salé.” Pour s’épargner les reproches du monarque, elle s’emmitoufle dans une djellaba et se coiffe d’un foulard pour se fondre dans le décor. C’était trop de zèle, mal lui en a pris. La voyant habillée ainsi, Hassan II lui fait signe de s’approcher. “Lorsqu’elle se penche pour embrasser sa main, le roi lui dit: ‘Quand j’ai remarqué votre présence dans la salle du trône en minijupe, je ne vous ai pas demandé de mettre une djellaba et ce foulard sur votre tête. J’ai dit simplement de respecter l’endroit. Pourquoi alors vous habillez-vous en djellaba à l’aéroport ? Portez ce que vous voulez.”
Coupure d’électricité ou tentative de putsch ?
En 1987, Hassan II convoque une réunion à Marrakech autour de la question palestinienne. Yasser Arafat, le secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique, Habib Chatti, ainsi que de nombreux ambassadeurs de pays musulmans ont répondu présents. Soudain, la salle est plongée dans le noir et le silence le plus total.
Le souvenir des tentatives de coups d’Etat contre Hassan II remonte à la surface. “Des idées sombres me sont venues à l’esprit. Je m’attendais à un mouvement inattendu ou à une attaque. J’ai observé le silence. J’ai regretté d’être resté dans la salle pendant que l’équipe de la télévision était à l’extérieur du palais. Personne n’a bougé. Le silence et le noir régnaient encore quand Hassan II a dit: ‘Alors, où sont les bougies ?’”
Heureusement pour l’assistance, il ne s’agissait que d’une coupure d’électricité, qui sera comblée timidement par des bougies. “Continuons. Hamdoullah, il existe ces bougies”, ajoute Hassan II. “Le sourire est revenu. C’est comme si la salle accueillait des fêtes de fin d’année dans les meilleurs restaurants parisiens”, commente Maâninou.
Le tremblement de terre de ‘Notre ami le roi’
Lorsque paraît, en 1990, le brûlot de Gilles Perrault Notre ami le roi, le régime de Hassan II est secoué. Même s’il s’avoue vaincu, le gouvernement tente tant bien que mal de contenir la crise. C’est ainsi qu’en novembre de la même année, le Premier ministre Azzeddine Laraki, après l’interdiction du livre au Maroc, adresse une lettre à son homologue français, Michel Rocard, pour protester contre ce qu’il considérait comme une “promotion excessive” en faveur du livre. Peine perdue.
De guerre lasse, Driss Basri décide de mobiliser des dizaines de milliers de Marocains, appelés à prendre d’assaut le fax de l’Elysée en envoyant une missive de protestation. Au ministère de l’Intérieur, une autre solution est proposée : “Acheter tout le stock d’exemplaires en vente dans les librairies et les kiosques en France, mesure qui priverait ainsi l’opinion publique française d’accéder au livre de cet auteur gauchiste français”, raconte Maâninou. Mais à peine le stock a-t-il été épuisé que le livre a été réédité à cent mille exemplaires.
“Gilles Perrault a sali la réputation du Maroc et mis en cause la légitimité de la monarchie […] Mais il a en même temps provoqué une secousse si forte qu’il a incité à la révision de la méthode de gestion de certains dossiers”
Toutes les gesticulations marocaines s’avèrent vaines. “Avec du recul, il est clair que l’auteur a prémédité l’utilisation d’un style hostile et violent qui ne s’est pas limité à dénoncer la situation des droits de l’homme, mais à salir la réputation du Maroc et à mettre en cause la légitimité de la monarchie et l’honneur de Hassan II. Mais il a en même temps provoqué une secousse si forte qu’il a incité à la révision de la méthode de gestion de certains dossiers”, reconnaît Maâninou.
Les journalistes espionnés sans complexe
Driss Basri espionnait les journalistes et tenait à le faire savoir. La preuve ? “ Un jour, je me rends au domicile du ministre à 7 heures du matin en compagnie du plus célèbre journaliste de Jeune Afrique (François Soudan, ndlr)… Plus tard, dans la voiture, où j’étais assis sur le siège arrière à côté du journaliste (…) le ministre vante le travail de son hôte, avant d’ouvrir un dossier qu’il s’est mis à lire. J’ai jeté un coup d’œil sur le document, comme le journaliste. Nous avons été surpris de constater que le ministre était en train de lire un entretien réalisé la veille entre le journaliste français et un de ses collègues marocains habitant à Casablanca, qui avait travaillé aussi à Jeune Afrique avant de revenir au Maroc et fonder un hebdomadaire francophone (Mohamed Selhami, fondateur de Maroc Hebdo, ndlr). Après avoir surveillé François Soudan, des éléments des services de renseignement ont travaillé toute la nuit pour retranscrire l’entretien et le remettre au premier flic du Maroc. Je n’étais pas à l’aise (…) Je me suis demandé si Basri voulait dire au journaliste ‘Je surveille tes mouvements’ ou bien ne donnait-il aucune importance à notre présence dans sa voiture, au point de ne pas se rendre compte qu’on lisait l’entretien”.
On nage dans Kafka
Fidèle à son caractère, Driss Basri demande à Mohamed Seddik Maâninou, à 22 heures, de le rejoindre le lendemain matin dans sa résidence à Témara, “muni de son maillot de bain”. Sans davantage de précision. “J’ignorais qu’il possédait une résidence au bord de la plage. Je devais me débrouiller pour trouver l’adresse. Je quitte mon domicile à 6 heures du matin afin de trouver son adresse et être au rendez-vous à l’heure convenue.”
L’homme est frappé par le caractère modeste de la demeure, qui n’est pas au bord de la plage et qui est “dans un état déplorable”. Basri salue son hôte, habillé en short, chemise “normale” et des chaussures en plastique. “Nous nous sommes dirigés vers la plage où il m’a demandé de monter à bord d’un canot qui l’attendait. C’était un petit canot doté d’un moteur à l’arrière et dépourvu de chaises. Appuyés sur les rebords, nous nous tenions presque debout (…) une des personnes qui nous accompagnaient tenait une canne à pêche.”
Pendant que le petit bateau s’avançait en mer, Basri ne disait mot, au grand désarroi de Maâninou. Puis, il demande à un de ses compagnons de pêcher coûte que coûte un poisson qui lui servirait de petit-déjeuner. “Nous nous sommes bien éloignés de la plage, ce qui n’était pas sans accentuer mon désarroi. D’autant que je ne savais pas nager. Et s’il me demandait de me jeter à la mer pour regagner la plage à la nage ? J’aurais de la peine à le convaincre que je ne maîtrisais pas la natation.”
Le moteur du canot se met à l’arrêt et c’est Basri qui se jette à l’eau. “Il était heureux, multipliant les mouvements et parlant à haute voix à ses compagnons, dont la relation paraissait solide.” Ce que Maâninou redoutait se produit : “Il m’a demandé de me jeter à l’eau dans un langage où se mêlaient taquinerie et moquerie. J’ai avoué avoir un mauvais niveau en natation. Il a éclaté de rire en disant à Maâninou: ‘Dir chi baraka a slaoui (fais-le quand même, le Slaoui)”, en référence aux origines de son collaborateur. La peur au ventre, le secrétaire général du ministère de l’Information rejoint prudemment son patron en s’assurant que les camarades pêcheurs de Basri maîtrisaient la natation. “Je me suis senti dans une grande galère. J’ai arrêté de parler. J’avais peur. Puis j’ai commencé à bouger en prenant le soin de ne pas m’éloigner du canot. Basri m’a surpris en me disant qu’on doit regagner la plage à la nage.”
Arrivé sain et sauf, le voilà devant un plat matinal beldi : figues noires, huile d’olive, beurre traditionnel, fromage et thé, le tout accompagné du poisson fraîchement pêché. “Basri mangeait goulûment, passant des olives aux figues, puis au fromage pour enfants, avec un gros morceau de pain trempé dans l’huile. Il mangeait à la manière des bédouins, rapide et silencieux.”
Etape suivante ? Maâninou l’ignore, puisqu’il n’a pas la moindre idée de la raison de sa présence. D’autant qu’il porte encore son short et sa chemise trempés, ainsi que ses sandales en plastique où le sable est venu se loger. “Le ministre a disparu un moment avant de revenir pour me demander de l’accompagner: ‘Viens avec moi. Donne les clés de ta voiture à mon chauffeur, tu la retrouveras chez toi’”, se rappelle Maâninou.
“J’ai attendu que le ministre m’informe, me pose une question ou me confie une mission, qu’il me reproche quelque chose ou qu’il me remercie, mais il n’a débité que des paroles ordinaires. Et il m’était impossible de lui demander pourquoi il m’a invité à lui rendre visite ce matin.” Le commis de l’Etat poursuit sa virée ubuesque avec Basri sans mot dire. Les voilà maintenant au sein du palais royal – l’homme est toujours crispé dans ses habits d’apprenti nageur, puis devant la salle où se tient le Conseil de gouvernement. “Il me dit rapidement, avant de disparaître le bras chargé de dossiers: ‘Prends la voiture et rentre chez toi (…) On se voit plus tard’”, se souvient-il, évoquant son état qui inspirait la pitié.
Hassan II, le roi malade
Au milieu des années 1990, Hassan II réalise, comme chaque année, plusieurs contrôles de santé (…) Ce diagnostic routinier révèle l’existence de symptômes étranges, qui demandent plus de contrôles et de vérifications”, écrit Maâninou. Les laboratoires étrangers rendent leur verdict : Hassan est malade, mais il n’est pas encore trop tard. Il lui est demandé de cesser de fumer au plus tôt. “Petit à petit, la maladie, qui devient apparente, domine son esprit et ses réactions. Malgré tout cela, la nouvelle est restée secrète, connue que de ses médecins”, se remémore l’ancien collaborateur de Basri, expliquant que Hassan II changeait déjà d’habitudes.
Selon un des compagnons du roi, cité par Maâninou, il avait “perdu le sommeil”. “Il abandonnait tout le monde pour se réfugier dans sa chambre à coucher, où il restait étendu sur le lit cherchant le sommeil, qui n’arrivait pas, ce qui le poussait à prendre des médicaments modernes et traditionnels.” Il est si atteint que son quotidien en est chamboulé. “Il restait à plusieurs reprises enfermé dans sa chambre, refusant de la quitter, interdisant à quiconque de s’approcher de lui (…) Son entourage en était inquiet. Plusieurs fois, sa mère Lalla Abla intervenait pour le calmer et le rassurer et il s’est décidé à reprendre ses fonctions sans pouvoir le faire avec sa vivacité et son énergie habituelles.” Pendant ce temps, Driss Basri est propulsé plus que jamais au-devant de la scène. “Les ministres étaient ainsi obligés de passer par son intermédiaire pour transmettre leur message au roi”, indique l’auteur dans ses mémoires.
Mohamed Seddik Maâninou: “Basri était un boxeur programmé pour recevoir des coups et en donner ”
Fidèle collaborateur de Driss Basri durant douze ans, Mohamed Seddik Maâninou revient dans cet entretien sur le caractère peu commun de ce serviteur zélé de Hassan II.
Vous avez collaboré durant plusieurs années avec la boîte noire du régime de Hassan II. Comment définiriez-vous Driss Basri, un homme à la personnalité complexe ?
Il a toujours travaillé sous pression tout comme ses collaborateurs, en exigeant un résultat. Et le résultat doit être toujours positif. C’était un boxeur programmé pour recevoir des coups mais aussi pour répondre par des coups. Basri était un moteur qui ne s’arrêtait jamais. J’ai travaillé à ses côtés pendant douze ans et je ne me rappelle pas qu’il ait pris un jour de congé. Il n’acceptait pas de perdre, même pas au golf – où ses collaborateurs poussaient ses adversaires à la défaite. C’était l’homme le mieux informé au Maroc. Il avait comme sources les Renseignements généraux, la DST, des contacts avec des personnalités influentes dans les partis politiques, avec les hommes d’affaires, les journalistes… Il avait un disque dur puissant et une mémoire infaillible. Tout cela le servait pour être au service de son roi.
A la télévision, il faisait en sorte de ne pas attirer la colère de Hassan II tout en cherchant à se mettre en avant. Une équation difficile, n’est-ce pas ?
“Basri avançait doucement pour occuper la première place à la télévision, au fur et à mesure de l’aggravation de la maladie de Hassan II”
Arrivé au ministère de l’Information, il pensait qu’il allait rester quelques mois, je ne sais pas s’il était sincère ou pas. Mais dès son arrivée, il a fait attention à la télévision. Il a nommé quelqu’un aux côtés du directeur général de la télévision pour superviser les informations et la programmation. Et il envoyait, à chaque fois qu’il avait une activité, deux gouverneurs à la télévision, à la table de montage, pour contrôler le sujet traité et enlever tout ce qui pouvait être mal interprété ou qui pouvait le gêner. Il avançait doucement pour occuper la première place à la télévision, au fur et à mesure de l’aggravation de la maladie de Hassan. C’est ainsi qu’au lieu de passer au journal télévisé pendant deux ou trois minutes, ses discours étaient programmés hors JT et sur plusieurs séances, qui duraient vingt minutes par jour. Mais jamais il n’a parlé directement. Les Marocains ne connaissaient pas la voix de Basri. C’était toujours le speaker qui lisait un discours agrémenté d’images de lui.
Comment arriviez-vous à vous accoutumer à son rythme peu respectueux pour ses collaborateurs ?
C’était très difficile. Il fallait s’attendre à un coup de fil à 4 heures du matin, à une réunion à 6 heures du matin, à un voyage dont on ne connaissait pas la destination… Avec la peur au ventre tout le temps. Il passait toujours par un bureau, qui s’appelait le bureau 16. C’était un bureau au service du ministère de l’Intérieur, mais surtout au service des ministres. A chaque fois qu’il avait besoin de quelqu’un, il téléphonait à ce bureau, un grand standard bien organisé où tout était enregistré. Quand je sortais pour aller dîner chez quelqu’un, il fallait que j’appelle le bureau 16 pour dire où j’allais en laissant le numéro de mon hôte. Il devait pouvoir contacter tout le monde et faire des réunions à n’importe quel moment. D’ailleurs, beaucoup de ses collaborateurs sont tombés malades.
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